Éditeur Veuve Larcier (p. 69-79).


VI


Mai étant venu, une affaire assez longue, pour laquelle ils durent se récuser, fit aux deux magistrats quelques jours de loisir. Jacquard proposa d’aller continuer leurs dissertations sous les ombrages et comme le Président lui avait raconté l’histoire du gendarme, il indiqua comme but d’excursion une visite au vieil original. Ce qu’il en connaissait par le récit de l’aventure, lui semblait du plus vif intérêt. Les paroles de Frédéric Marcinel correspondaient trop à des sentiments qui avaient souvent remué son être intérieur, pour qu’il ne fût pas passionnément curieux de voir et d’entendre ce prophète inattendu. De son côté, le Président Louvrier, à qui les confidences du gendarme avaient paru jadis de la divagation pure, y avait trop souvent repensé, depuis, avec complaisance, pour ne pas être tenté d’en vérifier le charme inexplicable.

Ils partirent donc pour le village d’Ardenne où ils le savaient retiré. Au travers de paysages furtifs, un express matinal les emporta, auquel succéda un train de banlieue malpropre et lent. À la station d’arrivée, ils s’informèrent. Le hameau que devait habiter Marcinel était à près d’une lieue de là, et on leur montra la belle route, toute droite, bordée de magnifiques arbres séculaires, qui montait à perte de vue. Ils allèrent. La matinée était d’une fraîcheur exquise ; un beau soleil verseur d’allégresse s’élevait doucement dans un ciel d’un bleu éclatant et pur. Quelques nuages blancs, ronds et paresseux, accentuaient, tout en haut, là-bas, l’impression de lumière infinie et de sérénité. Dans la vallée flottaient encore les gazes ondoyantes des brouillards, accrochées et déchirées par les branches. On entendait au loin une cloche d’église qui sonnait, des bestiaux beuglant dans les prés, et, tout près, le continuel murmure du ruisseau limpide qui courait dans le fossé de la route. Sous les grands arbres verts, d’un vert neuf, léger et gai, la paix était ineffable. Il montait de la terre une odeur grisante de verdures et de sèves, et jamais, jamais, la fascination du printemps n’avait si profondément agi sur les promeneurs. Ils se sentaient allègres et pleins de forces joyeuses, reportés aux jours confiants de l’adolescence, quand tout paraît facile et délicieux. Ils allaient, avec un sentiment de sécurité absolue, vers la Simplicité, vers la Bonté, vers la Vie.

Dix heures. Ils pensèrent presque en même temps que, sans le loisir qui leur avait été fortuitement accordé, ils seraient tous deux, à cette heure, penchés avec maussaderie vers la complication et la tristesse du cortège des délits, du monotone cortège des coups et blessures, des vols et des adultères. Et ils poussèrent un victorieux soupir d’évadé. Ils s’emplirent la poitrine d’air frais et pur et leurs yeux s’étonnèrent de la splendeur du jour. Le souvenir de l’atmosphère moite et puante de la salle d’audience, de son éclairage douteux, de ses boiseries lustrées de crasse, de son assistance famélique et suspecte, leur parut odieux, au point qu’ils se demandèrent comment ils avaient pu si longtemps en accepter l’ignominie sans nausée ni révolte. Leur œuvre d’hier leur parut oblique et basse, et le ruisselet sur les cailloux, le vent dans les feuillages verts, les oiseaux qui babillaient, tout le puissant murmure des choses les exhortait à confesser leur erreur.

Jacquard regarda le Président. Il fut frappé de voir combien la figure grimaçante et rébarbative qu’il lui connaissait s’était détendue et pacifiée. Plus rien ne restait de cette morgue hautaine et cassante, de ces sourcils froncés, de ce regard dur, de ce front plissé, de tous ces traits crispés qui affolaient les témoins et les stagiaires. On eût dit qu’en dépouillant la robe noire et la toque aux galons d’argent, équipage de deuil et de tristesse, le président avait laissé aussi son aigreur solennelle pour redevenir un homme normal, accueillant pour ses semblables et prêt à les aimer. Jacquard se plut à en faire la remarque :

— Que vous voilà de fraîche mine et de clair regard, Monsieur le Président ! Vous grimpez cette côte avec une aisance juvénile et j’ai peine à vous suivre.

— Marcher, mon ami, est un exercice salutaire et charmant. Nous ne marchons pas assez. Il est contraire à la nature de rester de longues heures assis dans un fauteuil, ainsi que nous le faisons tous. La circulation générale du sang s’en trouve entravée ; on s’y engourdit, on finit par sommeiller les yeux ouverts. La tradition veut que le juge soit immobile pendant des heures, et silencieux. Celui qui se permettrait de se lever, de remuer les bras et les idées, de réclamer une explication, paraîtrait excentrique. Tout cela est bien absurde. Quelle vie factice et antihygiénique nous menons-là, sous la domination des routines…

— Bravo ! Bravo ! Monsieur Louvrier ! Mais voilà que nous allons être d’accord et cesser nos interminables querelles ! Bravo ! À bas les traditions, les conventions, le servage des idées toutes faites et des usages consacrés. Ce n’est pas seulement l’hygiène de notre vie matérielle sédentaire qu’il faut bouleverser, mais aussi l’hygiène de notre vie intellectuelle et morale. Ce n’est pas seulement notre façon d’écouter qui est absurde, manque de confort et de naturel, mais notre façon de raisonner et de décider.

— Oh ! oh ! comme vous y allez !

— Soit, j’exagère. J’outre ma pensée. Son énergie est trop accentuée. Je vous le concède. Mais je me sens aujourd’hui si porté à tout simplifier ; l’affirmation me paraît si normale que je ne puis voir dans cette exubérance qu’un effet de la saison nouvelle, qu’une pénétration des forces qui s’agitent et s’épanouissent. Pardonnez à ma bonne folie. Les heures de plénitude sont si rares. Là-bas, dans la cité, parmi les fronts tristes et les regards anxieux, je poursuis ma tâche quotidienne, inquiet et ne sachant jamais si je fais bien. Ici, dans l’air lumineux, devant ces horizons calmes, je n’ai plus de doutes, je suis sûr, je sais. Notre justice pénale est une aberration. Tenez, regardez-moi ce paysage : est-il conciliable avec la prétention que nous avons de châtier les autres hommes ?

Ils étaient arrivés au sommet du coteau ; en se retournant, ils eurent la révélation soudaine de l’étendue et de la beauté du vaste horizon. La route grise dévalait entre la double haie verte des grands arbres jusqu’à la station où ils étaient descendus et, au-delà, remontait vers d’autres coteaux. Derrière ceux-ci, ornés de patientes cultures, le sol ondulait doucement, à perte de vue, fastueusement couvert d’un manteau de forêts. Çà et là, dans un repli de terrain, au milieu des champs et des prairies, le clocher de pierre d’une église groupant quelques maisons aux toits d’ardoise, les bâtiments carrés d’une ferme, quelques arbres isolés. On devinait, aux vapeurs légères qui traînaient encore dans les verdures, le tracé de la petite rivière et, de temps en temps, une fumée blanche et un sifflet plaintif révélaient le passage des trains dans la vallée. Des attelages s’apercevaient dans les campagnes, si lointains qu’on ne voyait pas leur mouvement. Le ciel était tout bleu et la lumière d’or. Au bas de la côte, minuscule, une lourde charrette de paysan s’avançait. Le grand paysage parlait, magnifiquement.

Aussi la question assez extraordinaire de Jacquard n’émut point outre mesure le Président. Il n’y répondit que par un sourire qui n’était point une approbation, mais qui n’était pas non plus une contradiction. Malgré toutes les déviations qu’avait imprimées à son cerveau la longue pratique de sa profession, il se trouvait sans parole pour défendre devant l’auguste splendeur de la nature l’œuvre mesquine des hommes. Il dut s’avouer à lui-même qu’il se sentait étrangement troublé, indécis, bien près de renier son passé, mais il n’en fit point la confession à Jacquard. Par une correspondance obscure qu’il ne chercha point à s’expliquer, il évoqua l’impressionnante estampe de Mellery et murmura : — Sans bonté, la justice forfait à sa mission !

Jacquard aussitôt commenta : — Certes, voici une heureuse et juste remarque. L’harmonie de ce paysage vous a fait songer aux merveilleuses harmonies des formes humaines dessinées par le peintre et vous traduisez votre sensation actuelle ainsi que votre souvenir par une notion morale harmonieuse. Et ce rythme précieux entre le décor et votre être intérieur, l’avez-vous trouvé jamais dans les mornes salles d’audience ? Non, parce que l’harmonie naît de l’amour et notre justice est sans amour…

Le Président ne riposta plus. Il regardait, à présent, de l’autre côté. La route descendait brusquement, longeant un petit bois sombre. À gauche, un homme travaillait dans un champ. Au-delà, c’était la même succession ondulante de collines boisées et cultivées, la même fête de nature sous les clartés du printemps.

Ils poursuivirent leur marche et effrayèrent des poules qui se sauvèrent lourdement. Le paysan se tourna vers eux pour les regarder et Louvrier reconnut Frédéric Marcinel dont toute la face s’illumina de satisfaction en serrant la main aux deux magistrats. Les banalités de bienvenue, les dialogues sur la santé, la température, les menus incidents du voyage s’échangèrent avec cordialité. Marcinel donna aimablement de copieux détails sur son existence laborieuse et tranquille. Il les conduisit vers sa petite maison et combla les visiteurs de prévenances respectueuses.

Après ces discours superficiels, Jacquard, qui espérait des révélations sur le thème de ses méditations coutumières, voulut le faire parler de la répression. Marcinel eut un beau geste vague.

— J’ai oublié, dit-il. Je ne suis pas un savant, moi. M. le Président vous a conté mon départ. Il eut les raisons les plus simples. J’ai suivi l’appel de ma conscience. Et j’ai mis ma vie d’accord avec ma foi. L’œuvre de la justice m’a paru douteuse, cruelle, mauvaise. On dit qu’elle est nécessaire ? Je suis un trop pauvre homme pour en décider, mais à mon sens, ce qui fait vivre les hommes, ce n’est pas la vengeance et la haine, mais l’amour…

Et Jacquard, qui avait de la littérature, songea que telle était aussi la conclusion que Tolstoï met dans la bouche de Mikhaïl. Il sollicita de Marcinel d’autres confidences :

— J’aime tout ici, ma pauvre demeure où palpitent tant de souvenirs, les champs vastes où je respire avec liberté, j’aime les bêtes qui disent si naïvement leur dévouement, j’aime les arbres, les plantes, les fleurs. Tout m’enchante. Je n’ai jamais eu autrefois des sentiments de ce genre et une pareille satisfaction intérieure. Que chercher de plus !…

— Mais n’êtes-vous pas seul ? questionna Louvrier.

— Non, Monsieur le Président, fit Marcinel, en baissant la voix comme s’il eût eu quelque pudeur à avouer son bienfait, j’ai recueilli les deux enfants de ce malheureux Quinet et leurs sourires fleurissent ma maison !

Jacquard était un peu déçu. Il s’était imaginé une sorte de visionnaire qui lui apprendrait des choses imprévues, et il trouvait un brave homme modeste et silencieux qui s’effaçait volontairement. Il fit encore une tentative ; il parla des travaux récents, des publications des sociologues, des réformes qui s’élaboraient. Et Marcinel l’écoutait avec déférence, d’un air las et avec une nuance presque insaisissable de pitié. Comme Jacquard lui demandait directement son avis, il déclara doucement :

— Pourquoi tant compliquer les choses, Monsieur le Juge ? C’est peut-être le devoir de ceux qui font les lois, de ceux qui écrivent les livres. Mais moi ce n’est pas dans les livres que j’ai appris ce que je sais. Et c’est ce que je sais qui m’a donné la paix intérieure, la joie de l’âme, la confiance en la vie. Et c’était si simple, si simple pourtant ; il n’y avait qu’à écouter Celui qui vous parle toujours, quand on cesse d’entendre les rumeurs de la terre…

Et Jacquard sentit qu’il ne fallait plus insister. Ses souvenirs en éveil lui ressuscitèrent une admirable page de Sagesse et Destinée, qu’il connaissait par cœur tant il l’appréciait :

« Au demeurant, les livres n’ont guère, dans la vie, l’importance que la plupart des hommes qui les écrivent ou qui les lisent veulent bien leur accorder. Il suffirait de les écouter dans l’esprit où l’un de mes amis, qui est un grand sage, écoutait un jour le récit des derniers instants de l’empereur Antonin le Pieux. Antonin le Pieux, qui, à plus juste titre encore que Marc-Aurèle, peut être considère comme l’homme le meilleur et le plus parfait que la terre ait porté, car à toute la sagesse, à toute la profondeur, à toute la bonté, à toutes les vertus de son fils adoptif, il joignait je ne sais quoi de plus viril, de plus énergique, de plus pratique, de plus simplement heureux et de plus spontané qui le rapprochait davantage de la vérité quotidienne, Antonin le Pieux, étendu sur son lit, attendait la mort, les yeux voilés de larmes involontaires et les membres baignés des pâles sueurs de l’agonie. À ce moment, le chef des gardes du palais entra dans sa chambre pour lui demander, selon l’usage, le mot d’ordre. Aequanimitas, égalité d’âme, répondit-il en tournant la tête du côté de l’ombre éternelle. Il est beau d’aimer et d’admirer cette parole, disait mon ami. Il est plus beau encore, ajoutait-il, de savoir sacrifier, sans que personne ne le remarque, sans que soi-même on songe à s’en apercevoir, le temps que le hasard nous accorde pour l’admirer, à la première venue des petites œuvres utiles et simplement vivantes que le même hasard offre sans cesse à la bonne volonté de notre cœur. »

Et Jacquard, en qui se levaient des clartés, s’émerveillait du sens plus profond et toujours plus nouveau que prenaient les paroles d’amour. Elles étaient assurément connues depuis des siècles et, depuis des siècles, tous ceux qui avaient haussé l’humanité vers l’idéal et le bonheur les avaient répétées avec des accents à peine différents. Mais elles restaient, quand même, un secret. Quand même, elles restaient obscures et mystérieuses pour la plupart des hommes qui les entendaient sans les comprendre. Ils n’essayaient jamais d’y réfléchir, encore moins d’en faire les règles de leurs actes et de leurs pensées. Courant sur le chemin de la vie après d’illusoires avantages, ils passaient, hâtifs et fiévreux, près des vérités de rédemption et ne leur accordaient qu’un regard distrait. Et le secret de Frédéric Marcinel avait ceci d’admirable qu’on pouvait le proférer dans les plaines ou dans les prétoires, le crier dans les discours et dans les livres, sans rien lui enlever de son mystère et de sa profondeur.


Ce qui nous paraît irréprochablement juste à cette heure n’est probablement qu’une très petite portion de ce qui nous paraîtrait juste si nous changions de place.


M. Maeterlinck.Le Mystère de la Justice.