Agence Gutenberg (p. 66-74).


X


— Et votre cousin Charles-Gustave, ne l’avez-vous pas aimé, Christine ? demanda timidement Ebba, assise sur un coussin, aux pieds de son amie.

— Était-ce vraiment de l’amour ? murmura la reine, comme se parlant à elle-même. Plutôt, je crois, une affection fraternelle que les circonstances avaient portée jusqu’à la tendresse. Il était le seul jeune garçon de mon enfance, entourée de barbes grises. De quatre ans mon aîné, il me protégeait. J’avais de l’admiration pour sa force, sa haute taille élevée, — moi haute comme trois pommes jusqu’à seize ans, — pour tout ce qu’il y avait en lui de fougue et de vitalité. J’estimais son adresse dans tous les exercices du corps ; j’aimais surtout, je crois, ses beaux traits virils, ses grands yeux pleins d’ardeur… C’est plus tard seulement que son visage s’est empâté, sa tournure alourdie.

— Je me souviens, en effet, qu’il y a huit ans, lors de mon arrivée auprès de vous, Charles-Gustave était un des plus beaux cavaliers de la Cour.

— Ma mère, il est vrai, ne l’aimait guère, continua Christine. Elle l’accusait de jactance et de vanité. Un jour, je le défendis avec tant de feu qu’elle me lança, je m’en souviens, un singulier regard. Elle avait déjà ses projets sur les fils de son soupirant, Christian de Danemark, et désapprouvait d’avance un mariage qu’elle considérait comme une mésalliance… Mais je n’avais cure de l’opinion de ma mère. Je n’avais alors pas beaucoup plus de douze ans. Charles-Gustave était mon camarade, mon ami, nous partagions nos jeux ; nous mêlâmes nos larmes en contemplant ma tante, étendue froide et blanche sur son lit de mort. C’est ce jour-là que, me prenant dans ses bras et couvrant mon front de baisers, mon front de petite fille, ombragé de mèches noires, il me dit qu’il m’aimait, qu’il voulait m’épouser plus tard… Pouvais-je ne pas dire comme lui ?

— Les promesses d’une enfant ne sauraient engager !

— Sans doute. Mais, sache-le bien, c’est à lui, à lui seul que j’ai pensé pendant les cinq ans de mon adolescence. Comme j’ai pleuré le jour — c’était en 1639 — où, comme tous les nobles suédois de son âge, il partit pour l’étranger ! Il y demeura deux ans dont je comptais chaque jour. Il parcourut presque toute l’Europe, fit la connaissance de beaucoup de princes et de grands hommes. À son retour, il était plus beau que jamais — un homme par la taille comme par le jugement. Avec quelle passion je l’interrogeais sur tout ce qu’il avait vu, entendu, compris ! Il avait alors l’esprit comme le corps plus alertes qu’aujourd’hui.

— Je le crois volontiers !

— Mais c’est surtout plus tard, lorsqu’il demanda à prendre part à la guerre d’Allemagne que mon cœur fut occupé de lui. Il se distingua dans cette guerre, tu le sais. Peu d’hommes, connaissaient aussi bien que lui les exigences de la vie militaire et les devoirs d’un chef. L’absence me le rendait plus cher. Mais je devais cacher cet attachement. Car sa famille avait beaucoup d’ennemis puissants qui se seraient opposés à nos projets. Le Chancelier lui-même… Je lui écrivais donc des lettres passionnées, mais secrètes, où je lui jurais que je l’aimerais jusqu’à la mort. Et je le croyais alors de toute ma sincérité de quinze ans.

— Pourtant vos sentiments changèrent, fit doucement Ebba. Pourquoi donc ?

— Pourquoi ? dit enfin Christine après un silence. Je ne l’ai jamais dit à quiconque. Déjà je m’étonnais de ne point trouver dans les lettres de Charles les aveux et les protestations d’amour que je ne lui ménageais point. Je pensais que, sans doute, il n’osait pas exprimer ses sentiments. J’appris alors, par des propos et des plaisanteries autour de moi, qu’il faisait maintes conquêtes parmi les filles d’Allemagne.

— Était-ce de grande importance ?

— Non, certes. J’étais trop instruite pour ne pas me montrer indulgente à ce genre d’escapades. La fleur de mes sentiments en fut néanmoins froissée. L’amour pour moi, c’était comme dans les romans de chevalerie que j’avais lus avec autant d’ardeur que les poèmes licencieux des latins et des grecs. C’était quelque chose de très ardent et de très pur. Quand il revint, je le trouvai plus distant, plus distrait. La délicieuse intimité de notre enfance avait vécu. Chaque fois pourtant qu’il me trouvait seule, c’était pour me supplier de l’autoriser à demander ma main. Une sorte d’instinct me poussait à lui répondre évasivement.

— Attends que je sois reine, lui disais-je. Nous sommes encore trop jeunes… ».

Je savais, en outre, par une indiscrétion de l’une de ses sœurs, qu’il entretenait une correspondance sentimentale avec une princesse allemande, une blonde aux belles tresses, à la peau de camélia mon contraire en tous points — et qu’il en parlait avec flamme… Cela, c’était plus grave.

— Oh ! Christine, comme vous avez dû souffrir !

— Pas tant que tu le crois. Car je n’avais pas pour mon cousin un véritable amour et je commençais à en prendre conscience. Je n’étais pas jalouse. Mais, pour la première fois, un doute affreux se glissa dans mon cœur où il devait faire tant de ravages. Je sentis que ce n’était pas moi qu’aimait Charles-Gustave mais ma couronne. Oui, comme tous ces prétendants inconnus dont on m’apportait les portraits soigneusement embellis… Je commençais à comprendre qu’une reine, ne peut pas être aimée comme une femme, une simple femme. Les reines sont les parias de l’amour !

— Oh ! Christine !

— De là vint mon aversion pour le mariage. Je réalisai que jamais, tant que j’aurais un trône à offrir, je ne pourrais croire à la tendresse désintéressée d’un homme, d’un mari…

— Mais Christine, des reines furent aimées, pourtant. Elisabeth, Anne de Boleyn, combien d’autres ! Tiens, plus près de nous, le beau Buckingham ne risqua-t-il pas maintes fois la mort pour baiser les doigts d’Anne d’Autriche ?

— Tu choisis mal tes exemples, Ebba : Elisabeth mourut vierge après avoir fait tomber la tête du seul homme qu’elle aima ; Anne perdit la sienne sur l’ordre du mari qui l’avait adorée, épousée contre vents et marées. Quant à Anne d’Autriche, dédaignée par Louis XIII, mais jalousement surveillée, elle joua son trône et sa vie pour ce baiser au bout des doigts et ne put même pleurer celui qui n’avait pas été son amant…

— Tu as raison, Christine. Mais il y en a d’autres…

— Passons ! Une autre épreuve m’était réservée. Vers la même époque, une nuit, après des heures de douloureuse insomnie, je sortis de ma chambre avant l’aube, courus à l’écurie, sellai mon cheval et d’un galop furieux m’élançai seule vers la forêt. Je voulais briser mes nerfs exaspérés. Ce n’était pas la première fois. Quand je revins, le jour commençait à poindre. Je pris par les ruelles derrière le palais, afin de ne point être vue. Soudain une porte s’ouvrit. Je sautai de cheval et me dissimulai derrière un pan de muraille. Un homme apparut, reconduit par une femme. Je n’apercevais que la silhouette aux formes épaisses de cette créature. L’homme l’enlaça brutalement, pétrissant de la main l’un des gros seins en courge en lui écrasant les lèvres de sa bouche goulue. Et dans ce profil bestial, je reconnus tout à coup mon cousin, mon amoureux, mon fiancé secret, Charles-Gustave enfin !

— Pauvre amie !

— Une nausée me secoua et je dus m’appuyer au mur pour ne pas tomber. Comment avait-il osé, là, à quelques mètres du palais où il me croyait endormie ! Lui qui effleurait à peine mon front d’un froid baiser alors que je lui tendais des lèvres qu’il feignait de ne pas voir ! Rentrée au palais, je sanglotai plusieurs heures avec colère. Mon orgueil saignait. Tout dans le monde me semblait flétri, irrémédiablement souillé. Quand je repris mes sens, j’avais perdu mon enfance, ma confiance en moi-même et en l’avenir. Et j’avais dix-huit ans !

Ebba saisit une des mains de son amie et la couvrit de baisers. Plusieurs flambeaux s’étaient éteints. Le feu baissait. Christine la tête inclinée sur sa poitrine la releva soudain, essuya ses yeux, rejeta en arrière les mèches en révolte qui étaient tombées sur son front.

— Non, ne me plains pas trop, Ebba. Ce n’était pas Charles que j’aimais, je te le répète, mais l’amour qu’il avait éveillé en moi. J’allais bientôt m’en apercevoir… Dès lors, je résolus de ne pas me marier. Mais je ne le dis point à Charles. Quand il me suppliait et souvent avec des larmes, de lui accorder ma main, je me retenais de gifler cette face hypocrite. Mais il m’était commode comme paravent pour masquer et évincer mes autres prétendants. Autour, de moi, on n’avait pas été sans s’apercevoir de la faveur que j’avais longtemps marquée à mon cousin. Et tout d’abord des intrigues s’étaient nouées pour l’écarter du trône. La famille du Comte Palatin, son père, avait ses ennemis, ses jaloux. Mais, peu à peu, devant mon insistance têtue à ne me point marier, un revirement se produisit à son égard. Et de toutes parts on me conseilla d’abord, puis on m’exhorta, on me supplia enfin de le prendre pour époux et de donner enfin un héritier au trône. Mon cher maître Jean Matthiae vint lui-même à la rescousse et invoqua mes devoirs envers la Suède. L’ambassadeur de France, Chanut, qui était mon ami, vint également plaider la cause du prince. Je me contentai d’abord de réponses dilatoires : « Je désirais attendre encore… Je n’étais pas mûre pour le mariage… Je voulais être reine avant de convoler… » et autres balivernes du même genre. Lui-même commençait à s’alarmer d’une froideur à laquelle je ne l’avais point habitué et que je ne parvenais plus à dissimuler. La convoitise du trône, maintenant qu’il craignait de le perdre, prêtait à ses adjurations un accent de sincérité, une chaleur qu’elles n’avaient jamais eus.

— Cette fois, je le sais par moi-même ! s’écria Ebba. Je venais, pour mon bonheur, d’être attachée à votre personne. Comme toute la Cour et tout le pays, je croyais à votre inclination pour Charles-Gustave et à votre prochain mariage. J’étais là quand il revint d’Allemagne pour la seconde fois. Il s’était battu comme un lion sous les ordres du général Torstenson et de capitaine venait d’être promu colonel. À vingt-quatre ans ! Je le trouvais magnifique, si grand, si large d’épaules dans son uniforme blanc soutaché d’or. Sa poitrine bombait comme un bouclier, sa voix sonnait comme une cloche d’airain. Je me disais : « À la bonne heure ! Notre petite reine aura un prince consort digne d’elle ! ».

— Quant à moi, il m’apparut épaissi, la face grossière et rubiconde. Malgré moi, je revoyais toujours le profil bestial accolé aux lèvres de la maritorne… Il me répugnait !…

— Il s’en rendait bien compte, le malheureux ! Il me fit la confidence de son amour et de son chagrin. C’était pendant le voyage que nous fîmes au cours de l’hiver 1646 au bord du lac Moelar… Vous en souvenez-vous, Christine ?

— Si je m’en souviens ! Ce seul nom me fait bondir le cœur, puis aussitôt ce pauvre cœur se serre et se déchire…

D’un bond, Christine se dressa, les yeux encore humides. Elle s’en alla décrocher au-dessus de la cheminée un petit pastel dans un cadre ovale. Le contemplant longuement avec tendresse, elle le serra sur sa poitrine comme un enfant, le flatta de la joue, puis le tendit à la jeune femme :

— Regarde bien ce portrait, Ebba. C’est l’image la plus heureuse de ton amie ! Vois ces cheveux : ils tombent toujours partagés en deux vagues autour de mon cou, mais ils sont bouclés avec grâce. Vois ces grands yeux pleins de rêve : avec quelle joyeuse confiance ils contemplent l’avenir ! Et cette bouche entr’ouverte comme pour le baiser… Et ce mystérieux sourire flottant sur tout le visage d’une chaude teinte ambrée, ne semble-t-il pas cacher un secret bonheur ! Regarde aussi cette guimpe blanche et plissée que ferme un étroit ruban de velours noir et ces larges manches tombant de mes épaules. La robe de mon amour ! Pour la première fois il y a de la coquetterie féminine dans ma toilette…

— Mais je le connais bien, ce portrait ! C’est six mois après mon arrivée qu’il fut peint par un artiste venu d’Angleterre, tout juste après notre retour de voyage…

— Oui, j’étais reine depuis un an, les États ayant décidé que j’étais digne de monter sur le trône à dix-neuf ans… Je revis souvent en pensée le jour de mon avènement. Un beau jour d’hiver. Toutes les cloches sonnaient et carillonnaient. La foule sous mes fenêtres criait de joie, m’envoyait des baisers ; les patineurs du lac portaient mes couleurs et mes paysans du Nord m’avaient envoyé des peaux d’ours, des bouquets de houx et d’edelweiss.

— Jamais reine ne fut plus aimée, adulée, Christine !

— Il y avait deux ans déjà que j’assistais aux Conseils et donnais mon avis. J’aimais alors le pouvoir, Ebba, et je me passionnais aux affaires du royaume. La paix avec le Danemark venait d’être signée et toutes les Cours d’Europe virent dans ce traité un chef-d’œuvre diplomatique. Il était en grande partie dû aux efforts et aux négociations d’Oxenstiern. Trop souvent il y avait une lutte sourde entre le Chancelier et moi : il avait longtemps exercé le pouvoir souverain et ne pouvait l’oublier. Quant à moi, je n’étais pas d’humeur à céder, même à mon premier ministre… Mais je reconnaissais ses mérites. Et à l’occasion de la paix je le fis comte de Sôdermôre.

— Sans compter les beaux domaines que vous lui offrîtes…

— C’est vrai, tu assistais à cette réception en l’honneur du Chancelier ?

— C’était peu de temps après mon arrivée. J’étais là derrière vous, dans votre ombre. Je vous vois encore, si belle sous votre long manteau d’hermine, debout devant le trône. J’entends votre voix très forte et très douce remercier le Chancelier des services rendus à votre grand-père puis à votre père, le nommer d’un ton solennel le « grand ministre d’un grand roi ». Comme j’admirais tant de dignité dans un âge si tendre ! Comme j’étais fière de vous appartenir, moi, l’humble fille d’un gentilhomme, campagnard, de vieille race, certes, mais si pauvre !

— Et toi, ne sais-tu pas quelle joie tu m’as apportée ?

— Vous avez daigné me le dire souvent, mais je ne puis le croire !

— Je me souviens du matin, au temps des premiers lilas, où tu me fus amenée. On m’avait dit : « Il vous faut une demoiselle de compagnie ». J’avais répondu : « Bon. bon ! » en haussant les épaules. Il serait toujours temps de me débarrasser de la créature, sans doute laide, prude et revêche, qui me serait imposée. Tu es entrée. J’ai cru voir le printemps lui-même avancer sur ses petits pieds légers…

— Il y avait pourtant de jolies filles à la Cour. Vos cousines…

— Je n’en ai jamais regardé aucune ! Mais en t’apercevant, je reçus le coup de foudre de l’amitié. L’amitié ? Un peu plus, qui sait ? Entre les études, la chasse, l’escrime, le souci du royaume et les Conseils, j’en étais peu à peu venue à me considérer comme un garçon. Tout ce qu’il y avait de viril en moi s’émut quand tu survins… Tu étais si blanche, si rose, si mince et si fine, d’un charme irréel d’ange ou de fée ! Et si pure de toute coquetterie, de toute rouerie féminine !

— Je tremblais devant vous de tendresse et de respect mêlés, Madame !

— Quel délice de voir à ma moindre parole tes joues s’empourprer depuis la racine argentée de tes cheveux jusqu’à la naissance de tes petits seins… Comme je me semblais brusque et brutale auprès de ta délicatesse !

— Et moi, je me trouvais si peu de chose devant votre fière beauté, ce qu’il y avait en vous de noble et majestueux, et toute cette science dont le monde retentissait !

— Ton long cou si mince, ta tête d’enfant et ce regard clair qui se donnait, à la fois confiant et si timide !

— Un jour d’été que nous étions étendues sur la mousse, je suivais entre mes cils mi-clos la fuite d’un nuage. Vous vous penchiez vers moi. Vos lèvres allaient effleurer ma joue quand je fis un mouvement et c’est ma bouche qui reçut le baiser. Un baiser parfumé par les framboises que vous veniez de cueillir et dont je n’ai pu oublier la saveur…

— Bah ! les baisers de Jacob ont dû bien vite en effacer le souvenir ! fit Christine en souriant.

— …Je me dressai, rougissante, interdite. J’entends encore mon : « Oh ! Madame ! » effaré.

— Et moi, je riais de ton trouble comme un page effronté… Pourtant nous n’étions que deux innocentes, toi, naïve comme un nouveau-né, moi très savante par mes lectures mais non moins inexperte, malgré mes airs fanfarons.

— Ce qui n’empêcha point les gens de la Cour de jaser sur notre tendresse… Je l’ai su plus tard par mon mari…

— Que veux-tu, Ebba, fit Christine avec lassitude. La calomnie est le pain quotidien des reines. Nul n’a plus que moi mangé de ce pain amer et bu de ce fiel. Parce que mes allures étaient libres et franches, parce que je préférais les exercices du corps, la philosophie et les soins du royaume aux fades plaisirs du mariage, il fallait bien en conclure, n’est-ce pas, à la corruption de mes mœurs. Laissons cela, mon amie. Toi et moi savons à quoi nous en tenir… Revenons-en à l’heureux temps de ce portrait où j’étais enivrée par la vie, le pouvoir, et ne savais rien encore des reptiles qui grouillaient à mes pieds dans la vase. J’étais jeune, mon sang dansait dans mes veines…Je venais de trouver l’amitié. J’allais découvrir l’amour ! Oh ! ces semaines du lac Moelar !…