Traduction par Judith.
L. Hachette et Cie (tome Ip. 138-148).

CHAPITRE XIV

Le prétendu de Phœbé.

« M. George Talboys. — Toute personne qui aurait rencontré ce gentleman depuis le 7 du courant, ou qui posséderait quelque renseignement postérieur à cette date le concernant, sera libéralement récompensé en les communiquant à A. Z. 14, Chancery Lane. »

Sir Michaël Audley lut l’avertissement ci-dessus dans la seconde colonne du Times, comme il était à déjeuner avec milady et Alicia, deux ou trois jours après le retour de Robert à Londres.

« Alors on n’a pas eu encore de nouvelles de l’ami de Robert, dit le baronnet après avoir lu l’avertissement à sa femme et à sa fille.

Quant à cela, répliqua milady, je ne puis m’empêcher de me demander qui peut être assez niais pour faire des frais d’annonces pour lui. Ce jeune homme était évidemment d’un caractère remuant et vagabond, — une espèce de Bamfylde Moore Carew de nos jours qu’aucune puissance ne pourrait retenir dans un endroit. »

Quoique l’avis parût à trois reprises successives, le monde du château attacha très-peu d’importance à la disparition de M. Talboys, et passé cette unique occasion, son nom ne fut plus jamais mentionné soit par sir Michaël, soit par milady ou Alicia.

Alicia Audley et sa jolie belle-mère n’étaient en aucune façon meilleures amies après la paisible soirée où le jeune avocat avait dîné au château.

« C’est une petite coquette frivole, vaine et sans cœur, dit Alicia en s’adressant à son terre-neuve César, qui était le seul confident de la jeune fille ; c’est une habile et consommée rouée, César, et non contente de faire manœuvrer ses boucles blondes et son ricanement niais pour la moitié des hommes de l’Essex, il faut qu’elle s’efforce de captiver l’attention de mon stupide cousin. J’ai une patience peu commune avec elle. »

Pour preuve de cette dernière assertion, miss Alicia Audley traita sa belle-mère avec une impertinence si notoire, que sir Michaël dut en adresser des remontrances à sa fille unique.

« La pauvre petite femme est si sensible, vous savez, Alicia, dit gravement le baronnet, et elle ressent si vivement votre conduite.

— Je ne crois pas un mot de cela, papa, répondit Alicia avec fermeté. Vous croyez qu’elle est sensible, parce qu’elle a de petites mains blanches et douces, et de grands yeux bleus avec de longs cils, et toutes sortes de manières affectées et fantasques que vous autres hommes absurdes appelez fascinantes. Sensible ! Eh bien, je lui ai vu faire des choses cruelles avec ces doigts blancs et élégants, et rire de la douleur qu’elle causait. Je suis très-fâchée, papa, ajouta-t-elle, un peu adoucie par le regard de détresse de son père, qu’elle soit venue s’interposer chez nous, et dérober à Alicia l’affection de ce cœur cher et généreux, pour l’amour duquel j’espérais pouvoir m’attacher à elle ; mais je ne puis pas, je ne puis pas et César ne peut pas davantage. Elle s’est approchée de lui dernièrement avec ses lèvres rouges entr’ouvertes laissant voir l’éclat de ses dents blanches, et a caressé sa grosse tête avec sa douce main ; mais si je ne l’avais retenu par son collier, il lui aurait sauté à la gorge et l’aurait étranglée. Elle peut ensorceler tous les hommes de l’Essex, mais elle ne sera jamais amie avec mon chien.

— Votre chien sera abattu, répondit sir Michaël avec aigreur : si son mauvais caractère mettait jamais Lucy en danger ! »

Le terre-neuve roula lentement ses yeux dans la direction de celui qui parlait, comme s’il avait compris tous les mots qui avaient été prononcés. Lady Audley entra dans la pièce au même moment et l’animal se blottit à côté de sa maîtresse avec un grognement sourd. Il y avait dans l’allure du chien quelque chose, si quelque chose il y avait, indiquant plutôt la terreur que la colère, tout incroyable qu’il fût de supposer que César pût être effrayé par une créature aussi frêle que Lucy Audley.

Avec la nature aimable de milady, elle ne pouvait vivre longtemps au château sans découvrir l’éloignement d’Alicia pour elle. Elle ne fit jamais allusion à cela qu’un certain jour, lorsque, soulevant ses gracieuses et blanches épaules, elle dit avec un soupir :

« Il m’est vraiment pénible que vous ne puissiez m’aimer, Alicia, car je n’ai pas la coutume de me faire des ennemis ; mais, puisqu’il paraît qu’il en doit être ainsi, je ne puis l’empêcher. Si nous ne pouvons être amies, soyons neutres au moins. Vous n’avez pas l’intention de me faire du tort ?

— Du tort à vous ? s’écria Alicia, comment pourrais-je vous en faire ?

— N’essayerez-vous pas de me dépouiller de l’affection de votre père ?

— Je puis ne pas être aussi aimable que vous, milady, et je puis ne pas avoir les mêmes doux sourires et les mêmes jolis mots pour tous les étrangers que je rencontre ; mais je ne suis pas capable d’une bassesse méprisable, et même le serais-je, que je vous crois si assurée de l’amour de mon père, que rien que vos propres actes pourront jamais vous en dépouiller.

— Quelle sévère personne vous êtes, Alicia, dit milady faisant une petite moue. Je suppose que vous voulez insinuer par tout cela que je suis pleine de fourberie. Comment, je ne puis m’empêcher de sourire aux gens et de leur parler gentiment. Je sais que je ne suis pas meilleure que le reste du monde, mais je ne puis remédier à cela, si je suis d’humeur enjouée, c’est dans ma nature. »

Alicia ayant ainsi complètement fermé la porte à toute intimité entre lady Audley et elle, et sir Michaël étant principalement occupé d’affaires agricoles et de sport, qui le retenaient hors de chez lui, il était peut-être assez naturel que milady, étant d’un caractère éminemment sociable, trouvât une grande ressource dans la société de sa femme de chambre aux cils blancs.

Phœbé Marks était absolument l’espèce de jeune fille qui est élevée généralement du rang de femme de chambre à celui de compagne. Elle avait juste une éducation suffisante pour lui permettre de comprendre sa maîtresse, quand Lucy voulait bien se livrer à un excès de causerie, une sorte de tarentelle intellectuelle, dans laquelle sa langue s’enivrait au bruit de son propre babil, comme le danseur espagnol au bruit de ses castagnettes. Phœbé connaissait assez la langue française pour pouvoir se plonger dans les romans à couverture jaune que milady faisait venir de Burlington Arcade, et pour discourir avec sa maîtresse sur les points obscurs de ces romans. La ressemblance que la femme de chambre avait avec lady Audley était peut-être un lien sympathique entre les deux femmes. Ce n’était pas, à proprement parler, une ressemblance frappante ; un étranger aurait pu les voir toutes les deux ensemble et ne pas en faire la remarque. Mais il y avait certains jours tristes et sombres où, regardant Phœbé Marks se glisser lentement à travers les noirs corridors lambrissés de chêne du château, ou sous les avenues couvertes du jardin, vous eussiez pu la prendre pour milady.

Les vents violents d’octobre balayaient les feuilles des tilleuls dans la longue avenue, les chassaient et les amoncelaient en tas flétris avec un bruit sinistre qui résonnait sur le gravier desséché de la promenade. Le vieux puits devait être à moitié comblé avec les feuilles qui y avaient été poussées et tournoyaient en tourbillons rapides dans son ouverture noire et en ruine. Les mêmes feuilles se décomposaient lentement dans le fonds tranquille du vivier, mêlées avec les herbes entrelacées qui coloraient la surface de l’eau. Tous les jardiniers que sir Michaël aurait pu employer eussent été impuissants à préserver les terres qui entouraient le château de l’empreinte de la main destructive de l’automne.

« Que je déteste ce mois désolé, dit milady, en se promenant dans le jardin toute grelottante sous son manteau de fourrure ; tout tombe en ruine et se flétrit ; et le soleil froid et vacillant illumine d’en haut la terre défigurée, comme la clarté d’une lampe éclaire les rides d’une vieille femme. Deviendrai-je jamais vieille, Phœbé ? Ma chevelure tombera-t-elle jamais comme les feuilles qui tombent de ces arbres, et me laissera-t-elle défaite et dépouillée comme eux ? Que deviendrai-je, lorsque je serai vieille ? »

Elle frissonna à cette pensée plus qu’elle n’avait fait à la froide bise d’hiver, et s’emmitouflant étroitement dans sa fourrure, marcha si vite, que sa femme de chambre avait quelque peine à rester près d’elle.

« Te souviens-tu, Phœbé, lui dit-elle bientôt, modérant son pas, te souviens-tu de cette histoire française que nous avons lue… l’histoire de cette belle femme qui avait commis un crime… j’ai oublié lequel… au zénith de sa puissance et de sa beauté, lorsque tout Paris buvait à sa santé chaque nuit ; et que le peuple laissait la voiture du roi pour s’attrouper autour de la sienne et donner un regard à son visage ? Te souviens-tu comment elle garda le secret de ce qu’elle avait fait pendant près d’un demi-siècle, passant sa vieillesse dans son château de famille, honorée et chérie par toute la province, comme une sainte canonisée et la bienfaitrice du pauvre ; et comment, lorsque ses cheveux furent devenus blancs et ses yeux presque obscurcis par l’âge, son secret fut révélé par un de ces bizarres accidents par lesquels de tels secrets sont toujours révélés dans les romans, et comment elle fut jugée, reconnue coupable, et condamnée à être brûlée vive ? Le roi qui avait porté ses couleurs était mort et oublié ; la cour dont elle avait été l’étoile avait disparu ; les puissants fonctionnaires et les grands magistrats, qui auraient pu la secourir, se moisissaient dans leurs tombeaux ; les jeunes et braves cavaliers qui auraient donné leur vie pour elle étaient tombés sur des champs de bataille éloignés ; elle avait vécu pour voir le siècle auquel elle avait appartenu évanoui comme un rêve ; et elle alla au bûcher, suivie seulement de quelques paysans ignorants, qui avaient oublié toutes ses bontés et la huaient comme une méchante sorcière.

— Je n’ai pas de goût pour des histoires si lugubres, milady, dit Phœbé en frissonnant. On n’a pas besoin de lire des livres effrayants dans cette lugubre résidence. »

Lady Audley haussa les épaules et rit de la naïveté de sa femme de chambre.

« C’est une résidence lugubre, Phœbé, dit-elle, quoiqu’il ne faille pas dire cela à mon vieil époux chéri. Bien que je sois la femme de l’un des hommes les plus influents du comté, je ne sais si je n’étais presque pas aussi bien dans la maison de M. Dawson ; et cependant c’est quelque chose que de porter des fourrures de zibeline qui coûtent soixante guinées et d’avoir fait dépenser mille livres pour la décoration de mon appartement. »

Traitée comme une compagne par sa maîtresse, recevant de sa libéralité des gages considérables et des gratifications telles que peut-être aucune femme de chambre n’en avait jamais reçu de semblables, il était étrange que Phœbé Marks aspirât à quitter sa position ; mais il n’était pas moins vrai qu’elle était désireuse d’échanger tous les avantages du château d’Audley contre la perspective peu rassurante qui l’attendait en épousant son cousin Luke.

Le jeune homme était parvenu à s’associer en quelque manière à la fortune croissante de sa belle. Il n’avait accordé aucun repos à Phœbé, jusqu’à ce qu’elle eût obtenu pour lui, par le secours de l’intervention de milady, une position de valet subalterne au château.

Il n’accompagnait jamais à cheval Alicia ou sir Michaël ; mais dans une de ces rares occasions où milady monta le joli petit pur sang réservé pour son usage, il vint à bout de l’escorter dans sa promenade. Il en vit assez dans la première demi-heure qu’ils furent dehors pour découvrir que, malgré l’apparence gracieuse que pouvait avoir Lucy Audley dans sa longue amazone bleue, elle était une cavalière timide et totalement incapable de gouverner l’animal qu’elle montait.

Lady Audley démontra à sa femme de chambre la folie qu’elle faisait en voulant épouser le grossier valet.

Les deux femmes étaient ensemble, assises près du feu dans le cabinet de toilette de milady ; le ciel gris cachait le soleil d’une après-midi d’octobre, et les noires traînées de lierre obscurcissaient les châssis des croisées.

« Pour sûr, tu n’es pas amoureuse de cette lourde et vilaine créature ; l’es-tu, Phœbé ? » demanda durement milady.

La jeune fille était assise sur un tabouret aux pieds de sa maîtresse. Elle ne répondit pas immédiatement à la question de milady, mais elle resta quelques instants à regarder vaguement dans l’abîme incandescent de l’étroit foyer.

Bientôt elle dit, comme si elle avait pensé tout haut plutôt que répondu à la question de Lucy :

« Je ne pense pas que je puisse l’aimer. Nous avons été ensemble tout enfants et j’ai promis, quand j’avais un peu plus de quinze ans, que je serais sa femme. Je n’ose pas manquer à ma promesse, maintenant. Il y a eu des moments où j’avais composé parfaitement la phrase que j’avais l’intention de lui dire, pour lui déclarer que je ne pouvais pas lui garder ma parole, mais les mots mouraient sur mes lèvres et je restais à le regarder avec une sensation horrible dans le cœur, qui ne me permettait pas de parler. Je n’ose pas refuser de l’épouser. Je l’ai souvent examiné et je l’examine encore, assis à l’écart, taillant une branche d’épine avec son grand couteau pliant, et je pense que ce sont justement des hommes comme lui qui ont attiré leurs amoureuses dans des endroits écartés et qui les ont égorgées pour avoir manqué à leur parole. Quand il était enfant, il était toujours violent et vindicatif. Je l’ai vu une fois ouvrir ce même couteau dans une querelle avec sa mère. Je vous dis, milady, que je dois l’épouser.

— Tu es une sotte, tu ne dois rien faire de ce genre, répondit Lucy. Tu dis qu’il te tuerait, le crois-tu ? Penses-tu que s’il y a du meurtrier en lui, tu puisses jamais être en sûreté étant sa femme ? Si tu le contraries ou le rends jaloux ; s’il a besoin d’épouser une autre femme ou de s’emparer de quelque pauvre et pitoyable bribe d’argent à toi, ne pourrait-il pas te tuer alors ? Je te dis que tu ne peux pas l’épouser, Phœbé. En premier lieu, je déteste cet individu ; et en second lieu, je ne puis consentir à me séparer de toi. Nous lui donnerons quelques livres et le renverrons à sa besogne. »

Phœbé Marks saisit les mains de milady dans les siennes et les serra convulsivement.

« Milady, ma bonne et excellente maîtresse, s’écria-t-elle avec impétuosité. N’essayez pas de me contrarier en ceci ; ne me demandez pas de le contrarier. Je vous dis que je dois l’épouser. Vous ne savez pas ce qu’il est ; il travaillera à ma ruine et à la ruine des autres si je manque à ma parole. Je dois l’épouser !

— Très-bien alors, Phœbé, répondit sa maîtresse. Je ne peux m’y opposer. Il doit y avoir quelque secret au fond de tout ceci.

— Il y en a un, milady, dit la jeune fille, le visage détourné de celui de Lucy.

— Je serai très-fâchée de te perdre ; mais j’ai promis d’être ton amie en toutes choses. Que veut faire ton cousin pour vivre quand vous serez mariés ?

— Il désirerait tenir une auberge.

— Alors il tiendra une auberge, et qu’il s’y enivre à se donner la mort, le plus tôt sera le mieux. Sir Michaël se rend ce soir à un dîner de garçons chez le major Margrave, et ma belle-fille est chez ses amis de la Grange. Tu peux amener ton cousin dans le salon après le dîner, et je lui dirai ce que j’ai l’intention de faire pour lui.

— Vous êtes vraiment bonne, madame, » répondit Phœbé en soupirant.

Lady Audley était assise, éclairée par l’éclat brillant du feu et des bougies dans le somptueux salon. Les coussins de damas jaune d’ambre du sofa contrastaient avec sa robe foncée de velours violet, et sa chevelure ondoyante tombait sur son cou en brume d’or. Tout autour d’elle révélait la fortune et la splendeur ; tandis qu’en opposition à tout cet entourage et à sa propre beauté, le lourdaud de valet était debout, grattant sa grosse tête ronde, pendant que milady lui expliquait ce qu’elle voulait faire pour sa servante et confidente. Les promesses de Lucy étaient magnifiques, et elle s’attendait, grossier comme était le personnage, à ce qu’il exprimerait sa reconnaissance de la façon brutale qui lui était propre.

À sa grande surprise, il resta immobile, fixant le plancher sans articuler un mot en réponse à ses offres. Phœbé se tenait serrée à côté de lui et semblait désolée de sa grossièreté.

« Dites à milady combien vous êtes reconnaissant, Luke, dit-elle.

— Mais je ne suis pas si reconnaissant que cela, répondit son amoureux avec dureté. Cinquante livres, ce n’est pas beaucoup pour ouvrir une auberge ; vous mettrez cela à cent livres, madame.

— Je n’en ferai rien, dit lady Audley, dont les brillants yeux bleus étincelaient d’indignation, et je m’étonne de votre impertinence à me demander une pareille chose.

— Oh ! certainement, vous le ferez malgré tout, répondit Luke avec une calme insolence, qui avait une intention cachée ; vous mettrez cela à cent livres, madame. »

Lady Audley se leva, regarda fixement l’homme en plein visage jusqu’à ce que ses yeux insolents s’abaissassent devant les siens, et, marchant droit à sa femme de chambre, lui dit d’une voix haute et perçante, qui lui était particulière dans ses moments de forte agitation :

« Phœbé Marks, vous avez parlé à cet homme.

— Oh ! pardonnez-moi… pardonnez-moi… s’écria-t-elle, il m’y a forcé… autrement… jamais !… jamais !… je ne lui aurais dit…