Agence Gutenberg (p. 29-31).


IV


Il était minuit par la nouvelle lune, en pleine ascension du Lion, avec le Soleil, Vénus, Mercure et Mars, dans les mêmes signes et degrés que pour la naissance du roi.

Les astrologues avaient parlé :

— Ce sera sans doute un garçon. S’il survit aux premières vingt-quatre heures, un grand destin l’attend.

Les femmes qui s’affairaient autour de la blanche Marie-Éléonore de Brandebourg, gémissante et renversée dans ses cheveux de lin, aperçurent tout à coup un petit croupion noir et velu, en même temps qu’elles entendaient une voix si forte et si rauque que toutes ensemble elles piaillèrent :

— Un mâle !

Et comme apparaissait une tête rouge à toison brune :

— Un beau garçon robuste aux cheveux noirs comme poix !

— Un héritier pour la couronne !

Tant et si bien que la nouvelle en parvint de l’autre côté du palais aux oreilles de Gustave-Adolphe qui relevait d’une fièvre récurrente. Hélas ! Il fallut bientôt déchanter. Ces dames avaient mal ajusté leurs bésicles :

— Sainte Vierge, c’est une fille ! fit l’une en joignant les mains.

— Et point belle ! gémit une autre en levant les yeux au ciel.

Cette moricaude poilue, la fille du Roi des Neiges et de la liliale Éléonore ? Était-ce croyable ?

— Mais qui va sortir le roi de sa méprise ? fit une voix.

— C’est qu’il ne badine pas, d’autant qu’il sera fort déçu.

— Allez-y, vous, Anna de Linden, qui avez chanté la première et nous avez mises en erreur.

— Moi ? Jamais je n’oserai…

Les femmes se tenaient en groupe, serrées et chuchotantes.

— Allons, trembleuses, laissez-moi faire !

C’était la sœur favorite du roi, la princesse Catherine. « Fin diplomate en jupons », disait-on d’elle.

Elle prit l’enfant, se mit en quête du roi et, sans une parole, mais avec un doux regard suppliant, la lui présenta de façon à ce que sans aucun doute, il pût reconnaître une fille ! Il était en attirail de guerre, ayant endossé sa cuirasse pour une revue de ses troupes.

À la grande surprise de ses courtisans, il saisit la petite entre ses bras de fer, comme dans le tableau, la berça, lui sourit, la chatouilla de sa barbiche et s’écria en riant :

— Elle aussi, comme vous, ma sœur, sera bon diplomate car elle nous a tous bernés !

Et avec une expression de tendre bonheur :

— J’espère que cette fille me vaudra un garçon. Remercions Dieu ! Et qu’il lui plaise de me la conserver comme il me l’a donnée.

Puis se tournant vers les jouvenceaux en livrée rouge et bleue qui l’entouraient :

— Allons, mes pages ! Courez, démenez-vous ! Que dans toutes les églises du royaume retentisse bientôt un Te Deum en l’honneur de ce bout de fille, et qu’il n’y ait pas un pauvre, dans les villes comme dans les campagnes, qui ne fasse liesse pour accueillir Christine !

— Il se révéla, écrira plus tard Christine, aussi grand en cette occasion que dans toutes celles de sa vie.

Les fêtes célébrées pour sa naissance se passèrent donc, d’après l’ordre du roi, selon le cérémonial dû à un héritier mâle.

Seule, la reine continuait à bouder. C’était d’ailleurs sa coutume de se lamenter a tout propos et hors de propos. Elle était humiliée de n’avoir qu’une fille et que cette fille fût si peu avenante.

Quand on la lui tendait et qu’elle la prenait sur son sein et entre ses bras éclatants de blancheur :

— Voyez-moi cette tête : ne dirait-on pas une fourmi dans la neige ? gémissait-elle. Ce serait vraiment à croire que j’eus des complaisances pour le roi nègre de la Crèche ! Qu’ai-je fait pour mériter pareille disgrâce ? M’a-t-on jeté un sort ?

Puis se détournant avec une moue :

— Hou ! la vilaine ! Emportez-moi ce petit singe et qu’on l’épile au plus vite !

— Tu es tout de même la fille de Gustave-Adolphe, du grand héros qui t’aime ! murmurait à l’oreille de l’innocente sa nourrice, en la couvrant de baisers. Et quoique noire, tu seras belle ! N’as-tu pas déjà des prunelles de velours à faire damner un saint ?

Anna de Linden savait-elle qu’en retour de cette tendresse elle deviendrait la mère d’un maréchal du royaume ?

Des dangers néanmoins entourèrent le berceau de l’enfant, privée de l’amour maternel.

On parlait d’intrigues politiques, de manœuvres meurtrières. Le roi Sigismond de Pologne, prétendant à la couronne de Suède, aurait, dit-on, fait perpétrer des attentats contre le frêle obstacle dressé contre ses ambitions.

Peu de temps après sa naissance, c’est une poutre qui, mystérieusement, s’abat sur son berceau et l’écrase. Par miracle, la petite ne fut pas touchée. Ce sont aussi des servantes qui la laissent négligemment tomber. Si bien qu’on s’aperçut un jour qu’une de ses épaules était plus haute que l’autre.

— Bah ! disait plus tard Christine, je l’ai si bien dissimulée par mon maintien et mes ajustements que j’en ai fait une parure.

Parmi tant de disgrâces et de dangers, l’amour de son père ne faisait que croître.

— Elle me succédera, elle sera reine, répétait-il.

Prévoyant la résistance et l’hostilité qu’elle rencontrerait, il réunit les États Généraux le 24 décembre 1627. Ceux-ci, animés du même esprit antipolonais que le roi, opposèrent à Sigismond, inconciliable adversaire de Gustave-Adolphe, cette petite héritière au maillot et lui prêtèrent un solennel serment d’allégeance.

— La fortune et la victoire badinèrent avec mon enfance, fit Christine. Le trône, tel fut mon berceau. Et l’on vit ma majesté royale demander le sein de sa nourrice, au milieu des génuflexions de tous les grands du royaume.

Devant cette volonté de tout un peuple, Sigismond perdit ses espoirs et cessa ses intrigues. La petite Christine put grandir en paix.