Éditeur Veuve Larcier (p. 49-56).


IV


Aux premières rencontres, le juge Jacquard et le président Louvrier ne s’étaient senti nulle sympathie réciproque. Le premier estimait le second à cause de l’intégrité et de la dignité avec laquelle il remplissait, depuis de longues années, ses redoutables fonctions ; le président, lui, estimait l’intelligence et l’activité de Jacquard, mais pendant longtemps leurs relations se bornèrent à une déférence courtoise mutuelle qui leur permettait l’échange des amabilités coutumières et de superficiels commentaires sur les menus incidents de la vie judiciaire. Leurs âmes restaient fermées, sans rien se dévoiler d’essentiel et sans velléité de le faire. La jeunesse de Jacquard semblait téméraire au président, dont les idées paraissaient au juge, en revanche, parfois caduques et momifiées. Sentant le désaccord profond, irrémédiable que l’âge mettait entre eux, ils s’étaient tout d’abord efforcés, par des concessions spontanées, de prévenir toute discussion, toute occasion de conflit. Mais, depuis les entretiens que j’ai rapportés, un changement total s’était fait en quelques semaines. Le président, dans la conscience duquel les paroles de Frédéric Marcinel déroulaient insensiblement leurs conséquences révolutionnaires, recherchait maintenant la conversation de son assesseur et goûtait un étrange plaisir à l’entendre reviser, bouleverser et ruiner les notions qu’il avait si longtemps acceptées en aveugle. Il se sentait constamment révolté, puis constamment attiré par ces théories si opposées à sa manière de penser. Ces conversations le désorientaient, mais il y trouvait un charme bizarre et sans cesse renouvelé, une sorte de réconfort et de rajeunissement. Le juge, de son côté, était tout heureux d’avoir trouvé, dans ce morne palais de justice, un auditeur qui ne fût point indifférent et réfractaire aux conceptions générales, un homme qui avait beaucoup vu et beaucoup observé, avec qui on pouvait converser d’autre chose que de la bise qui soufflait, de l’affaire G… ou de l’ennui sans limites que versait la faconde prétentieuse de Maître X… Il s’amusait à disserter, intéressé lui-même par les images imprévues qu’évoquait le discours ; il étudiait, en outre, son partenaire avec la plus vive curiosité, car plus il connaissait le président Louvier, plus il lui paraissait inexplicable que ce magistrat eût pu prononcer la parole grave qui s’inscrivait au seuil du souvenir de leurs confidences.

L’une des convictions fondamentales du président était, en effet, que le devoir du juge est l’application de la loi. Il s’était fait de cet axiome une règle de vie. Si la loi était stupide, barbare, ridicule, c’était au législateur à la modifier, non au juge pour qui elle devait être intangible et sacrée. Il avait pour la loi un respect absolu. Il n’admettait qu’en dehors du prétoire, — et encore ! — les observations ou les critiques qui pouvaient énerver la force obligatoire des textes. Jacquard, au contraire, ne se sentait point lié dans les injonctions des Codes ; il consentait à les suivre, mais sans servilité ; il prétendait leur trouver toutes sortes de souplesses et mettait à les interpréter une ingéniosité fertile.

— Tenez, disait-il un jour, tandis qu’Adonis paraphait des registres de l’état civil avec la méthode et la placidité que lui permettait son hébétude constante, qu’est-ce que la loi, Monsieur le Président ? Est-ce la vôtre ? Est-ce la mienne ?

— Mais il n’y en a qu’une, me semble-t-il ? Qu’est-ce encore que ce paradoxe ?

— Et non, il y en a deux, il y en a dix, il y en a mille. Examinez ce texte du Code Napoléon. Il avait pour son rédacteur un sens déterminé. Quand vous le lisez, croyez-vous que ce soit ce sens-là, le sens primitif qui se lève en votre esprit ? Les mots sont les mêmes, la signification a changé. Vous ne les comprenez plus comme les comprenait Toullier. Et moi qui suis votre cadet de vingt ans, je ne les comprends pas comme vous les comprenez. Des cerveaux de 1900 ne peuvent percevoir comme des cerveaux de 1880, de 1840, de 1810 ? Il se fait en nous-mêmes, à notre insu, toute une série de modifications extrêmement ténues peut-être, mais réelles.

— Vous me parlez là de l’interprétation des textes, mon cher ami. Ça peut être délicat et je vous concède que le temps est un facteur d’une importance considérable. Mais s’il peut y avoir une difficulté à retrouver la volonté du législateur, il n’en est pas moins certain qu’il y en eut une et pour la préciser, nous avons à notre disposition les origines, les travaux préparatoires, les discussions parlementaires, les commentaires contemporains…

— Besogne d’historiens, alors, mais plus besogne de juristes. Fouiller le passé, scruter les archives, remuer le passé pour juger la vie, la fuyante et ondoyante vie qui vient chaque jour nous demander sa direction ? La méthode paraît fastidieuse. Je nie, en outre, que vos recherches archéologiques puissent vous donner toujours une solution. N’est-il pas grotesque, par exemple, de chercher dans le droit romain, les coutumes ou les discours du Tribunat la signification des articles du Code que vous appliquez à l’industrie moderne, puisqu’il est bien certain que ni les uns ni les autres, pas plus que les plus extraordinaires utopistes de ce temps n’ont prévu la formidable transformation économique du siècle, n’ont pas même supposé la vapeur et l’électricité ? J’affirme enfin que si le législateur de  1850, de 1875 ou de 1900 a laissé subsister une loi, c’est avec la valeur et la portée qu’elle avait en 1850, en 1875 ou en 1900, pour les cerveaux du temps. Et si vous admettez que la signification d’une phrase puisse évoluer, n’ai-je point, moi, le droit de vous dire que pour vous conformer à la volonté législative, c’est la signification du moment présent, de l’instant où vous coexistez, le texte, le législateur et vous, que vous devez appliquer ? Qui vous autoriserait à choisir arbitrairement un autre stade de l’évolution ?

— Il serait arbitraire et dangereux de choisir, c’est évident ; c’est pourquoi je m’en tiens, en dépit de vos subtilités, au sens premier. Les autres sont incertains, mobiles, changeants dans le temps, mais aussi dans l’espace, selon les lieux, les circonstances, l’âge des juges. Une loi aussi élastique n’est plus une loi.

— Mais si, mais si ! C’est précisément là le fond de ma pensée : je ne conçois point la loi avec cette rigidité de pierre. Je la veux mobile, changeante, s’adaptant avec aisance à l’infinie diversité des contingences. Si elle est susceptible de plusieurs acceptions, je réclame le droit de choisir celle qui me permet de rendre la meilleure justice…

— C’est cela, vous vous substituez au législateur ! Vous vous insurgez contre l’ordre établi que votre mission est de conserver !

— Je n’en crois rien. L’ordre établi ne veut pas que nous soyons les serfs d’une consigne. Le législateur n’a pas voulu nous enlever toute initiative et toute liberté. Il s’est borné à nous fixer quelques indications générales, nous laissant la mission ardue d’y conformer les espèces. Nous lui devons obéissance, certes, mais une obéissance qui raisonne, qui apprécie, qui juge…

— Ça peut mener loin !

— Assurément ; et il serait trop aisé de me réfuter en exagérant mon raisonnement. Mais ce serait mal le comprendre. Je veux simplement dire qu’il n’est point fondé chaque fois qu’une décision heurte le bon sens ou l’équité, d’accuser la loi. Il y a, en vérité, très peu de mauvaises lois ; il y a surtout de mauvais juges. Il n’y a point dans l’histoire un Parlement ou un dictateur qui ait eu l’intention de froisser le bon sens ou l’équité. Quand le magistrat aboutit à ce résultat, c’est sa faute, sa seule faute : il a manqué d’énergie et de hardiesse en n’usant pas avec liberté du pouvoir lui conféré. À part quelques exceptions assez rares, la loi nous permet de faire tout ce qui nous semble devoir être fait, mais le plus souvent, nous ne savons pas, ou nous n’osons pas. Nous parlions l’autre jour du Président de Château-Thierry : ce qui m’a beaucoup frappé, à la lecture du volume ayant recueilli sa jurisprudence, c’est que toutes ses sentences, d’allure révolutionnaire, sont déduites de considérants qui respectent fidèlement le cadre formel de la législation actuelle.

Il invoque pour absoudre les mêmes textes que nous eussions invoqués pour condamner. Et ses déductions sont sinon logiques, du moins plausibles. Les nôtres sont-elles indiscutables ? Ne nous trompons-nous jamais ?

— Je ne le prétends point. Mais la loi a prévu nos erreurs en instituant l’appel.

— Ah ! la belle garantie, vraiment ! Mais vous n’avez donc jamais assisté à une audience de la Cour ? L’affaire y arrive glacée, figée dans les grimoires ; c’est sur les documents suspects de l’instruction écrite, sur le plumitif d’audience, document plus suspect encore, puisqu’il est l’œuvre hâtive et non contradictoire d’un employé subalterne, que le conseiller rapporteur se fait son opinion. Au jour fixé, il vient lire d’une voix monotone et ennuyée toutes les pièces, en soulignant parfois d’un éclat de voix quelque passage qui lui paraît accablant pour le prévenu. Lecture fastidieuse, imbécile, qui fait partie des traditions acceptées par tous ! Personne n’écoute et ne suit ces murmures inintelligibles. On perd une demi-heure, une heure à cette lente mise en train, et l’instant d’après, s’il s’agit de réentendre un témoin, la Cour y opposera une sourde résistance, invoquera avec entêtement la déposition écrite, prétextera du manque de temps. Pourquoi chacun des conseillers ne prend-il pas la peine d’étudier le dossier ? Pourquoi ne pas refaire toute l’instruction, dès qu’il y a une requête à cet égard ? Et l’arrêt, rendu en deux phrases banales et stéréotypées, sans plus de motifs ni d’explications que le jugement, acquittant, condamnant, réformant sans qu’on sache pourquoi ? Ah ! il faut vraiment toute la docilité que nous avons pour les choses établies pour que nous ayons encore des illusions.

— C’est fort poussé au noir, tout cela. La Cour confirme presque tous nos jugements, vous semblez l’oublier.

— Mais non, mais non ! Je ne l’oublie pas. Il est agréable de se voir approuver, c’est clair ; mais cette approbation perpétuelle prouve justement que ce prétendu contrôle n’est qu’approximatif. Le décor est assez beau et les formes de la justice ont plus de majesté en appel qu’en première instance, mais, au fond, ce sont les mêmes traditions, les mêmes préjugés, le même esprit, avec de l’expérience et de l’autorité en plus, mais avec moins de jeunesse, d’audace et de souplesse intellectuelle.

— Quand vous serez conseiller, mon cher ami, vos idées se modifieront peut-être. En attendant, je maintiens que de tous ceux qui auront eu à apprécier une affaire, aura le mieux jugé celui qui aura le mieux appliqué la Loi.

— Ce souci est funeste, à mon sens. Car si la loi permet le pour et le contre, tolère des décisions contradictoires, si un même luxe d’arguments peut étayer des conclusions opposées, pourquoi nous obstiner à juger selon la loi et ne pas chercher simplement à juger selon la Justice.

Et Jacquard montra au Président la noble et grave estampe de Mellery : « Sans Bonté, la Justice forfait à sa mission ! » Voilà ce que vous avez permis qu’on affichât dans votre chambre du Conseil, Monsieur le Président. Ne point être bon, c’est une forfaiture, entendez-vous ! Eh ! bien, on cesse d’être bon le jour où l’on accepte le servage des textes iniques…

Il y eut un silence. Adonis était fortement intéressé par les convulsions d’une mouche tombée dans son encrier. Le Président Louvrier cherchait à se rappeler qui, déjà, lui avait adressé des paroles analogues. Puis il dit sourdement : — Oui, il faudrait juger les autres comme l’on se jugerait soi-même… et il s’arrêta, stupéfait. Il parut encore une fois aux deux hommes que de même que le jour où la neige tombait, une personnalité mystérieuse, qu’ils ne soupçonnaient ni l’un ni l’autre, s’était exprimée par la voix du Président Louvrier. Pour la seconde fois, fleurissaient les fleurs d’amour et de miséricorde, semées par Frédéric Marcinel.