Agence Gutenberg (p. 34-38).


VI


Gustave-Adolphe, en effet, allait partir en campagne. La guerre continuait à se déchaîner sur l’Europe. L’Allemagne devait, pendant trente ans, servir de champ de carnage à tous les chevaliers de fortune, à tous les reîtres bottés d’Europe. Quel prétexte ? Des deux côtés la croisade. Papistes et protestants s’affrontaient. C’est au nom du Christ d’amour, de leur Christ dont chaque parti revendiquait sauvagement l’exclusive possession, que les hommes d’armes se massacraient, que les campagnes étaient piétinées, les villages brûlés, pillés, les paysans pendus.

Mais d’un côté, il y avait l’Empire catholique, avec l’Empereur et son ambition déchaînée. Il escamotait royaumes, provinces et villes, résolu à les annexer et jurant d’en exterminer les hérétiques.

C’est à bon escient que les protestants s’alarmaient. Si l’Empire triomphait, que deviendraient leurs libertés, aussi bien civiles que religieuses ? Ils seraient esclaves par la perte de leurs domaines et de leurs territoires comme par la violation de leurs consciences.

Ils appelèrent à leur secours le grand Gustave-Adolphe. N’était-il pas le chef des protestants, le gendre de l’Électeur de Brandebourg victime de la convoitise de l’Empereur ? Ne pouvait-il en outre obtenir l’aide matérielle et la sympathie du roi catholique de la France et du cardinal de Richelieu, son ministre, qu’inquiétaient les appétits effrénés de l’Empire.

— Au fond, je ne me plais que dans les camps, disait le roi de Suède à ses compagnons d’armes. Mes lauriers de Pologne et de Russie sont déjà desséchés. Il m’en faut de frais pour les rapporter à Christine. C’est en Allemagne que je trouverai la vraie gloire, celle qui ne périt pas…

N’y trouverait-il pas autre chose ? Tycho Brahe, l’astrologue, a prédit qu’en 1632 doit succomber de mort violente un prince du Nord, à la fauve chevelure.

— Serait-ce moi ? se demande Gustave-Adolphe. Mais Tycho a parlé de Finlande, et je suis Suédois. Peu importe, d’ailleurs. Mieux vaut la mort des champs de bataille que celle qui vous étrangle sournoisement dans un lit clos.

Et le roi décide de partir. Mais il organise auparavant la régence. La reine en est écartée.

— Elle est trop douce, trop malléable, prétextait-il.

Fort amoureux de Marie-Éléonore, de sa chair blonde et savoureuse, il se méfiait de son intelligence et de son jugement. Rarement époux épris vit si clairement les faiblesses de sa femme.

— D’ailleurs elle m’accompagnera ou me rejoindra, ajouta-t-il. Je ne saurais me passer d’elle.

Le chancelier Oxenstiern qui exerçait les fonctions de lieutenant-général de Suède et les cinq grands dignitaires du royaume, réunis en Conseil, étaient chargés de veiller sur l’enfant et sur ses droits d’héritière. Et ses premières années étaient confiées à la sœur bien-aimée du roi, Catherine, et à son mari, le Prince palatin Jean Casimir.

Cependant la flotte appareille dans le port de Stockholm. Gustave-Adolphe fait ses adieux aux quatre États qu’il a convoqués. Il parle, selon sa coutume, avec une véhémente chaleur et termine par ces mots :

— Mes amis, je remets ma vie à Dieu et ma fille entre vos mains…

Les délégués émus l’acclament, l’entourent, baisent ses mains. On a oublié Christine. Elle est là pourtant. Elle s’accroche à la botte de son père. Il se tourne. Alors lui faisant une petite révérence :

— Très gracieux, très cher seigneur mon père…

C’est un compliment qu’on lui a fait apprendre et qu’elle tient à lui réciter.

Il ne lui en laisse pas le temps. Il la soulève et la serre avec violence contre son cœur. Ses yeux sont pleins de larmes. Puis il la dépose par terre et s’éloigne à grands pas vers le port, sans se retourner. Pour toujours.

Quant à la petite, elle lui tend les bras, elle court après lui avec de gros sanglots, se débat contre les femmes qui veulent la retenir. Pendant trois jours et trois nuits, elle ne cesse de sangloter. On craint pour sa santé, pour ses yeux surtout qu’elle a fragiles. Comment la consoler ?

— Je n’ai pas oublié cette grande douleur qui marqua ma petite enfance, reprit Christine. Et pourtant c’est à peine si je me souviens de la mort de mon père deux ans plus tard. Deux ans c’est long et lourd pour une mémoire d’enfant ! Et comment à cet âge aurai-je compris l’immense malheur qui s’abattait sur ma tête ?

Le bruit d’une grande victoire à Lutzen, contre Wallenstein, l’adversaire de Gustave-Adolphe, avait couru par la Suède. Déjà on avait fait sonner les cloches des villes et des campagnes et chanter le Te Deum. Ce n’est que quelques jours plus tard qu’on connut la terrible rançon de ce succès. La joie s’effondra sous le désespoir. Le roi, comme il l’eût souhaité, était mort en simple soldat, au cours d’une charge de cavalerie. On trouva sur le champ de bataille son corps criblé de cinq blessures.

Il n’en avait d’abord reçu que deux, une à travers le bras, une dans l’épaule ; il s’affaissa. Son page, à genoux auprès de lui, le veillait en appelant au secours.

Deux cavaliers ennemis accoururent :

— Qui est ce blessé ? demandèrent-ils.

L’enfant interdit ne répondit pas.

— Tu ne veux pas parler, chien ? Voilà pour toi !

Et ils l’abattirent. Puis se ruant sur le roi, ils l’achevèrent sauvagement, lâchement, sans même savoir de quel grand homme ils avaient privé le monde. Mais le fidèle page survécut quelques jours et parla…

Quand Marie-Éléonore qui, à Erfurt, quelque temps plus tôt, avait fait de tendres adieux à son héros, à son amant, apprit l’affreuse nouvelle, sa douleur fut si déchirante qu’on la crut prête au suicide. Longtemps elle resta gémissante et prostrée, sans vouloir prendre nourriture ni repos. Ce n’est qu’un an plus tard qu’elle eut la force de ramener en Suède le corps de Gustave-Adolphe.

Entre temps, à six ans, Christine avait fait ses débuts de reine.

— Cette toile en commémore le souvenir, dit-elle à Ebba en la désignant. Tu m’y vois déjà grandette, en cotillon de velours noir, tenant la main d’un chevalier de haute taille, mais qui n’est plus mon père. Cette tête aux cheveux gris, haut juchée sur la fraise blanche, avec son air majestueux et gourmé, tu la reconnais : c’est Oxenstiern avec vingt ans de moins. Quant à moi, j’ai les joues rondes et roses, des lèvres en moue — la lèvre inférieure, tu le vois, est déjà un peu pendante — mais mon air et mon maintien sont tels qu’ils inspiraient à tous frayeur et respect, m’a-t-on dit. La scène qu’a contée aujourd’hui à la Diète le vieux Larsson est exacte et je m’en souviens…

Les quatre États s’étaient rassemblés dans la salle de la Diète.

Comme le jour de l’abdication, il y avait là, réunis et serrés, les seigneurs, les dignitaires, les marchands et bourgeois, les paysans du royaume. L’assemblée était houleuse.

Tous les regards, tournés vers l’estrade, étaient fixés sur le trône vide du roi bien-aimé.

— C’est pour sa fille, pour notre Christine qu’il a confiée à nos soins, à notre amour que je demande vos suffrages ! clama le chancelier.

— Mais, avant de laisser tomber la maison royale en quenouille, nous voudrions bien la voir ! Nous ne la connaissons pas, cette fille de Gustave-Adolphe ! crièrent des voix.

— Soit ! Calmez-vous. Je vais vous la montrer.

Christine apparaît, cramponnée à la main du grand homme noir. Mais elle n’a pas peur. Elle est digne et fière. Elle sourit, parcourt l’assemblée du regard et de sa petite main fait un geste de bienvenue.

Larsson qui, plus jeune de vingt ans, lui aussi, était un beau paysan robuste et droit, chef écouté des hommes de sa province, est le premier conquis. Il s’élance, saisit la petite et voilà Christine assise sur le trône de son père, sous le grand dais de velours écarlate, ces petits souliers à bouffettes pendant dans le vide.

Des cris éclatent, rudes, violents :

— Vive notre petit roi ! Vive Christine !

Christine sourit toujours. Elle se plaît à ces grondements de la foule comme elle se plaisait naguère au fracas de l’artillerie. Elle donne avec gentillesse, avec dignité sa petite main à baiser. Elle ne s’étonne pas de voir des vieillards chamarrés, des officiers en grand uniforme, des sénateurs en fraises tuyautées s’agenouiller devant elle et lui prêter serment :

— Nous jurons d’être fidèles à Votre Majesté, de lui rendre service et obéissance en tout ce qu’elle voudra nous commander ! prononcent-ils.

Christine saisit mal les termes de la formule, mais elle sent fort bien que d’elle et de son caprice dépendent tous ces hommes et leur fortune. Quand elle voit à ses pieds son oncle Jean-Casimir qui, hier encore, la grondait et a voulu le premier lui rendre hommage, elle réalise en vérité ce que c’est que d’être reine.

Sans impatience, avec un sérieux qui ne laisse pas d’être comique sur son minois d’angelot, elle écoute les longs discours qu’elle ne peut comprendre. Elle ne s’endort pas, ne demande ni à manger ni à jouer, ni à sortir.

— Comme elle est sage ! entend-on de toutes parts. Et quelle majesté ! Le regard et le maintien de son père !

Christine fait ainsi son apprentissage de reine. Déjà le germe de l’orgueil est entré dans son cœur. Il grandira, certes, l’entraînera à commettre des folies, voire des crimes, mais il la gardera de toute action mesquine et basse.

— La vanité approche les princes jusque dans leur berceau, dira-t-elle plus tard. Déjà ils sont traités comme de petits lions qui égratignent mais ne dévorent pas encore…