Traduction par Judith.
L. Hachette et Cie (tome Ip. 176-184).

CHAPITRE XVII

À l’auberge du Château.

La petite salle dans laquelle Phœbé Marks introduisit le neveu du baronnet était située au rez-de-chaussée, et séparée seulement par une cloison en lattes et en plâtre du petit comptoir occupé par l’aubergiste et sa femme.

Il semblait que l’avisé architecte qui avait présidé à la construction de l’auberge eût pris un soin particulier de ne choisir, pour les matériaux employés dans sa construction, que les matériaux les plus fragiles et les plus légers, afin que le vent, qui avait une fantaisie spéciale pour ce lieu inabrité, pût avoir ses coudées franches et satisfaire tous ses caprices.

À cette fin, une misérable construction en bois avait été élevée au lieu d’une maçonnerie solide ; des plafonds mal assemblés avaient été posés sur de frêles chevrons et sur des poutres qui menaçaient à chaque nuit d’orage de tomber sur la tête des personnes qui étaient au-dessous ; les portes, dont la spécialité était de n’être jamais fermées, battaient toujours violemment ; les croisées, construites dans le but particulier de laisser entrer la pluie lorsqu’elles étaient fermées, empêchaient l’air de s’introduire lorsqu’elles étaient ouvertes. La main du démon avait bâti cette solitaire auberge de campagne ; et il n’y avait pas un pouce de charpente ou une truellée de plâtre employés dans toute cette construction rachitique qui ne présentassent un endroit particulièrement faible à chaque assaut de son ennemi infatigable.

Robert jeta les yeux autour de lui avec un léger sourire de résignation.

C’était décidément un changement avec le luxe confortable du château d’Audley, et c’était presque une étrange fantaisie de la part du jeune avocat d’aimer mieux séjourner dans cette triste hôtellerie de village, que de retourner à ses petites et commodes chambres de Fig-Tree Court.

Mais il avait emporté ses lares et ses pénates avec lui sous la forme de sa pipe allemande, de son pot à tabac, d’une demi-douzaine de romans français et de ses deux chiens mal bâtis, ses favoris, qui se tenaient grelottants devant le petit foyer fumeux, jetant de temps en temps des aboiements courts et aigus, manière de réclamer quelque léger réconfortant.

Tandis que M. Robert Audley examinait son nouveau domicile, Phœbé Marks appela un petit garçon du village qui avait l’habitude de courir faire ses commissions, et, le prenant à part dans la cuisine, lui donna un petit billet soigneusement plié et cacheté.

« Tu connais le château d’Audley ?

— Oui, madame.

— Si tu cours jusque-là ce soir avec cette lettre, et si tu réussis à la remettre sûrement entre les mains de lady Audley, je te donnerai un shilling.

— Oui, madame.

— Tu comprends ? Demande à voir milady ; tu ne diras pas que tu as un message, ni un billet, entends-tu ? mais une commission de la part de Phœbé Marks : et quand tu la verras, tu lui remettras ceci en mains propres.

— Oui, madame.

— Tu n’oublieras pas ?

— Non, madame.

— Alors, va-t’en. »

L’enfant n’attendit pas un second ordre de départ, et il fut en un instant sur la grande route, courant vers la descente rapide qui conduit à Audley.

Phœbé Marks se mit à la croisée, et suivit au dehors la forme noire de l’enfant qui se hâtait à travers l’obscurité de la soirée d’hiver.

« Si sa venue ici cache quelque mauvais dessein, pensait-elle, milady saura la nouvelle à temps, quoi qu’il arrive. »

Phœbé elle-même apporta le plateau à thé soigneusement disposé, et le petit plat couvert de jambon et d’œufs, qui avaient été préparés pour son hôte inattendu. Ses cheveux, d’un blond pâle, étaient aussi bien tressés, et sa robe gris clair ajustée avec autant de précision qu’autrefois. Les mêmes teintes neutres envahissaient sa personne et son costume ; pas de rubans aux couleurs voyantes, pas de robe de soie faisant frou-frou pour proclamer la prospérité de la femme de l’aubergiste. Phœbé Marks était une personne qui n’avait pas perdu son cachet d’individualité. Silencieuse et contenue, elle semblait tout tenir d’elle-même et n’emprunter aucune couleur au monde extérieur.

Robert l’examinait avec attention tandis qu’elle étendait la nappe et tirait la table plus près du feu.

« Voilà, pensait-il, une femme capable de garder un secret. »

Les chiens jetaient des regards presque soupçonneux sur le visage calme de mistress Marks, qui glissait doucement, dans la pièce, de la théière à la boîte à thé, et de la boîte à thé à la bouilloire qui chantait sur la plaque du foyer.

« Voulez-vous jeter mon thé pour moi, mistress Marks ? dit Robert en s’asseyant dans un fauteuil à bras rembourré de crin et recouvert de peau de vache, qui l’enfermait étroitement de tous côtés, comme si on l’avait fait sur sa mesure.

— Vous êtes venu directement du château, monsieur ? dit Phœbé en présentant le sucrier à Robert.

— Oui, il y a seulement une heure que j’ai quitté mon oncle.

— Aussi gai, aussi heureux que jamais ?

— Aussi gai, aussi heureux que jamais. »

Phœbé se retira respectueusement après avoir servi le thé à M. Audley ; mais comme elle s’était arrêtée, la main sur le loquet de la porte, il lui adressa de nouveau la parole :

« Connaissiez-vous lady Audley lorsqu’elle était miss Lucy Graham ? la connaissiez-vous ? demanda-t-il.

— Oui, monsieur. J’habitais dans la maison des Dawson quand milady y était institutrice.

— En vérité ! Resta-t-elle longtemps dans la famille du chirurgien ?

— Une année et demie, monsieur.

— Et elle était venue de Londres ?

— Oui, monsieur.

— Et elle était orpheline, je crois ?

— Oui, monsieur.

— Toujours aussi enjouée que maintenant ?

— Toujours, monsieur. »

Robert vida sa tasse de thé et la tendit à mistress Marks. Leurs yeux se rencontrèrent : — ceux du jeune homme avaient un regard insouciant, ceux de Phœbé un regard perçant et inquisiteur.

« Cette femme ferait bien sur le banc des témoins, pensa-t-il. Il faudrait un habile homme de loi pour l’embarrasser dans son interrogatoire. »

Il but sa seconde tasse de thé, recula le couvert, donna à manger à ses chiens, et alluma sa pipe, tandis que Phœbé emportait le plateau à thé.

Le vent arrivait en sifflant à travers la campagne glacée et les bois sans feuillage, et secouait avec fracas les châssis des fenêtres.

« Il y a un courant d’air triangulaire formé par la porte et les deux fenêtres, qui est loin d’ajouter au confortable de cet appartement, murmura Robert, et il y a certainement des sensations plus agréables que celle de rester dans l’eau glacée jusqu’aux genoux. »

Il attisa le feu, caressa ses chiens, endossa son surtout, roula un vieux sofa démantibulé près du foyer, enveloppa ses jambes dans sa couverture de voyage, et, s’étendant tout de son long sur l’étroit sofa rembourré de crin, fuma sa pipe et considéra les spirales bleuâtres de fumée tourbillonnant lentement vers le sombre plafond.

« Non, murmura-t-il de nouveau, c’est une femme qui peut garder un secret. Un juge d’instruction lui arracherait très-peu de chose. »

J’ai dit que le comptoir était seulement séparé du salon occupé par Robert par une cloison en lattes et en plâtre. Le jeune avocat pouvait entendre les deux ou trois marchands du village et quelques fermiers riant et causant autour du comptoir, tandis que Luke Marks leur servait quelques-unes de ses liqueurs.

Souvent même il pouvait distinguer leurs paroles, surtout celles du propriétaire, car celui-ci parlait d’une voix rude et élevée, et avait dans le ton plus de jactance que ses chalands.

« L’homme est un fou et un butor, dit Robert en déposant sa pipe. Je vais causer avec lui tout à l’heure. »

Il attendit que les quelques visiteurs de l’auberge se fussent retirés un à un ; et quand Luke Marks eut verrouillé la porte d’entrée sur le dernier de ses chalands, il pénétra paisiblement dans le parloir, où l’aubergiste était assis avec sa femme.

Phœbé travaillait devant une petite table sur laquelle se trouvait une élégante boîte à ouvrage où chaque bobine de coton et un poinçon d’acier brillant étaient dans leurs cases respectives. Elle était occupée à ravauder les grossiers bas gris qui avaient l’habitude d’orner les pieds maladroits de son époux, mais elle faisait sa besogne avec autant de goût que si elle eût travaillé à un délicat corsage de soie de milady.

J’ai dit qu’elle ne recevait aucune couleur des objets extérieurs, et l’air d’élégance vague dont sa nature était imprégnée restait attaché à ses manières, aussi bien dans la société de son brutal époux, à l’auberge, que dans le délicieux boudoir de lady Audley, au château.

Elle leva la tête subitement comme Robert entrait dans le parloir. Il y avait dans ses yeux gris une certaine ombre de dépit qui se changea en une expression d’anxiété… non, plutôt presque en une expression de terreur… comme elle jetait les yeux de M. Audley à Luke Marks.

« Je suis entré pour causer quelques minutes avant d’aller me mettre au lit, dit Robert en s’installant commodément devant le foyer joyeux. Vous opposeriez-vous à un cigare, mistress Marks ? je veux dire, naturellement, à ce que j’en fumasse un ? ajouta-t-il d’une manière explicative.

— Non, pas du tout, monsieur.

— Ce serait une belle chose qu’elle s’opposât à un peu de famée de tabac, gronda M. Marks, quand moi et les pratiques fumons toute la journée ! »

Robert alluma son cigare avec une allumette en papier fabriquée par Phœbé, qui ornait le chambranle de la cheminée, et tira une demi-douzaine de bouffées pleines de réflexion avant de parler.

« Je voudrais que vous me dissiez tout ce qui a rapport à Mount Stanning, monsieur Marks, dit-il bientôt.

— Ce sera, ma foi, bientôt dit, répliqua Luke avec un rire dur et amer. De tous les tristes endroits dans lesquels un homme ait jamais mis les pieds, celui-ci est à peu près le plus triste. Non pas que les affaires ne donnent pas de jolis bénéfices ; je ne me plains nullement de cela, mais je préférerais une auberge à Chelmsford, ou à Brentwood, ou à Romford, ou dans quelque endroit où il y aurait un peu de vie dans les rues ; et j’aurais pu avoir cela, ajouta-t-il d’un air mécontent, si les gens que cela regarde n’avaient pas été des ladres si fieffés. »

Comme son mari murmurait cette plainte en grognant et à voix basse, Phœbé leva les yeux de dessus son ouvrage et s’adressa à lui.

« Nous oublions la porte de la brasserie, Luke, dit-elle ; veux-tu venir avec moi, pour m’aider à placer la barre ?

— La porte de la brasserie peut rester ouverte pour ce soir, dit M. Marks, je n’ai pas envie de me déranger, maintenant que je me suis assis pour fumer une bonne pipe. »

Il prit, en parlant, une longue pipe de terre au coin du garde-feu, et se mit résolument à la bourrer.

« Je ne me sens pas tranquille sur cette porte de la brasserie, Luke, observa de nouveau sa femme ; il y a des rôdeurs aux environs, et ils peuvent entrer aisément quand la barre n’est pas placée.

— Vas-y, et pose la barre toi-même, alors ; est-ce que tu ne peux pas ? répondit M. Marks.

— Elle est trop lourde à soulever pour moi.

— Alors, laisse-la tranquille, si tu es trop grande dame pour aller y voir. Tu es devenue bien subitement inquiète sur cette porte de la brasserie. Je suppose que tu n’as pas l’intention de m’empêcher d’ouvrir la bouche pour répondre à ce gentleman qui est là ? Oh ! tu n’as pas besoin de me regarder en fronçant le sourcil pour me faire cesser de parler ! Tu es toujours à placer ton mot dans mes phrases et à les rogner avant que je les aie à moitié terminées ; mais je ne veux pas supporter cela, entends-tu ? Je ne veux pas le supporter. »

Phœbé Marks haussa les épaules, plia son ouvrage, ferma son nécessaire, et, croisant ses mains sur sa poitrine, resta ses yeux gris fixés sur la face de taureau de son mari :

« Alors, vous ne vous souciez pas beaucoup de vivre à Mount Stanning ? dit Robert poliment, comme s’il était désireux de changer le sujet de la conversation.

— Oh ! certainement non, répondit Luke, et je me soucie peu qu’on le sache ; et si, comme je vous l’ai déjà dit, les gens que cela regarde n’avaient pas été des ladres si fieffés, j’aurais pu avoir une auberge dans une ville à marché, au lieu de cette vieille baraque démolie dans laquelle un homme a ses cheveux emportés de la tête pendant les jours de vent. Qu’est-ce que cinquante livres ou même cent livres ?…

— Luke ! Luke !

— Non, tu ne réussiras pas à fermer ma bouche avec tous tes Luke ! Luke ! répondit M. Marks à la remontrance de sa femme. Je le répète de nouveau, qu’est-ce que cent livres ?

— Rien, répondit Robert Audley, parlant avec une merveilleuse netteté et adressant ses paroles à Luke Marks, tout en fixant ses yeux sur le visage inquiet de Phœbé. Qu’est-ce, en vérité, que cent livres pour un homme possédant le pouvoir que vous avez, ou plutôt que votre femme a sur la personne en question ? »

Le visage de Phœbé, en tout temps presque sans couleurs, semblait difficilement capable de devenir plus pâle ; mais, comme ses yeux s’abaissaient sous le regard inquisiteur de Robert Audley, un changement visible s’opéra dans les teintes pâles de son teint.

« Minuit un quart, dit Robert regardant sa montre ; heure avancée pour un village aussi paisible que celui de Mount Stanning. Bonne nuit, mon digne hôte. Bonne nuit, mistress Marks. Vous n’avez pas besoin de m’envoyer mon eau pour la barbe avant neuf heures, demain matin. »