Agence Gutenberg (p. 59-65).

IX


Où on commence à parler mariage.


Christine demeura un instant silencieuse, courbée, les bras croisés sur la poitrine, les yeux fixés sur les belles flammes bleues et roses.

Puis se dressant d’un vif mouvement, elle entraîna son amie vers un angle de la pièce, et, ses bras enlaçant les frêles épaules d’Ebba, contempla longuement un portrait, celui d’un adolescent mince et fier : en bottes à revers et justaucorps gris d’argent, le front ombragé d’un feutre à plume rouge, il tenait une cravache d’une main et l’autre posée sur l’encolure arrondie d’un cheval. Il souriait, prêt à bondir sur sa monture, donnant une impression de jeunesse alerte, de grâce et de joie.

— Me voici à seize ans, dit-elle enfin. Trois ans avant que je te connaisse. Seize ans, l’instant le plus insouciant de ma vie ! Au physique, tu me vois : un front large et serein, les yeux bien fendus, le nez aquilin, la lèvre inférieure un peu forte, mais rouge et fraîche comme une cerise.

— Une bouche faite pour le baiser, murmura Ebba.

— Il n’en était, Dieu merci, pas question ! riposta brusquement la reine. Je ne prenais aucun soin de mon teint qui était brun et hâlé comme celui d’un garçon, ni d’ailleurs du reste de mon corps et, à la propreté et l’honnêteté près, je méprisais tout l’apanage de mon sexe. Je m’efforçais même de comprimer sous l’épaisse étoffe de mon justaucorps mes seins naissants qui, du reste même aujourd’hui, ne m’ont jamais beaucoup alourdie par leurs rondeurs. Qu’en penses-tu ? Ebba ?

— Je pense, Madame, que Diane, comme vous, avait un corps d’éphèbe.

— Tu sais d’ailleurs que je n’ai jamais apprécié les outres. Les pommes me suffisant. Ainsi, toi, Ebba…

— Oh ! Madame, je vous en prie…

— Bon, bon ! Je ne veux point alarmer ta pudeur, ni chasser sur les terres de M. Jacob de la Gardie. Revenons à mes seize ans : je ne portais aucun bijou ; une bague était le seul morceau d’or que je souffrisse sur ma personne. Jamais ni voile, ni masque. Ni de frisure sur mes cheveux.

— Vous n’avez pas changé, Christine.

— Mais pour la force et l’agilité du corps, j’étais alors un petit être indomptable et indompté. Dix heures de chasse passées à cheval ne me faisaient, corbleu ! pas peur. J’insultais mes pages quand ils donnaient quelque signe de fatigue. Il m’arrivait même de les cravacher ou de leur botter le derrière, car la douceur ne figurait point parmi mes qualités…

— Vous êtes parfois si tendre !

— … Et je maniais mon coursier avec tant de vigueur et d’habileté que personne ne pouvait m’imiter ni me suivre. Le froid, le vent, la pluie étaient mes compagnons habituels. Quand l’hiver glaçait le bord des précipices et des mers, quelle joie de me laisser emporter par des rennes ou des élans qui me faisaient faire plusieurs milles d’un seul vol !

Ebba saisit la main de Christine et la porta à ses lèvres avec un petit cri d’effroi.

— Vous auriez pu vous tuer, mon amie chérie !

— C’est bien ce que craignaient régents et conseillers. Que de semonces j’ai dû subir ! Je ne m’appartenais pas, mais au pays… Je pouvais priver la Suède de sa reine et la plonger dans l’anarchie… Je serais responsable de ses malheurs… Et tutti quanti ! J’écoutais d’une oreille distraite et sitôt rentrée au palais, c’était pour me jeter avec la même fougue sur un poète grec ou latin, un écrivain français, un philosophe allemand, et lire, lire jusqu’aux premiers rayons de l’aurore…

— Mais votre santé ?

— À cet âge-là, j’étais en fer ! Et l’on n’osait trop me morigéner ni me contraindre car j’apportais la même rage d’apprendre dans toutes mes études. Mes maîtres étaient fiers de moi. Oui, même le grave Oxenstiern qui prétendait alors qu’à peine sortie de l’enfance, je n’ignorais rien de l’art de gouverner. Et puis, je n’étais pas commode. Et je le savais, mordieu ! J’ai retrouvé aujourd’hui ce calepin dans un tiroir de la chambre où, il y a onze ans, j’ai passé un mois de printemps. Tiens, lis tout haut. Moi j’ai les yeux qui me brûlent depuis leur sacré banquet. Tu vas voir comment je me jugeais alors…

De sa douce petite voix d’écolière, Ebba lut :

« Méfiante, soupçonneuse, je ne veux point de rang secondaire. Primer est mon désir dominant, n’en déplaise à ceux qui m’ont formé l’esprit et le cœur. D’un caractère emporté, acerbe… »

— Que de fois, si j’avais eu le pouvoir suprême, aurais-je fait couper des têtes devant moi, quitte à le regretter ensuite ! interrompit Christine.

— Mais vous êtes trop bonne pour cela ! s’écria Ebba.

— Pas tant que tu crois, mon enfant. Je me suis sentie bien souvent envahie de fureur homicide ! Et il m’est arrivé d’être impitoyable aux ennemis de l’État… Mais continue, Ebba.

« …D’un caractère emporté, acerbe, reprit la jeune femme, je suis de plus impatiente de toute supériorité. J’aime assez railler, lancer des brocards bien mordants, bien caustiques, ce qui m’égaie ; mais la répartie me met de mauvaise humeur ; soudain ma satisfaction s’évanouit, je sourcille, je colère. Si mes répliques me valent des ripostes, j’entre en fureur ! »

Relevant sa jolie tête d’or crêpelé, les yeux grands ouverts par la surprise et l’admiration :

— Quelle lucidité chez une enfant de seize ans ! s’écria Ebba. Mais peut-être vous étiez-vous un peu sévère ?

— Non, répondit mélancoliquement Christine, en hochant la tête. Je me connais, je suis toujours capable de cruauté. Si je dissimule davantage aujourd’hui, au fond, je suis restée la même et parfois je me fais peur…

Dès l’âge de quatorze ans, Christine avait donc été définitivement privée de sa mère. Une orpheline. Aucune influence féminine.

Autour d’elle, rien que des hommes : tuteurs, régents, précepteurs et professeurs, courtisans.

Elle devint pour tous hommes de cour et hommes du peuple, ce que son père avait voulu qu’elle fût : le prince héritier. Elle-même en oubliait qu’elle était femme.

Pourtant d’autres s’en souvenaient. N’était-elle pas un parti magnifique ? La reine la plus célèbre, la plus enviée d’Europe ? Souveraine d’un pays non seulement riche et prospère, mais qui s’était imposé par les armes et couvert de gloire ?

Aussi, à peine eut-elle seize ans qu’elle devint le point de mire des cours européennes, le centre de vastes et multiples intrigues matrimoniales.

Qui sait si en lui faisant donner cette éducation virile, le roi Gustave-Adolphe n’avait-il point en dessein d’endurcir le cœur de sa fille contre tant de convoitises ?

Christine d’ailleurs n’avait aucun goût pour le mariage. Elle ne pouvait se tenir de pouffer de rire en dénombrant devant Ebba ses divers prétendants.

— Il y eut d’abord, fit-elle, les fils de Christian IV de Danemark, Frédéric et Ulric.

— Comment ! Deux à la fois ? Deux frères rivaux ? Peste, excusez du peu ! s’écria Ebba. Ah ! je comprends maintenant les caresses et mignardises du souverain danois pour la reine Marie-Éléonore. En faisant les yeux doux à la mère, c’est vers la fille qu’il louchait.

— Vers la fille ? Non ! Vers sa couronne. Pauvre maman ! Avec quelle naïveté elle tomba dans le panneau !

On n’insista point. Car le Conseil, la Diète, le peuple se déclaraient également hostiles à une alliance avec l’ennemi héréditaire de la Suède et des Vasa. Bon voyage, Messieurs les Danois !

Il y eut ensuite le jeune Électeur de Brandebourg auquel Gustave-Adolphe avait, paraît-il, naguère pensé. Mais il était calviniste.

— Un calviniste épouser une luthérienne ? dit Christine. Vous voyez d’ici la levée vers le ciel de toutes les manches noires des docteurs en théologie et le scandale à travers le pays !

Plus tard vinrent encore le roi d’Espagne Philippe IV, et le roi Jean de Portugal.

C’était là, certes, d’illustres prétendants. Quand on lui en parla, Christine se récria :

— Des catholiques ! Vous n’y pensez pas ! Et quelles drôles de mœurs ont ces gens-là. Si je tombais de cheval, devrais-je expirer sans aucun secours ? Vous savez que nul ne doit toucher à la reine d’Espagne sans être puni de mort. Grand merci !

Puis il y eut Wadislas et, après sa mort, Jean-Casimir de Pologne. Enfin le fils de l’Empereur Ferdinand lui-même eut l’idée, assez naturelle, de récupérer par une sage politique matrimoniale ce qu’un destin malheureux lui avait fait perdre. Quelle kyrielle !

Par bonheur, tous ces prétendants et chacun d’eux avaient des adversaires dans le pays et, avant tout, Axel Oxenstiern qui semblait préférer un Suédois. « Son fils », chuchotaient les mauvaises langues.

— Pas de catholiques ! déclarait donc le Chancelier.

— Pas d’étrangers, murmuraient les nobles du royaume, qui craignaient de se voir enlever charges et prébendes.

— Non, pas d’étrangers ! renchérissait le peuple. Pas d’hommes qui ne connaissent ni notre langue ni nos coutumes !

Christine laissait dire en riant sous cape.

Quand on lui présentait une de ces miniatures soigneusement retouchées où, l’air godiche, souriait un prince charmant et chamarré, elle riait plus fort encore.

— Alors ce beau seigneur me trouve toutes les grâces et veut faire de moi la compagne de sa vie, sans m’avoir jamais vue ? Et il trouverait tout naturel que je couche comme ça, dans le lit d’un inconnu, et jusqu’à ma mort ?

Car, dès seize ans, la petite reine ne manquait point de verdeur dans son langage.

Elle se faisait de l’amour une très haute idée, mais n’y voyait nul rapport avec le mariage.

— Ce serait trop heureux d’être à la fois amoureux et marié ! disait-elle. Le plus souvent, les gens s’épousent sans se connaître et se haïssent dès qu’ils se connaissent…

Cette aversion de Christine pour le mariage croissait avec l’âge, en même temps que son orgueil de femme et de reine. La sujétion conjugale lui apparaissait la plus odieuse des servitudes.

— Celui qui sait appartenir à lui-même, disait-elle, ne devrait jamais appartenir à un autre…

Ses conseillers, néanmoins, ceux même qui s’étaient le plus vivement opposés à certaines alliances, commencèrent à s’émouvoir de ce parti-pris. Car les années passaient. De leur côté, les États manifestèrent plusieurs fois leur déplaisir de ne pas voir la reine donner un héritier au trône des Vasa. Christine hochait la tête.

— Il faut plus de courage pour se marier, répétait-elle, que pour entreprendre une guerre…

Ses déesses préférées restaient Minerve, la très sage, et Diane, la virginale Chasseresse.

Quand on la pressait de questions pour connaître les raisons de ce goût pour le célibat, elle ne répondait guère que par énigmes.

— Les Muses demeuraient pucelles, disait-elle avec un sourire ambigu ; quant aux Amazones, elles se coupaient le sein pour marquer leur désir de guerroyer en hommes et leur volonté de ne point convoler.

— Est-ce une Amazone lettrée ou une muse équestre ? demandait un jour un des écrivains qu’elle attirait à sa Cour.

Vierge farouche, Christine n’était nullement une oie blanche. Elle n’ignorait rien des réalités et même des raffinements de l’amour. Il n’y avait point pour elle de domaine interdit. Toute jeune, son esprit d’une insatiable curiosité l’avait entraînée à chercher chez les auteurs latins et grecs tout ce qui pouvait l’éclairer. Elle savait par cœur, disait-on, le Satyricon de Pétrone et se plaisait à réciter les passages les plus scabreux des odes de Catulle et des idylles de Théocrite.

— Vous me faites rougir, Madame ! lui disait parfois son indulgent précepteur Jean Matthiae. Si je ne yous savais si innocente…

— Innocence n’est pas ignorance, mon bon Maître !

Et l’espiègle Christine s’enfuyait en riant de toutes ses dents pointues.

Un jour que le Chancelier Oxenstiern renouvelait, de son ton pompeux, adjurations et admonestations, après avoir souri, la petite reine finit par se fâcher tout rouge :

— Une fois de plus, je vous le répète, je ne veux pas qu’un homme use de moi comme un paysan qui ensemence son champ, s’écria-t-elle en frappant du pied.

— Madame ! De tels propos dans votre bouche !

— Et puis, ignorez-vous qu’il pourrait naître de moi un Néron aussi bien qu’un Auguste ?

Le digne homme en demeura tout pantois.

— `À force d’éducation virile, aurions-nous fabriqué un petit monstre ? confia-t-il à Jean Matthiae.

Pourtant, ces prétendants illustres l’un après l’autre évincés, il en demeurait un que Christine avait longtemps semblé considérer d’un œil favorable : son cousin Charles-Gustave, fils de la tante qu’elle avait tant chérie et du comte palatin Jean-Casimir.