Agence Gutenberg (p. 75-83).


XI


Près de sept ans auparavant, pendant l’hiver 1646…

Une de ces journées de décembre à la clarté limpide où les objets prennent un éclat et un charme dont rien, ailleurs que dans les pays du Nord, ne saurait donner l’idée. Bien qu’il ne fût guère plus de deux heures de l’après-midi, les ombres transparentes des cimes neigeuses s’allongeaient déjà sur la surface glacée du lac Moelar, d’un dur bleu d’acier.

Au fond, s’élevait une vaste enceinte de murailles, avec leurs tours trapues coiffées de coupoles dont le cuivre luisait dans les intervalles de la neige, et que crêtaient d’immenses flèches dorées.

C’était le château de Gripsholm, vieille citadelle qu’avait habitée Gustave Vasa, fondateur de la dynastie suédoise, et où Marie-Éléonore avait fait un séjour avant son équipée danoise.

Quelques patineurs décrivaient de gracieuses arabesques sur le lac, en face du château. Poussé par un adolescent, svelte en dépit de son épais justaucorps de fourrure, un traîneau volait sur la glace, laissant derrière lui un lumineux sillage. Ebba Sparre y était blottie dans des coussins d’eiderdown comme un cygne dans son nid. Son visage était rose de plaisir et de froid et de sa ronde bouche entr’ouverte s’échappaient tour à tour de petits cris d’effroi et des rires de cristal.

— Pas si vite, pas si vite, Christine !… Vous me faites peur…

— Je t’ordonne de me tutoyer, Ebba ! Par le diable, sommes-nous encore à la Cour ? N’avons-nous pas quitté Stockholm et ses rues étroites, l’air malodorant du Palais et les venimeux commérages des duègnes ?

— Oh ! Christine, je suis ivre de joie ! Respire cet air si pur qui crisse dans les dents comme un sorbet. Regarde ! Tout est si beau ! Ces sommets là-haut qui brillent comme des aiguilles de saphir ; ce torrent suspendu, enchaîné par la glace, ne dirait-on pas une cascade de diamants ? Sur la rive, vois les réseaux enchevêtrés de ronces qui ressemblent à ces ouvrages en verre filé qu’on vous envoya de Venise. Le moindre brin d’herbe porte sa parure de givre et de fête. Et ce beau soleil rouge sur tout cela !… Quelle merveilleuse idée tu as eue !

Les jeunes filles s’arrêtèrent un instant pour contempler le paysage. Christine reprit haleine.

— Oui, je voulais de vraies vacances, tudieu ! fit-elle, sans chambellans, majordomes, dames d’honneur ni protocole. Des vacances comme de vrais écoliers ! J’ai beau être reine, j’ai tout de même vingt ans…

— Tu ne les auras que dans quelques jours, Christine ! Ne te vieillis pas !

— Que fait l’Allemagne, que pense le Danemark, que complote la Pologne ? Ah ! comme je m’en fiche ! Au diable les réceptions à baise-mains, ces mains de garçon auxquelles je n’ai jamais pu donner la blancheur d’albâtre digne d’une reine ! Au diable les Conseils et leurs problèmes, la perruque de Per Brahe et la barbe d’Oxenstiern !

— Il nous a, il est vrai, délégué son fils.

— Triste cadeau ! Vois-le là-bas, exécutant de la pointe de ses patins une figure compliquée sur la glace : on dirait un problème de mathématiques. Quel air comiquement grave ! Avec ses petits bras courts, son pourpoint noir et son jabot blanc, ne dirait-on pas un pingouin ?

— Salvius dit pourtant que c’est l’homme le plus savant en littérature, en philosophie et en droit qu’il ait jamais connu, et qu’il sera le prince des diplomates…

— Je crois bien ! Il triomphera de ses adversaires par l’ennui. Moi, je ne puis l’entendre sans bâiller ! On prétend qu’il veut gagner mon cœur et ma main. Du moins, ce sont les ennemis du Chancelier qui l’affirment. Pour ma part, je n’en crois rien. Car Oxenstiern m’a donné cent preuves de son désintéressement. Mais son fils, mordieu ! ne me divertit pas plus que lui-même !

— Ce n’est pourtant pas faute d’essayer…

S’apercevant qu’il était question de lui, le jeune Erick agita la main d’un geste gauche, fit une pirouette dont il faillit choir et s’approcha par longues glissades.

— Regarde : avec son long nez, ses petits yeux ronds et noirs, ses longues jambes maigres, n’est-ce pas plutôt un héron qu’un pingouin ?

Les deux jeunes filles riaient aux éclats lorsque Erick, s’arrêtant à trois pas de la reine, s’inclina profondément :

— J’ai cru que Votre Majesté désirait me parler, fit-il avec componction.

— Nullement, Erick, nullement ! Nous admirions simplement vos savantes évolutions. Vous mettez à cette étude le sérieux qui distingue toutes vos actions.

— Je remercie Votre Majesté de sa bienveillance…

— Je vous ai déjà dit, Erick, et je vous le répète qu’il n’y a point ici de Majesté, mais seulement Christine. Ne me connaissez-vous pas depuis l’âge de cinq ans ? Et ne sommes-nous pas ici en vacances, corbleu ?

Erick s’inclina de nouveau jusqu’à terre :

— Jamais je n’oserais, Madame ! balbutia-t-il. Mon respect, mon profond respect…

— Je n’ai cure de votre respect, Monsieur ! N’oubliez pas que j’ai vingt ans ! Le respect, que je sache, n’est point un présent qui plaise beaucoup aux dames. Mais avez-vous jamais attaqué la vertu d’une belle ? Je ne vous vois guère en faune aux sabots dansants, à la lèvre goulue. Erick Oxenstiern en Dieu Pan ! Allons ! Suivez-nous vers les saules…

Avec un long éclat de rire, Christine saisit le dossier du traîneau qui de nouveau s’envola sur la glace tandis que, long et triste, le pauvre diplomate suivait les jeunes filles d’un œil de cormoran offusqué.

— Allons, bon ! Voilà l’autre ! fit tout à coup la reine. Celui-là, c’est l’ours de la montagne qui fait le beau !

Charles-Gustave, tout emmitouflé de fourrures, haut et large comme un bastion, approchait à son tour.

Il se baissa, saisit la main de Christine dans ses grosses pattes et la baisa dévotement.

Puis se relevant :

— Ne me ferez-vous pas la grâce de patiner un instant avec moi, ma cousine, fit-il, tandis que ses gros yeux noirs et saillants prenaient une expression suppliante. À peine si je vous ai aperçue depuis mon arrivée ! Erick Oxenstiern qui se morfond là-bas se ferait une joie, je le sais, de pousser le traîneau de notre belle Ebba…

— Non, non ! s’écria celle-ci avec vivacité. Je n’ai besoin de personne. J’ai mes patins ! Et il faut que je prenne un peu d’exercice. Et rejetant la mante à capuchon, elle sortit du traîneau sa tête enfantine, coiffée de boucles vermeilles.

— Reste où tu es, Ebba, reste ! cria Christine d’un ton impérieux. Et se tournant vers Charles-Gustave :

— Quant à vous, mon cousin, inutile que nous causions. Je sais d’avance qu’à peine cinq minutes écoulées, vous commencerez à rouler des yeux en boule, à bâiller comme une carpe et à bêler lamentablement : « Quand m’autorisez-vous à demander votre main, Christine ? Quand pourrons-nous enfin nous marier ?… ». Eh bien, non, je suis en vacances et n’entends point parler mariage ! À demain les affaires sérieuses… et l’hymen ! En route, Ebba ! Allons voir quelle est cette troupe de cavaliers, là-bas, sur le flanc de la montagne, de l’autre côté du lac…

Et congédiant Charles d’un geste ironique de la main :

— Dieu vous garde, mon beau cousin ! s’écria-t-elle. Et à demi-voix, pour elle-même, elle ajouta :

— Va retrouver ta p…, butor !

L’ours, après le héron, demeura, les bras ballants, piteusement planté sur la glace.

— Que marmonnes-tu donc entre tes dents, Christine ? demanda Ebba.

— Rien, rien ! Quelque chose qui ne regarde que Charles et moi.

— Comme tu es cruelle pour ce pauvre garçon, amie ! C’est un héros, tu sais, et il t’aime à en perdre le sens !

— Oui, mais pas le sens de ses intérêts, crois-le bien. Tu n’y comprends rien, Ebba, parce que tu ne sais pas tout !… Décidément, ils ne sont pas drôles, mes deux soupirants ! Par bonheur, je t’ai, et cela me suffit. Avec toi, Ebba, j’affronterais toutes les solitudes !

Trois heures venaient de sonner à l’horloge du château. Bercée par le doux glissement du traîneau, Ebba se taisait, contemplant rêveusement les cimes qu’une à une le soleil couchant touchait de son doigt rouge. Elle dit enfin d’une voix hésitante :

— Tu n’as pas oublié, Christine, que nous attendons d’autres compagnons.

— Qui donc ?

— Mais… Jacob de la Gardie. Ne l’avez-vous pas invité vous-même ?

— Ah ! la petite masque ! Voilà pourquoi tu défends mes prétendus amoureux avec tant de zèle ! C’est afin de pouvoir roucouler tout à l’aise avec le sire de la Gardie, pendant qu’ils me feront leur cour…

Ebba baissa la tête et l’on ne vit plus que le bout de son petit nez, rose de confusion. Puis :

— Mais il ne vient pas seul, Christine. Il amène son frère qui vient de passer plusieurs années à l’étranger…

— Lequel donc ?

— Magnus.

— Magnus ! Peut-on bien s’appeler Magnus !

— Il s’appelle aussi Gabriel…

— J’en ai entendu parler. C’est celui qui, paraît-il, ressemble le plus à sa mère, la belle Ebba Brahe. Décidément, le nom d’Ebba porte bonheur… Connais-tu l’histoire d’Ebba Brahe ?

— Comment la connaîtrais-je ? Avant de venir auprès de vous, je n’avais jamais mis le nez hors de mon vieux manoir !

Christine ralentit son élan et d’une voix émue :

— C’est une triste histoire, Ebba. Ma grand’mère, Christine de Holstein-Gottorp, qui m’a donné son nom, avait fait élever auprès d’elle une jeune fille noble, la comtesse Ebba Brahe. Celle-ci devint, dit-on, la plus belle des femmes de la Cour, comme mon père Gustave-Adolphe en était le plus beau des chevaliers. À dix-huit ans, ils s’aimèrent et en secret se promirent l’un à l’autre. Dans les lettres que, du champ de bataille, le jeune roi écrivait à sa fiancée secrète, il lui jurait un amour infini et une éternelle fidélité.

— Etre aimée par le grand Gustave-Adolphe !

Hélas ! Il n’est guère plus permis aux rois qu’aux reines d’aimer à leur guise. Ma grand’mère était orgueilleuse. Comme moi, d’ailleurs. Elle fit maintes fois comprendre à Ebba qu’une suivante ne pouvait prétendre à la couronne. Elle l’humilia, la traita d’intrigante, la persécuta. Elle invoqua surtout l’intérêt de la Suède qui exigeait, pour des raisons politiques et religieuses, le mariage de Gustave-Adolphe avec la princesse de Brandebourg. Ebba avait une âme fière et noble. Elle se sacrifia. Elle avait d’abord refusé le général Jacques de la Gardie qui est maintenant maréchal du royaume. Elle l’épousa. Quand mon père revint de la guerre, elle ne voulut jamais le revoir. Elle devint la plus dévouée des femmes et des mères. Elle ne voulut jamais non plus remettre les pieds à la Cour. Je ne la connais même pas. Un grand caractère !

— Comme elle a dû souffrir ! Et Gustave-Adolphe ? — Il tempêta d’abord, voulut tout casser, puis se consola en retournant à la guerre. Les hommes ont encore sur nous cet avantage de pouvoir distraire leur douleur. Puisqu’il ne pouvait vivre pour Ebba Brahe, au moins mourrait-il pour elle. Il ne mourut pas. Mais pendant plusieurs années, il montra, comme moi, une singulière aversion pour le mariage. C’est en vain que sa mère, le Conseil d’Etat, le peuple le conjurèrent de donner une reine au pays et un héritier au trône. Comme ils le font pour moi. Il résista longtemps. Mais son cœur n’était pas blesse à mort. Il se décida enfin à épouser ma mère Marie-Eléonore, et l’aima, sans illusions, sans trop de fidélité, mais avec tendresse. C’est ainsi que je vins au monde…

La voix d’airain de Christine s’était adoucie. Puis, se penchant vers son amie :

— Tu pleures, Ebba ? Allons ! Ne te laisse pas attendrir par ces vieilles histoires. Nous n’avons ni l’une ni l’autre, le cœur brisé, n’est-ce pas ? Il fait beau, nous sommes jeunes, libres… encore libres, tu es belle. Et moi…

— Tu l’es plus encore que moi, Christine !

— Petite flagorneuse ! Souris-moi !… Bien !

— Comme tu es bonne, Christine !

— Tu devines donc combien je suis anxieuse de connaître le fils préféré de la belle comtesse, le grand, le seul amour de mon père… S’il a les traits et les cheveux blonds de sa mère, il tient, dit-on, de ses ancêtres languedociens la souplesse de l’esprit et une éloquence sans égale. De tous les pays qu’il a visités, c’est la patrie de sa famille, la France, qu’il préfère.

— Comme toi, Christine.

— Écoute ! N’entends-tu pas un galop de chevaux ? C’est bien vers le château que les cavaliers se dirigent. Allons voir !

Et le traîneau, s’envola. Non loin de la rive, Christine, gardant les yeux fixés sur la route qui longeait le lac et où, sortant de la forêt, allaient déboucher les chevaux, dont on entendait sonner les sabots, heurta du pied une souche emprisonnée dans la glace et entraînée par la vitesse, alla tomber rudement à quelques mètres de là.

Elle poussa un petit cri, puis demeura étendue, immobile et pâle. Ebba qui s’était dégagée du traîneau, s’agenouilla auprès de sa maîtresse et la voyant toujours sans connaissance, une traînée de sang au front, s’épouvanta et appela à l’aide.

Un cavalier venait de surgir sur la route. Il sauta lestement de sa monture, regarda d’où venaient les appels, descendit le haut talus d’un trait et accourut en quelques bonds puissants et légers.

Christine, qui avait recouvré les sens, mais non le mouvement, le regardait venir entre ses cils mi-clos. Comme il paraissait grand, ainsi vu d’en bas ! Et quelles proportions parfaites, — les épaules larges, la taille mince et cambrée, les jambes longues, — quelle grâce, quelle aisance dans l’allure ! Un Apollon ! Quelle différence avec ces géants suédois dont les membres mal équarris, mal ajustés, semblent n’obéir qu’à regret ! Comme on devinait son origine française !

Le jeune homme s’était, au côté d’Ebba, agenouillé devant Christine. Elle put voir de tout près le visage à la peau vermeille, les traits fermes, les yeux d’un bleu de pervenche frangés de cils singulièrement noirs, la bouche aux lèvres, charnues d’un rouge de géranium, entr’ouverte sur des dents larges et blanches comme des amandes fraîches. Mais elle vit surtout passer en vagues successives sur ce beau visage la crainte, la pitié, l’espoir, la joie, et son cœur tressaillit.

Il prit son pouls, ouvrit le vêtement de fourrure, posa sur la gorge ambrée une tête soyeuse dont les cheveux blonds fleuraient un étrange parfum oriental : l’ambre ou la myrrhe ?

— Ne vous inquiétez pas, dit-il en se relevant à la sanglotante Ebba, ce ne sera rien…

Quelle voix de métal et de velours !

Puis se penchant sur le corps étendu, il le souleva aussi aisément que celui d’un enfant, et se mit à courir vers le château. Pour la première fois, l’orgueilleuse Christine s’abandonnait avec confiance, blottie entre ces bras forts, sur cette poitrine dont elle entendait le cœur battre à coups précipités. Comme c’est bon parfois d’être faible ! Comme elle se sentait protégée, à l’abri de tout ! Une étrange chaleur la pénétrait peu à peu jusqu’aux moelles, passait en ondes à travers ses membres jusqu’à l’extrémité de ses doigts, de ses pieds. Oh ! si cet instant pouvait ne jamais finir.

Quelques instants plus tard, Christine lavée, pansée, enveloppée dans une longue robe de velours bleu pâle, un verre de cordial entre les mains, reposait dans un petit salon, sur une couche aux coussins de tapisserie armoriée, lorsque son sauveteur qu’elle avait fait mander entra, un peu hésitant. Il mit genou en terre, au pied de la couche :

— Ah ! Madame, dit-il de sa voix chaude, excuserez-vous jamais mon inconvenance ? Mais pouvais-je deviner, dans ce beau jouvenceau privé de sentiment, la souveraine de Suède et la mienne, celle qui règne sur nos vies, sur nos cœurs, celle dont le nom et la gloire, retentissant à travers l’Europe, furent souvent dans mes voyages un sujet de joie et d’orgueil ? Le pouvais-je. ?… Et maintenant, permettez-moi de me présenter moi-même puisqu’il n’y a dans ce château — Dieu merci ! — personne qui puisse le faire : votre humble et féal sujet, Magnus-Gabriel de la Gardie qui n’a qu’un désir sur terre : vous consacrer sa vie !

Et plus caressant encore :

— Dites-moi que vous me pardonnez, Madame !

— Je vous pardonne, murmura Christine avec douceur, en lui tendant une main qu’il couvrit de baisers fervents.

En évoquant les lèvres pleines et rouges, Christine ferma les yeux et frissonna avec délices.

Puis avec un rire de malice :

— Porter la reine entre ses bras ! Savez-vous qu’en Espagne, vous seriez déjà au pied du gibet, jeune imprudent ?

La glace était rompue. Jacob de la Gardie, cavalier brun de fière mine, survint à son tour. Ses regards semblaient aimantés par la jeune Ëbba, debout derrière la reine, dont le fin visage rieur avait retrouvé ses couleurs. Tous causèrent joyeusement. Le soir, Christine disait rêveusement à son amie :

— Si Magnus ressemble à sa mère autant qu’on le prétend, comme je comprends la passion de mon père !