Agence Gutenberg (p. 39-46).


VII


Près d’un an plus tard, en 1633, Christine attendait dans le port de Stockholm l’arrivée de sa mère.

Elle vit d’abord descendre du bateau, cambré sous son fier diadème de voiles blanches, le cercueil de bronze dans lequel reposait le corps embaumé de son père.

Alignés sur le quai, des soldats de Gustave-Adolphe, ses anciens compagnons de bataille et de victoire, présentaient les armes, raides et figés, tandis que les larmes coulaient sur leurs moustaches grises.

Le peuple regardait et soupirait :

— Notre roi, le plus grand des rois, le meilleur des hommes !

Christine restait muette et sans larmes. Qu’y avait-il de commun entre ce lourd sarcophage et l’image si vivante du père à la tête dorée, aux vifs mouvements, à la voix claironnante ?

Mais Marie-Éléonore apparut, gémissante, soutenue par ses femmes, plus blanche encore dans ses voiles de deuil. Quand elle aperçut l’enfant qu’elle avait si mal accueillie à sa naissance, si peu aimée plus tard, elle se jeta sur elle et la pressa contre son sein avec une violence désespérée :

— Christine, ma fille chérie, mon seul bien, te voilà enfin ! s’écria-t-elle. Comme tu lui ressembles : son front, son nez, son sourire et son regard étincelant qui pour moi s’adoucissait si tendrement ! Comment n’ai-je pas remarqué plus tôt cette singulière ressemblance ? Viens, mon enfant, tu ne me quitteras plus. C’est ensemble que nous le pleurerons !

Et Christine, dans le carrosse où elle étouffe sous les voiles noirs partit avec Marie-Éléonore, derrière le char funèbre entouré de piquets de soldats, pour le château de Nykoping où elle devait passer un an.

Le cercueil fut placé dans la grande salle du château.

— Je ne peux plus souffrir la clarté du jour, sanglotait la reine-mère. Tendez-moi d’étoffes noires ces murs, ces fenêtres ! Apportez des flambeaux.

Dans cette nécropole, la lumière des cierges funéraires était seule à danser, et comme chants l’on n’entendait que des hymnes de mort.

— Madame, le repas est prêt, suppliaient les suivantes. Vous n’avez rien pris aujourd’hui. Il faut vous soutenir !

— Pourquoi faire ? Mange-t-il, lui, immobile et glacé dans le cercueil où son corps bienheureux est couché ? Je veux mourir ! Je veux qu’on rouvre ce cercueil et qu’on m’étende à son côté !

Abattue sur le sarcophage, elle restait prostrée les bras en croix et l’on entendait ses ongles qui crissaient sur l’airain.

— Madame, si ce n’est pour vous, songez à votre fille, à l’héritière du trône que vous allez tuer.

— Mais je ne pense qu’à elle ! N’est-elle pas l’image de mon bien-aimé ? Viens, mon trésor, viens dans mes bras. Laisse-moi te contempler !

Les larmes coulaient sur le front, dans les cheveux de l’enfant. Les hoquets de douleur secouaient son petit corps, étendu sur la lugubre couche.

À leurs pieds, les nains et les bouffons dont Marie-Éléonore aimait s’entourer, affublés d’oripeaux de deuil, mimaient le désespoir, levaient les bras au ciel, faisaient d’horribles contorsions en gémissant de leurs voix aiguës qui donnaient le frisson.

Le soir, Christine baisait la custode d’or, suspendue au-dessus de sa tête où était enfermé le cœur de son père et après avoir dit ses prières s’efforçait de dormir. Mais, du fond du lit où elle reposait auprès de sa mère, dans l’ombre peuplée de sanglots, Christine apercevait tout à coup une tête grimaçante de gargouille qui se dressait à son chevet et la contemplait en ricanant silencieusement. Elle poussait des cris d’effroi :

— Mère, mère, j’ai peur ! C’est encore une de vos canailles qui m’a réveillée !

Elle appelait ainsi les petits monstres dont elle avait horreur. Son sommeil était hanté de cauchemars. Et quand d’aventure elle sortait, le ciel, les arbres, les fleurs lui semblaient moins réels que la chapelle sépulcrale et la lumière des cierges tremblants.

— La mort a marqué mon enfance, disait-elle plus tard. Je restais sans goût et sans forces pour jouer et n’avais de plaisir avec aucun enfant de mon âge. Quant à ma mère, pour avoir été vraiment inconsolable, elle a triomphé de toutes les femmes de Suède qui simulent si péniblement la douleur en de semblables circonstances.

Un an passa. Les régents, d’abord respectueux de la douleur de la veuve, se lassèrent. Ils voyaient l’enfant s’étioler, maigrir, les nerfs à vif. Un jour, le grand Justicier Per Brahe, grave et sévère dans son costume de velours noir, apparut à Nykoping :

— Madame, c’est assez pleuré. Il faut vous séparer de la dépouille de votre mari, notre roi bien-aimé. Dieu veut que les morts reposent avec les morts. Les prédécesseurs de Sa Majesté l’attendent dans la crypte royale…

Des cris de douleur, des flots d’imprécations s’échappèrent des lèvres tuméfiées de Marie-Éléonore :

— Jamais ! Vous êtes des monstres… Vous voulez tuer de nouveau votre roi !

— Si vous vous obstinez, Madame, je vous enlève votre fille, notre future reine. Le peuple s’inquiète de la voir ainsi séquestrée. Il craint pour sa santé et même pour sa raison.

Marie-Éléonore finit par céder. Elle consentit à se séparer du cadavre de son époux qui fut inhumé à Stockholm dans une crypte où elle passait chaque jour de longues heures. Mais elle n’en fut pas meilleure éducatrice.

Voulant toujours garder son enfant auprès d’elle, elle s’opposait à ce qu’elle poursuive ses études :

— En ai-je fait moi-même ? Et n’en suis-je pas moins devenue la femme du plus grand roi d’Europe ?

Elle faisait coucher la fillette dans une chambre glacée, n’autorisait pas les promenades à pied qui l’auraient distraite et fortifiée, ne lui voulait point d’autre compagnie qu’elle-même. Elle avait parfois d’étranges lubies. C’est ainsi qu’elle luttait obstinément contre le dégoût qu’éprouvait Christine pour le vin, la bière, pour toute boisson alcoolisée.

La petite, torturée par la soif, découvrit un jour le vase où les femmes de sa mère conservaient la rosée dont celle-ci se servait pour les soins du visage. Elle la but.

— Boire ma rosée ! gémissait Marie-Éléonore, les yeux au ciel.

— Fallait-il donc que je meure ? répondit l’enfant.

Elle n’en fut pas moins fouettée pour cette peccadille.

Mais la reine-mère enseignait surtout à sa fille la haine des Régents, des Conseillers d’État, le mépris pour les institutions, les coutumes de la Suède que, Prussienne exaltée, elle ne pouvait souffrir, depuis la mort du Roi. Elle jeta dans l’âme de son enfant ces germes d’hostilité contre son pays qui plus tard devait pousser Christine à l’abandonner pour vagabonder à travers le monde.

C’est en 1636 seulement qu’Axel Oxenstiern revint d’Allemagne où il avait fait un long séjour diplomatique. Quand il vit Christine grandie, certes, mais pâle, maigre, répondant à peine à ses questions, silencieuse et raidie, il fut consterné.

— Qu’a-t-on fait de cette enfant ? s’écria-t-il. Elle vit claustrée comme une moinesse et ne nous connaît ni ne nous aime ! À la veille de Lutzen, son père, mon roi vénéré, ne m’écrivait-il pas pour me recommander, s’il lui arrivait malheur, de la soustraire à la domination maternelle ? Il n’est que temps d’y songer !

Christine fut donc brusquement enlevée à sa mère qui ne dut plus la voir que trois fois par an, hormis les cas de maladie.

Elle renouvela gémissements et protestations. Elle en voulait surtout à Axel Baner, gouverneur de Christine, qui avait été le compagnon de plaisir de Gustave-Adolphe, et qu’elle soupçonnait de l’avoir entraîné dans des escapades, même après son mariage.

— Dire que ce vil débauché ose me voler mon enfant ! clamait-elle.

Le pays retentissait de ses plaintes. Mais elles restèrent sans écho. Car elle n’était point populaire. Son budget était toujours en équilibre instable, on lui offrit, pour la faire taire, un dédommagement financier. Calmée, elle accepta et, avec nains et bouffons, retourna pleurer le roi au château de Gripsholm qu’on lui avait attribué comme douaire, et qui était en Sudermanie, tout proche de la frontière suédoise.



Les deux amies étaient toujours enlacées dans la bergère dont le reflet dansait sur leurs visages rapprochés. Elles se turent un instant, pensives. Puis Christine tourna doucement la tête de la jeune femme vers un panneau qui leur faisait face :

— Regarde, Ebba. Ce portrait date de l’époque où l’on m’enleva à ma mère : coiffée d’un chaperon de mousseline blanche à long voile, en robe noire montante, les mains sagement croisées sur ma poitrine, n’ai-je pas l’air d’une petite nonne ? Et ce visage si menu, si réduit que mes yeux apparaissent plus grands que ma bouche ?

— Ils sont toujours très grands, Christine…

— Si l’on ne m’avait alors sauvée de cette existence, en constante compagnie avec la mort, j’aurais bien vite rejoint mon père.

— Pauvre petite fille que je n’ai point connue…

— Une petite fille bien tourmentée et que des peurs macabres réveillèrent la nuit longtemps après le départ de ma mère. Je me souviens notamment qu’une veille de Pâques, mon précepteur, Jean Matthiae, m’emmène au prêche. Il s’agit du jugement dernier et le prédicateur est éloquent. J’entends comme si j’y étais déjà la terrible trompette qui réveille les morts. Je vois les squelettes sortir de leurs tombes en dansant, la mâchoire branlante, leurs orbites caves emplies de flammes. Mon père est là. Il veut comme autrefois me saisir dans ses bras. Mais ce ne sont que de grands os durs qui m’entrent dans la chair. Je me débats, je crie, je m’évanouis. Il faut m’emporter. Je demande ensuite à Matthiae :

— Vous ne m’avez jamais parlé de ce terrible jugement. Est-ce cette nuit qu’il aura lieu ?

Mais Matthiae se met à rire :

— Ne craignez rien, mon enfant, vous entrerez au paradis des reines, mais, pour pénétrer dans ce beau pays, il faut prier, il faut être bien sage…

— L’année suivante, continua Christine, même sermon. Mais cette fois, l’effet fut nul. Je demandai seulement en souriant à mon précepteur :

« Est-ce que tout ce qu’on enseigne dans la religion luthérienne est aussi… cocasse que ce jugement dernier ? » Le cher homme fit un bond de carpe. Il me rabroua durement, parla même de me donner le fouet. Trop tard. Je ne croyais plus à la religion dans laquelle je fus élevée, j’appris seulement à dissimuler et me fis une religion à ma mode.

Ebba se pencha vers elle, le visage bouleversé :

— Que dis-tu là, Christine ? J’ai entendu murmurer ces derniers temps que tu voulais te convertir à la foi catholique. Serait-ce vrai ?

— Tout à l’heure… Je te dirai… Rien n’est encore décidé…



L’éducation de Christine fut confiée à la princesse Catherine qu’elle aimait fort et qui incarnait le type idéal des épouses et des mères suédoises. Pleine de bon sens, vaillante, dévouée à son mari et à ses cinq enfants. L’aîné d’entre eux était ce Charles-Gustave en faveur duquel Christine devait abdiquer plus tard.

On prêtait à Catherine d’ambitieux desseins :

— Elle élève la reine à la brochette pour lui faire épouser son fils, chuchotaient méchamment les pécores de la Cour.

La pauvre Catherine, ainsi calomniée, se contentait d’aimer la petite orpheline comme un de ses enfants, de l’entourer, de la choyer. Celle-ci n’avait pas le caractère facile : capricieuse, volontaire, tyrannique. Mais sa tante n’essayait point de la contraindre ni de la punir.

— Mieux vaut lui parler raison, avec douceur, avec bonté. Non seulement, elle n’est pas méchante, comme on le dit. Mais elle a l’âme héroïque.

Elle donna pour compagnes à Christine ses deux filles, Marie-Euphrosyne et Éléonore, un peu plus jeunes qu’elle et de caractère beaucoup plus facile. Mais les deux petites n’avaient ni l’ardeur à l’étude, ni l’humeur ambitieuse de la reine-enfant.

— Il faut qu’elles travaillent davantage, confiait celle-ci à sa tante. Je ne puis vraiment me mettre à leur pas !

Bientôt elles étaient définitivement distancées et il ne fut plus question d’études en commun. Ni de jeux. Les fillettes étaient trop timides, trop craintives pour la fougueuse Christine, forte et hardie comme un garçon, ne rêvant que folles chevauchées, escalades périlleuses, batailles et rixes. Celle-ci n’eut désormais plus d’amies parmi les filles de son âge.

La douce influence de la princesse Catherine n’en continuait pas moins à s’exercer. Pas pour longtemps, hélas ! Elle mourut alors que Christine n’avait guère plus de douze ans et ce fut pour cette dernière une perte irréparable.

À cette nouvelle, le chancelier Oxenstiern, pensant à l’orpheline dont il était responsable devant le pays, s’écria :

— J’aurais préféré enterrer une seconde fois ma mère plutôt que d’assister à la fin prématurée de cette noble princesse !

Christine en fut profondément émue. Se penchant vers ses deux cousines, elle les serra dans ses bras et, en des paroles bien au-dessus de son âge :

— Je partage votre douleur, leur dit-elle. Ma tante bien-aimée m’a servi de mère. C’est à mon tour de la remplacer auprès de vous. Vous me trouverez toujours prête à vous servir, à vous protéger.

Et elle tint parole.

S’adressant ensuite à son oncle :

— Soyez certain, dit-elle, que vous serez toujours dans mon cœur et que je m’efforcerai de vous remercier non seulement en paroles, mais en actes de tout ce que votre femme a fait pour moi.

Quant à son cousin Charles-Gustave, qu’elle trouva sanglotant au pied du lit de mort de sa mère, elle le releva et lui fit à l’oreille une promesse qu’il ne devait jamais oublier.

— J’étais une enfant quand je m’engageai à épouser mon cousin, expliquera-t-elle plus tard. Maintenant je suis une grande fille et je ne veux pas signer un engagement de cœur…