Agence Gutenberg (p. 32-33).


V


— Second tableau, Ebba, continua Christine. Tu vois, me voici de nouveau dans les bras de mon père et il est encore revêtu de son armure. Mais cette fois il est à cheval, sur son alezan doré, à la petite tête busquée, au col arrondi, qui avait toujours l’air de danser. Qu’ils sont beaux tous deux ! Ils devaient être tués le même jour sur le champ de bataille de Lutzen.

— Quel âge aviez-vous, Madame, au temps de ce portrait ?

— Tutoie-moi, Ebba, tutoie-moi, que diable ! Nous sommes de vieilles amies — huit ans, pense donc ! — et nous allons nous séparer.

— Pourquoi me le rappeler, Christine, et me percer chaque fois le cœur ? Quel âge donc avais-tu ?

— Trois ans peut-être : regarde, je porte déjà un petit justaucorps, des cheveux jusqu’à la nuque, et de minuscules souliers à la poulaine… Je venais d’être malade à mourir. Mon père, qui séjournait aux mines du Nord, revint à une allure d’enfer. On désespérait de me sauver. Je guéris. Il fit chanter une fois de plus le Te Deum et, ne voulant plus se séparer de moi, il m’emmena avec lui à Kolmar pour m’inspirer, comme il disait, son propre esprit guerrier. Le gouverneur de la ville n’osait pas faire tirer les salves d’honneur de peur de me faire pleurer.

— Faites tirer, s’écria mon père, elle est fille de soldat !

— Et bien loin d’avoir peur, voilà qu’aux détonations, je ris aux éclats, je bats des mains, je trépigne et veux échapper à ma nourrice, assise avec ma mère dans un carrosse. Le roi tout réjoui, se penchant vers moi, Anna de Linden grimpe sur la banquette et me remet entre ses bras.

Il me baise au front et tu le vois sur cette toile, il me hausse et m’agite comme un oriflamme au-dessus de la foule et des soldats qui font la haie.

Je riais toujours. Quels cris, quelles acclamations !

— Elle vaudra son père ! Intrépide comme lui ! hurlaient les vieux soudards attendris.

— Petite Bellone ! fit Ebba en souriant.

— Oui, un vrai triomphe. Désormais, je fus de toutes les revues, de toutes les parades. Les soldats me présentaient les armes. Mes oreilles se plaisaient au vacarme de l’artillerie, au roulement des tambours. Quand mon père s’approchait des plus braves pour les congratuler, de mes menottes je caressais leurs cheveux et leurs barbes hirsutes, je tendais mes lèvres vers leurs rudes faces couturées. Mon père, plein d’orgueil, murmurait souvent à mon oreille (on me l’a répété depuis) :

— Laisse-moi faire, je te conduirai un jour en des lieux où tu auras contentement !

Après un silence pensif :

— Plût au ciel, continua Christine, que j’aie pu faire l’apprentissage de la guerre sous un tel maître ! Eût-il vécu, je l’aurais suivi, j’aurais combattu à son côté ; le peuple se serait accoutumé à voir en moi un homme d’épée, un capitaine et je n’eusse pas mis l’ardeur qui me brûlait à devenir une pédante, une femme à barbe de l’érudition.

— Que dis-tu ? La reine la plus savante, la plus lettrée…

— Ah ! qu’avec allégresse j’eusse jeté aux chiens toute cette science absurde dont on m’a barbouillée pour brandir l’épée, galoper sur les champs de bataille et continuer l’œuvre du meilleur des pères, du plus grand des rois.

Christine se leva brusquement, marcha sur sa jupe qui craqua, parcourut le salon d’un pas impatient en rejetant ses cheveux en arrière, puis, s’arrêtant devant l’image de Gustave-Adolphe, étreignant sur sa cuirasse le petit enfant qu’elle était, elle le contempla avec une adoration désespérée :

— Hélas ! cela ne devait pas être. Il allait me quitter pour toujours…