Éditeur Veuve Larcier (p. 57-68).


V


Ils se querellèrent, un autre jour, à propos de la loi sur la condamnation conditionnelle.

Lorsque cette loi fut promulguée, le président Louvrier la trouva absurde. Malgré la déférence passive qu’il professait pour la volonté du législateur, il hésita d’abord beaucoup à l’appliquer. Il lui parut que faire droit aux conclusions de la défense sur ce point, c’était abdiquer quelque chose de sa puissance, sacrifier son sérieux et son prestige. « Que diable ! Je ne suis pas un juge de carton », déclara-t-il à un assesseur qui insistait. Le mot eut un certain succès au Palais ; les misonéistes l’approuvèrent plus ou moins ouvertement ; les jeunes le citèrent comme un remarquable exemple, en une intelligence déliée, d’encroûtement ridicule. Il fallut quelques incidents tapageurs, des plaidoiries tenaces, impertinentes, sur ce point seul, pour le faire céder. Le temps surtout fit son œuvre et usa ses résistances. L’innovation périlleuse entra insensiblement dans le domaine des choses auxquelles son esprit était habitué, fit partie intégrante de l’ordre établi. Elle n’avait d’ailleurs point, à l’usage, révélé les conséquences funestes qu’avait prédites le vieux magistrat. Les tribunaux ne s’en étaient point trouvés déconsidérés ou diminués ; ils continuaient à inspirer le même respect aux puissants, la même crainte salutaire aux misérables, et l’opinion avait très rapidement accepté ce nouveau mode de juger.

Lorsqu’il commença à siéger avec le juge Jacquard, le Président avait renoncé à opposer à l’application de la loi de sursis une absolue fin de non-recevoir. Mais à chaque occasion son antipathie réapparaissait. Il accueillit avec satisfaction les décisions des Cours proclamant que les condamnations des militaires ou celles pour infractions fiscales ne pouvaient être conditionnelles. Il s’appliqua alors à créer de grandes catégories exclues du bénéfice de la loi. Toute atteinte à la propriété d’autrui (vol, détournement, recel, falsification) lui dénotait une perversité non susceptible d’amendement. Il était surtout implacable pour les délits contre la moralité publique : selon lui, c’était encourager le viol, l’adultère, l’outrage aux mœurs que d’adoucir les châtiments. Il prétendait gravement que la majorité catholique des Chambres qui avaient voté cette loi, en avait exclu expressément ces délits abominables et, dans ses exposés, on discernait l’influence de la morale religieuse, large et tolérante pour les faiblesses humaines aussi longtemps qu’elles restent secrètes, inflexible et cruelle dès qu’elles font scandale.

Lors de certaines époques de crise, lorsqu’il convenait plus particulièrement que la peine fût exemplaire, il s’empressait de refuser la « condition » qu’il eût accordée en temps normal. Toute atteinte à la liberté du travail, en période de grève, était punie de peines définitives. Il croyait ainsi châtier le prévenu et terroriser ses imitateurs éventuels. De même, en une saison où la sécurité des routes avait été menacée par de vagues voyous pittoresquement dénommés dans la région « longues pennes », à cause de la forme de la casquette que la fantaisie d’un journaliste prétendit être leur signe de ralliement, le Président refusa systématiquement le bénéfice du sursis à d’innombrables citoyens paisibles que le Parquet avait poursuivis, pour port d’armes prohibées, avec un zèle assez singulier à désarmer les honnêtes gens soucieux de se protéger contre les bandits nocturnes. Et comme Jacquard lui signalait le danger de créer ainsi un casier judiciaire à des personnes d’excellente moralité et insistait pour obtenir que la peine fût conditionnelle, le Président Louvrier lui répondit : — Il y a des instructions du procureur général !

Et Jacquard de répliquer : — Ah ! bah ! qu’est-ce que ça peut bien nous faire ? Allons-nous juger par ordre, à présent ? Je vous entendis souvent, Monsieur le Président, revendiquer fièrement notre indépendance vis-à-vis de ces messieurs « debout », et s’il plait à leur chef de donner à ses subordonnés des injonctions peu compatibles avec la loi, il me semble qu’il n’y a là qu’une raison insuffisante pour nous !

Cette divergence sur l’application de la loi de sursis réapparut bientôt entre eux.

Un matin, ils n’avaient pu s’accorder sur l’appréciation d’un adultère et, dans la nécessité de hâter le cours des affaires, avaient mis celle-là en délibéré. Chacun, pendant l’audience, aiguisa son opinion et se prépara à la défendre. Au sortir du Palais, le Président inaugura la bataille :

— Je n’ai pas compris votre opposition, tantôt, dans cette affaire Durand, mon cher Jacquard. Je veux bien que cette malheureuse soit intéressante et son mari un chenapan. Mais enfin la prévention est établie ! La peine habituelle est trois mois. Dura lex, sed lex !

— Je la trouve odieuse, votre loi, tout simplement. Était-il assez abject, le plaignant, tandis qu’il souriait d’un air vainqueur, à peine troublé par le rappel de ses turpitudes ? La loi le drapait. La loi nous obligeait à nous associer à son infamie. La loi nous forçait à consommer la tyrannie de ce misérable. Nous finissions le geste qu’il avait commencé. Bien plus, la loi lui laissera encore, après notre sentence, la faculté d’absoudre ce qu’il nous aura fait condamner. Ne trouvez-vous pas, Monsieur le Président, que notre dignité n’est pas tout-à-fait sauve en ceci ?

— Voilà un petit paradoxe qui ne manque pas de piquant, je le veux bien ; mais parlons sérieusement. Le mariage est, n’est-ce pas, le fondement même de la famille et la famille importe à l’organisation sociale tout entière. Cela vaut bien qu’on s’en préoccupe, je crois.

— Le thème est vaste, Monsieur le Président, et j’aurais beaucoup à répondre. Mais laissons ce débat. Admettons la nécessité sociale de veiller au mariage et à la famille. Il y a là assurément des phénomènes considérables auxquels le Droit ne peut rester étranger. Mais le droit civil ne suffit-il point ? Il peut veiller aux intérêts multiples en cause, atteindre profondément les coupables dans leurs sentiments, leur liberté ou leur fortune. Pourquoi le droit pénal intervient-il avec sa brutalité et son manque de discernement ? Si l’infidélité est coupable, pourquoi cette différence entre celle du mari et celle de la femme ? Et si vous punissez, que pouvez-vous faire pour les petits qui vont pâtir de votre sévérité ? Ces dispositions me semblent des résidus d’anciens âges ; elles étaient logiques quand la femme était la propriété du chef, au même titre qu’un esclave, un animal, un objet de luxe et d’agrément ; elles sont révoltantes dès que vous reconnaissez à la femme une personnalité libre. Et c’est si vrai, tout ceci, que déjà la partie intelligente et cultivée de la société a renoncé à se servir de la loi ; l’adultère n’est pas moins fréquent dans les classes supérieures que dans le peuple et pourtant presque jamais les tribunaux n’ont eu à condamner de ce chef une femme du monde. Les sanctions civiles suffisent bien. C’est donc des ouvrières, des infortunées délaissées ou battues par des maris ivrognes, de pitoyables victimes que vous avez à juger le plus souvent.

— Tout cela serait peut-être à développer au Parlement ou dans une Revue, mon cher. Mais enfin la loi existe et, dans un cas comme cette affaire Durand, je ne pense pas que vous songiez à ne pas l’appliquer ?

— Ma conscience de juriste m’ordonne de l’appliquer, bien que cela indigne ma conscience d’homme. Mais vous comprendrez que je désire limiter autant que possible le mal que je suis forcé de faire et que je cherche dans la loi même tous les tempéraments qu’elle me permet. Je propose 26 francs d’amende et six mois de sursis.

Le Président sursauta. Ceci lui parut, en vérité, dépasser les frontières de la fantaisie tolérable. Il répliqua vivement :

— On a toujours donné trois mois et dans des espèces plus favorables…

— Cette raison me semble faible. J’ai remarqué, en effet, qu’il était de jurisprudence, dans notre tribunal, d’infliger trois mois de prison aux femmes adultères. Mais cette fixité m’a toujours ahuri et je ne sais en percevoir les raisons. Il est aussi saugrenu de tarifer l’adultère qu’il le serait d’appliquer un mois pour toute prévention de coups et six mois pour toute prévention de vol. Le législateur, en nous fixant un minimum et un maximum, nous a invités à proportionner la peine à l’infinie variété des espèces. Je m’insurge contre une tradition qui m’enlèverait le peu de liberté qui m’a été laissée. Elles sont d’ailleurs indéfendables, ces traditions qui s’établissent dans certains tribunaux, on ne sait pourquoi. Habitudes locales que ne bouleverse point suffisamment une vision plus étendue. En France, à quelques lieues d’ici, sous une législation analogue, dans un milieu de même civilisation, quelques francs d’amende punissent ce que vous punissez de trois mois d’emprisonnement. Pourquoi ? D’ailleurs, j’insiste beaucoup moins sur la nature de la peine que sur l’octroi du sursis. Sur ce point, vraiment, quel que soit mon désir de vous obliger, je ne puis faire de concession.

— Mais vous n’y pensez point, Jacquard, la condamnation conditionnelle pour une affaire de mœurs ! Ce serait contraire à tous les précédents, à l’esprit de la loi. Nous l’avons toujours refusée !

— Il y a toujours un temps pour accomplir une chose que l’on reconnaît juste. Et si je vous convaincs, ce que j’espère, du bien-fondé de mon sentiment, je vous estime trop pour croire un instant que votre erreur passée vous empêchera de faire ce dont, après meilleur examen, vous aurez admis la légitimité. Le texte, d’abord ! Il est général et rien ne vous autorise à exclure d’emblée telle ou telle catégorie de délits. Les attentats à la moralité pas plus que les autres. Il n’y a pas un mot dans les travaux préparatoires à cet égard. Ces infractions-là sont, au surplus, les plus difficiles à apprécier. C’est pour elles surtout qu’est vrai le proverbe : Vérité en deçà, erreur au delà ! L’autre jour, en Cour d’assises, on poursuivait un homme qui avait distribué des méthodes indiquant, en termes peu voilés, les précautions à prendre contre la fécondation, et ces mémoires étaient tout simplement des feuillets de propagande de la ligue néo-malthusienne, reconnue d’utilité publique chez le vertueux peuple de Hollande, et y comprenant des notabilités considérables qui estiment, non sans quelque raison, qu’on ne peut infliger à la femme, sans son consentement, les souffrances, les charges, parfois les hontes d’une maternité imprévue. Ensuite, l’adultère ne porte qu’accessoirement atteinte à la moralité publique. C’est presque un délit privé, puisque le parquet ne peut agir sans plainte et que l’époux outragé peut toujours arrêter les effets de la décision du tribunal. Et vous voudriez que nous laissions dans les mains du goujat que nous avons vu tantôt la faculté de faire coffrer la malheureuse ? L’avertissement draconien de la condamnation n’est-il pas déjà excessif ? Pouvez-vous dire qu’il n’est point d’espoir d’amendement ?

— Vous y mettez tant de flamme, mon cher ami, que je suis disposé à me laisser fléchir. Mais il est bien entendu que ce ne sera point un précédent. La faveur exceptionnelle de l’espèce me décide seule. Cette femme est digne de toutes les circonstances atténuantes, je vous l’accorde.

— Je vous remercie de votre condescendance à vous intéresser à mes bavardages, Monsieur le Président. Oserais-je profiter de votre amabilité pour vous contredire encore et vous signaler qu’à mon sens, c’est à tort que l’on considère généralement la condamnation conditionnelle comme une faveur pour le prévenu ?

— Vous m’étonnez tout-à-fait. Comment la considérez-vous donc, alors ?

— Moi, c’est surtout l’avantage qu’y trouve la société qui me requiert. Intéresser un délinquant à ne plus délinquer, je trouve cette idée-là tout simplement admirable. J’y vois le début de toute une transformation du système des peines, le point de départ d’une évolution dont on ne soupçonne pas l’ampleur. Il est sans doute très louable de se montrer clément, d’amortir la rudesse des répressions, mais combien plus essentielle pour la société qu’il s’agit de défendre contre les entreprises des malandrins est la protection que lui procure la menace de la déchéance du sursis ! Le peuple ne s’y est pas trompé ; tandis que les juristes timides annonçaient qu’une condamnation de ce genre serait accueillie comme un acquittement, la masse, en son langage expressif, a eu vite baptisé ces sentences de condamnations à trois ans, cinq ans de « surveillance ». Un pareil jugement oblige, en effet, l’intéressé à se surveiller lui-même, et cette surveillance-là vaut infiniment plus que celle que la police pourrait exercer. L’expérience a prouvé qu’elle était très efficace et que les rechutes sont relativement rares. Elles le seraient davantage encore si la loi était mieux comprise et si les sursis étaient donnés plus souvent avec des peines importantes. Là est, à mon sens, une erreur fréquente des juges n’y voyant qu’une indulgence ; ils réduisent la peine à un taux infime et la déclarent, en outre, conditionnelle. Belle garantie contre les tentations à venir que 26 francs d’amende ! Mais parlez-moi de quatre ou cinq mois de prison imminents ! Voilà qui fera réfléchir le buveur qui sent monter l’ivresse en son cerveau, qui donnera de la longanimité aux tempéraments sanguins et batailleurs, qui engagera le filou au respect du bien d’autrui. D’autre part, pour garder son effet, le délai ne doit point être trop long. Trois ans est, en général, bien suffisant pour les vertus humaines.

— Il est, en effet, assez nouveau, votre point de vue. Si je vous comprends bien, c’est l’intérêt de la société, non celui du prévenu, qui doit motiver l’octroi du sursis ?

— Précisément. J’ajoute qu’au moment où la science du droit pénal se demande avec inquiétude si le système de l’emprisonnement est bien salutaire, s’il n’est pas même nuisible dans maintes circonstances, les prisons ayant pu être appelées des fabriques de criminels, il est magnifique d’arriver à l’amendement du coupable, à la protection de la société, sans recourir à ce mode discrédité de répression, rien que par une contrainte morale. Là est l’avenir, croyez-moi. On a commencé par punir brutalement l’homme dans son corps, dans sa liberté, dans sa fortune, dans son honneur ; on arrivera mieux au but par des procédés de plus en plus doux. Les réparations civiles d’une part, la sévérité contre les récidivistes spécialisés d’autre part, seront les garanties bienfaisantes complémentaires. Vous verrez l’idée qui a inspiré la loi Le Jeune en Belgique, la loi Bérenger en France, se répandre, se généraliser, se multiplier en applications variées. À mesure que les statistiques établiront sa vertu, les résistances s’atténueront et disparaîtront ; ce qu’on admit, avec répugnance, avec hésitation, comme une exception, deviendra la normale ; on permettra aux juges d’accorder deux et trois fois la faveur du sursis, de la soumettre à certaines conditions, que sais-je ! L’ingéniosité des juristes fera merveille. N’a-t-elle point déjà trouvé à garantir l’obligation du vote, en Belgique, par des peines morales qui semblaient dérisoires et que l’événement a démontrées efficaces ? Il y aura bien d’autres exemples.

Voilà ce que les magistrats ne comprennent pas encore. Certains, faute d’avoir médité la portée des innovations de la loi, jugent fort mal. Hier, dans cette affaire où vous n’avez pu siéger, Ribourd présidait. Vous le connaissez : il est intelligent et scrupuleux, mais bien en dehors de toutes les préoccupations modernes. Trois jeunes gens comparaissaient, qui en avaient assez sérieusement rossé un quatrième, un soir de kermesse. Le premier avait souligné ses bourrades d’un intempestif coup de couteau, d’où pour la victime, quinze jours d’incapacité de travail. Tous, bons antécédents, familles recommandables, repentir, dédommagement de la victime. Ribourd proposa un mois au premier, quinze jours aux deux autres, avec la condition pour ceux-ci seulement. Je résistai de mon mieux, mais Adonis ayant été, comme de coutume, de l’avis du président, il fallut bien céder. J’estime que ce fut mal jugé. Sans doute, si l’on apprécie le jugement même, isolément, il paraît défendable et l’auteur du coup de couteau semble avoir été justement frappé avec plus de sévérité. Pourtant, voyons un peu ce qui va advenir demain. Celui qui est condamné définitivement adressera au Roi une requête en grâce et l’administration de la justice, qui n’a qu’une confiance restreinte dans le mérite de son système d’emprisonnement, accueillera son recours, comme de règle. Il ne fera point sa peine. Rien à l’occasion ne l’empêchera de recommencer ses méfaits. Et s’il recommence, il en sera quitte pour purger la peine nouvelle. Les deux autres, au contraire, auront à s’observer pendant le délai du sursis. S’ils viennent à défaillir, ils auront à expier les deux peines et n’obtiendront probablement pas de grâce. Ils seront, en réalité, traités dans ce cas plus sévèrement que le premier. Le juge aura atteint un effet contraire à ses intentions et il aura privé l’ordre social de la garantie relative de tranquillité qu’assurait la menace de la déchéance du sursis, au cas où le principal coupable eût été condamné conditionnellement. Nous ne pensons jamais assez à demain…

Ils se regardèrent, soudain graves. C’était encore la même pensée qui revenait conclure leurs discours. Elle avait trahi l’autre jour les méditations confuses du président. Elle se retrouvait à présent comme le terme des théories du juge. Tous deux sentaient vivement qu’il n’est point possible de juger les hommes selon des formules consacrées, ainsi qu’un commis expédie des écritures dans une administration, ainsi qu’un receveur d’enregistrement applique un droit fixe ou proportionnel, mais que tout était problème à scruter, depuis le point de départ jusqu’au point d’arrivée, à scruter d’un esprit indépendant et libre, et à résoudre avec clairvoyance et bonté, et que le grand mot du problème était ce demain mystérieux auquel nul magistrat ne songeait et sur lequel ils n’avaient aucun renseignement sûr.