Traduction par Judith.
L. Hachette et Cie (tome Ip. 128-137).

CHAPITRE XIII

Sombres rêves.

Robert Audley quitta Southampton par le train-poste, et entra dans son appartement juste comme l’aube se glissait froide et grise dans les chambres solitaires, et que les canaris commençaient à secouer faiblement leurs plumes avec le jour naissant.

Il y avait plusieurs lettres dans la boîte derrière la porte, mais il n’y en avait aucune de George Talboys.

Le jeune avocat était harassé par une longue journée passée à courir d’un endroit à un autre. La paresseuse monotonie habituelle de sa vie avait été rompue comme elle ne l’avait jamais été pendant vingt et une années tranquilles et qui s’étaient passées sans embarras. Son esprit commençait à devenir confus par rapport au temps. Il lui semblait que des mois s’étaient écoulés depuis qu’il avait perdu de vue George Talboys. Il était si difficile de croire qu’il y avait moins de vingt-quatre heures que le jeune homme l’avait laissé endormi sous les saules, sur le bord du ruisseau aux truites !

Ses yeux étaient horriblement fatigués faute de sommeil. Il chercha dans les chambres pendant quelque temps, furetant dans toutes sortes d’endroits impossibles pour trouver une lettre de George Talboys, et puis se jeta sur le lit de son ami, dans la chambre aux canaris et aux géraniums.

« J’attendrai la poste de demain matin, dit-il, et si elle ne m’apporte pas de lettre de George, je partirai pour Liverpool, sans un moment de retard. »

Il était complètement épuisé et tomba dans un lourd sommeil, — un sommeil profond sans être réparateur, car il fut tourmenté tout le temps de rêves désagréables, — rêves qui étaient pénibles, non parce qu’ils avaient quelque chose d’horrible en eux-mêmes, mais à cause du sens vague et accablant de leur confusion et de leur absurdité.

Dans un moment, il poursuivait des gens étranges et pénétrait dans d’étranges maisons, faisant des efforts pour démêler le mystère de la dépêche télégraphique ; dans un autre, il se trouvait dans le cimetière de Ventnor, examinant la pierre tumulaire que George avait commandée pour le tombeau de sa femme. Une fois, dans les longues divagations de ces rêves mystérieux, il approcha de la tombe, et trouva cette pierre tumulaire absente ; il en faisait des remontrances au maçon, et l’homme lui disait qu’il avait eu un motif pour enlever l’inscription, un motif que Robert connaîtrait quelque jour.

Il se réveilla en sursaut de ces rêves, et découvrit que quelqu’un frappait à la porte la plus extérieure de l’appartement.

C’était une matinée triste et humide, la pluie battait contre les fenêtres, et les canaris gazouillaient tristement entre eux, se plaignant peut-être du mauvais temps. Robert n’aurait pu dire pendant combien de temps la personne avait frappé. Il avait entendu le bruit en rêvant, et lorsqu’il s’éveilla il avait seulement à moitié conscience des choses extérieures.

« C’est cette stupide mistress Maloney, je le parierais, murmura-t-il ; elle peut frapper de nouveau, car je m’en soucie fort peu. Pourquoi ne se sert-elle pas de sa double clef, au lieu d’arracher un homme de son lit lorsqu’il est demi-mort de fatigue. »

La personne, quelle qu’elle fût, frappa de nouveau et puis cessa, apparemment dégoûtée ; mais environ une minute après, une clef tourna dans la serrure.

« Elle avait donc sa clef sur elle tout le temps, dit Robert. Je suis vraiment enchanté de ne m’être pas levé. »

La porte entre le salon et la chambre à coucher était à demi ouverte, et il pouvait y voir remuer la femme de ménage, époussetant les meubles et remettant en ordre des objets qui n’avaient pas été dérangés.

« Est-ce vous, mistress Maloney ? demanda-t-il.

— Oui, monsieur.

— Alors pourquoi, bonté de Dieu, faisiez-vous ce tapage à la porte lorsque vous aviez votre clef sur vous ?

— Du tapage à la porte, monsieur !

— Oui, un infernal tapage.

— Pour sûr, je n’ai jamais frappé, monsieur Audley, je suis entrée directement avec la clef…

— Qui a frappé alors ? Il y a eu quelqu’un qui a fait du bruit à cette porte pendant un quart d’heure au moins ; vous devez l’avoir rencontré descendant l’escalier.

— Mais je suis presque en retard ce matin, monsieur, car j’ai été d’abord dans la chambre de M. Marin, et suis venue directement de l’étage au-dessus.

— Alors vous n’avez pas vu quelqu’un à la porte ou dans l’escalier ?

— Pas âme qui vive, monsieur.

— Fut-il jamais quelque chose d’aussi contrariant ? dit Robert. Penser que j’aurai laissé cette personne s’en retourner sans m’inquiéter de savoir qui elle était ou ce qu’elle voulait. Comment faire pour savoir si ce n’était pas quelqu’un porteur d’un message ou d’une lettre de George Talboys.

— Si cela est, monsieur, assurément on reviendra, dit mistress Maloney, cherchant à le consoler.

— Oui, sans doute, si c’est quelque chose d’important, on reviendra, » murmura Robert.

Le fait est que, du moment où il avait trouvé la dépêche télégraphique à Southampton, tout espoir d’entendre parler de George avait disparu de son esprit. Il sentait qu’il y avait quelque mystère qui enveloppait la disparition de son ami, — quelque trahison envers lui-même ou envers George. Pourquoi le vieux beau-père rapace du jeune homme n’aurait-il pas essayé de les séparer en raison du dépôt d’argent placé entre les mains de Robert Audley ? ou pourquoi, puisque même en ces temps de civilisation toutes sortes d’horreurs qu’on ne soupçonnait pas sont constamment commises, — pourquoi le vieillard n’aurait-il pas fait tomber George dans un piège à Southampton, et n’en aurait-il pas fini avec lui, afin d’entrer en possession de ces vingt mille livres laissées en dépôt à Robert pour l’usage du petit Georgey ?

Mais aucune de ces suppositions n’expliquait la dépêche télégraphique, et c’était la dépêche télégraphique qui avait rempli l’esprit de Robert d’un vague sentiment d’alarme. Le facteur n’apporta pas de lettre de George Talboys, et la personne qui avait frappé à la porte de la chambre n’était pas revenue entre sept et neuf heures, aussi Robert Audley quitta-t-il Fig-Tree Court encore une fois à la recherche de son ami. Pour lors, il dit à un cocher de cab de le conduire à la station d’Euston, et au bout de vingt minutes il était sur la plate-forme du chemin de fer, prenant des informations sur les trains.

L’express pour Liverpool était parti une demi-heure avant qu’il atteignît la station, et il avait à attendre une heure un quart qu’un train ordinaire l’emportât à sa destination.

Robert Audley s’irrita cruellement contre ce retard. Une demi-douzaine de bâtiments pouvaient mettre en mer pour l’Australie pendant qu’il errait çà et là sur la longue plate-forme, heurtant les camions et les facteurs et pestant contre sa mauvaise chance.

Il acheta le Times, et regarda instinctivement à la seconde colonne, avec un intérêt maladif, les avertissements sur les gens disparus, fils, frères — et maris, qui avaient abandonné leurs demeures pour n’y retourner jamais, ou dont on ne devait plus entendre parler.

Il y avait l’annonce d’un jeune homme qui avait été trouvé noyé quelque part sur le rivage de Lambeth.

Pourquoi George n’aurait-il pas eu le même sort ? Non ; la dépêche télégraphique impliquait son beau-père dans le fait de sa disparition, et toute conjecture sur lui devait partir de ce point unique.

Il était huit heures du soir lorsque Robert arriva à Liverpool, trop tard pour faire autre chose que de s’enquérir des bâtiments qui avaient mis à la voile pour les antipodes durant les deux derniers jours.

Un vaisseau d’émigrants était parti à quatre heures cette après-midi, — le Victoria Regia, — chargé pour Melbourne.

Le résultat de son enquête se réduisit à ceci. S’il avait besoin de savoir qui s’était embarqué sur le Victoria Regia, il devait attendre jusqu’au lendemain matin et prendre des informations sur ce vaisseau.

Robert Audley était au bureau le lendemain matin, à neuf heures, et fut la première personne qui y entra après les employés.

Il rencontra toute espèce de politesse dans l’employé à qui il s’adressa. Le jeune homme consulta ses livres, et, suivant de haut en bas avec sa plume la liste des passagers qui étaient montés sur le Victoria Regia, dit à Robert qu’il n’y en avait pas un seul parmi eux du nom de George Talboys. Il poussa plus loin ses demandes d’information. Se trouvait-il un passager qui eût fait inscrire ses noms quelques instants avant le départ du bâtiment ?

L’un des autres employés leva la tête de dessus son pupitre à la question faite par Robert.

« Oui, » dit-il.

Il se rappelait un jeune homme qui était entré dans le bureau à trois heures et demie de l’après-midi et qui avait payé sa traversée. Son nom était le dernier sur la liste : Thomas Brown.

Robert Audley haussa les épaules. Il ne pouvait pas y avoir de raison plausible pour que George prît un nom supposé. Il demanda à l’employé qui avait parlé le dernier s’il pouvait se souvenir de la tournure de ce M. Thomas Brown.

« Non, le bureau était encombré en ce moment ; le monde entrait et sortait, et je n’ai fait aucune attention particulière à ce dernier passager. »

Robert les remercia pour leur obligeance, et leur souhaita le bonjour. Comme il allait quitter le bureau, un des jeunes gens le rappela.

« Ah ! à propos, monsieur, dit-il, je me rappelle une circonstance sur ce M. Thomas Brown. Son bras était en écharpe. »

M. Robert Audley n’avait plus rien à faire que de retourner à Londres. Il rentra chez lui à six heures le même soir, complètement harassé une fois encore par ses recherches inutiles.

Mistress Maloney lui apporta son dîner et une pinte de vin d’une taverne du Strand. La soirée était froide et humide, et la femme de ménage avait allumé un bon feu dans le foyer du salon.

Après avoir mangé à peu près la moitié d’une côtelette de mouton, Robert resta assis, son vin intact sur la table devant lui, fumant des cigares et les yeux fixés sur le feu.

« George Talboys n’est pas parti pour l’Australie, dit-il après une longue et pénible réflexion. S’il est vivant, il est encore en Angleterre, et s’il est mort, son corps est caché dans quelque coin de l’Angleterre. »

Il resta pendant des heures à fumer et à penser ; — de confuses et lugubres pensées laissaient sur son visage chagrin une ombre noire que ne purent dissiper ni la brillante lumière de la lampe à gaz, ni la flamme rouge du feu.

Très-tard dans la soirée, il se leva de sa chaise, recula la table, avança son bureau près du foyer, sortit une feuille de papier écolier, et trempa une plume dans l’encre.

Mais après avoir fait tout ceci, il s’arrêta, posa son front sur ses mains, et se replongea dans ses réflexions.

« Je rédigerai un rapport de tout ce qui est arrivé depuis notre descente dans l’Essex et ce soir, en commençant par le vrai commencement. »

Il rédigea ce rapport en courtes phrases détachées, qu’il numérotait en les écrivant.

Il était ainsi conçu :

« Journal des faits se rattachant à la disparition de George Talboys, y compris les faits qui ont aussi des relations apparentes avec cette circonstance. »

Malgré l’état chagrin de son esprit, il était presque disposé à s’enorgueillir de la tournure officielle de ce titre. Il resta quelque temps à le considérer avec tendresse, l’extrémité de sa plume dans sa bouche.

« Sur ma parole, dit-il, je commence à croire que j’aurais dû poursuivre ma profession au lieu de gaspiller ma vie comme je l’ai fait. »

Il fuma la moitié d’un cigare avant d’avoir mis ses idées en ordre convenable, et alors il commença d’écrire :

« 1. J’écris à Alicia et je lui propose d’amener avec moi George au château.

« 2. Alicia écrit l’opposition faite à cette visite par lady Audley.

« 3. Nous allons dans l’Essex en dépit de cette opposition. Je vois milady. Milady refuse d’être présentée à George dans cette même soirée sous prétexte de fatigue.

« 4 Sir Michaël invite George et moi à dîner pour le lendemain.

« 5. Milady reçoit une dépêche télégraphique le lendemain matin, qui l’appelle à Londres.

« 6. Alicia me montre une lettre de milady, dans laquelle elle la prie de lui faire savoir quand moi et mon ami M. Talboys avons l’intention de quitter l’Essex. À cette lettre est joint un post-scriptum réitérant la prière ci-dessus.

« 7. Nous allons au château, et demandons à voir l’habitation. Les appartements de milady sont fermés à clef.

« 8. Nous pénétrons dans ces susdits appartements par un passage secret, dont l’existence est ignorée de milady. Dans l’une des pièces nous trouvons son portrait.

« 9. George est effrayé de l’orage. Sa conduite est excessivement étrange pendant le reste de la soirée,

« 10. George est complètement revenu à lui le matin suivant. Je propose de quitter Audley immédiatement, il préfère rester jusqu’au soir.

« 11. Nous allons à la pêche. George me laisse pour se rendre au château.

« 12. Le dernier renseignement positif que je puis obtenir sur lui dans l’Essex, c’est au château, où le domestique me déclare qu’il croit que M. Talboys lui a dit qu’il allait chercher milady dans la campagne.

« 13. Je reçois sur lui, à la station, des renseignements qui peuvent être ou n’être pas exacts.

« 14. J’apprends de ses nouvelles positives encore une fois, à Southampton, où, suivant son beau-père, il est resté pendant une heure la nuit précédente.

« 15. La dépêche télégraphique. »

Lorsque Robert eut complété ce court rapport, qu’il rédigea avec mûre délibération, en s’arrêtant fréquemment pour réfléchir, changer et raturer, il resta longtemps à contempler la page écrite.

Enfin il la parcourut avec attention, s’arrêtant à quelques-uns des nombreux paragraphes, et en marquant plusieurs d’une croix au crayon ; puis il plia la feuille de papier écolier, passa dans le cabinet du côté opposé de la pièce, l’ouvrit, et plaça le papier dans ce même casier dans lequel il avait jeté la lettre d’Alicia, — le casier étiqueté : Important.

Ayant accompli tout cela, il retourna son fauteuil à côté du feu, recula son bureau et alluma un cigare.

« C’est aussi obscur que minuit du commencement à la fin, dit-il, et le fil du mystère doit commencer à Southampton ou dans l’Essex. Qu’il en soit ce qu’il pourra, ma résolution est prise. J’irai d’abord à Audley, et je chercherai George dans un petit rayon. »