Flammarion (p. 91-99).

XI

Julot raconte…

Quatre jours passèrent. L’émotion causée dans le public par l’arrestation de l’homme de Marly-le-Roi, la fuite de son complice et antagoniste dans l’auto de la Préfecture, commençait à se calmer, bien que la curiosité demeurât toujours en éveil dans l’attente de nouveaux incidents, de nouveaux coups de théâtre.

Dominique et Patrice Martyl, eux, ne les prévoyaient pas avec curiosité, ces nouveaux incidents, mais avec terreur. Crispés, redoutant le pire, ils attendaient de minute en minute qu’éclatât le coup de tonnerre qui les frapperait. La Police savait la vérité, ou allait la savoir… quand ? À quelle minute les foudroierait-elle, cette infamante vérité ? Les deux infortunés se le demandaient avec une angoisse qui les brisait, qui les enfiévrait, et les amenait, soit l’un soit l’autre, sur leur balcon, se penchant pour guetter, sur le quai, la marche des autos, respirant quand elles étaient passées, s’affolant si l’une d’elles s’arrêtait à proximité de la maison. Le timbre de l’entrée, dans le vestibule, les faisait sursauter : c’était le péril, l’ennemi… Chaque sonnerie du téléphone était annonciatrice de catastrophe… Chaque lettre contenait l’inconnu de la menace. Leur tension nerveuse était si grande que par moments ils souhaitaient presque qu’elle se formulât, cette menace, que la catastrophe se réalisât pour qu’ils fussent délivrés enfin du hideux cauchemar… oui, même dans la déchéance publique et la mort.

Le soir du quatrième jour, Patrice et Dominique devaient répondre à une invitation à diner. C’était chez les Langrenet, hauts bourgeois universellement respectés. Michel Langrenet, avocat illustre, connu pour la parfaite droiture de son caractère, était bâtonnier de l’Ordre, il avait beaucoup d’amitié et d’estime pour Patrice qui, autrefois, avait été son secrétaire. Mme Langrenet, fille d’un sénateur, ancien Garde des Sceaux, avait une réputation de bonté et de clairvoyance qui lui donnait une forte autorité dans les milieux mondains : elle connaissait la famille de Dominique et portait à celle-ci une affection quasi maternelle.

Il ne pouvait être question pour les Martyl de refuser cette invitation : sous quel prétexte ? Ne s’étonnerait-on pas ? Du reste, le ménage Langrenet recevait les plus hautes personnalités du monde politique et du monde judiciaire et chez eux, ce soir-là, devait dîner Octave Rousselot, camarade d’enfance du Préfet de Police, resté son ami intime, son familier de chaque jour… Par lui sans doute, pourrait-on savoir quelque chose ?…

À huit heures, dans le salon décoré, avec un goût sévère, du grand appartement qu’occupaient boulevard Saint-Germain, tout près du Palais-Bourbon, le bâtonnier et sa femme, les Martyl entrèrent. Lui, droit dans son habit noir et, à son habitude, calme et sérieux. Elle, la belle Dominique, parée avec une sobre et riche élégance, calme elle aussi et souriante (avec quel courage ignoré) ! le triple rang de son second collier de perles étagé sur ses blanches épaules.

Octave Rousselot venait de téléphoner. Il s’excusait, il serait en retard. Il demandait qu’on se mît à table sans l’attendre ; il restait dans le cabinet du Préfet pour avoir les résultats de l’instruction commencée sur l’affaire du Gazon Bleu. Il viendrait aussitôt après.

Selon sa demande, sans l’attendre, on passa dans la salle à manger, on s’assit autour de la table brillamment dressée selon l’ancienne élégance : cristaux, argenterie, linge damassé éclatant.

Une attente planait sur les convives, alanguissait la conversation. Quelques phrases s’échangeaient sur le scandale du jour. Mais la venue escomptée de Rousselot laissait chacun en suspens.

Octave Rousselot parut enfin, s’assit à la place restée vide, après avoir renouvelé ses excuses à la maîtresse de maison.

Rousselot était un homme d’âge moyen, assez corpulent, chauve ; il avait l’air important, agité. Il quittait le Cabinet du Préfet, il avait vu le Juge d’Instruction, les chefs de la Police. Il avait entendu les informations données aux journalistes.

— Je ne commets donc, dit-il, aucune indiscrétion en vous mettant au courant, puisque, dès demain matin, ce que je vais vous apprendre sera connu de tout le monde.

Il prit un temps, ménageant savamment ses effets, satisfait de voir l’attention de la table entière concentrée sur lui.

— Et alors ? Et alors ? demandèrent des voix.

— Voyons, mon cher Rousselot, que s’est-il passé ? ne nous faites pas languir, demanda Mme Langrenet.

— Julot a parlé ? interrogea le bâtonnier.

— L’homme arrêté n’est pas Julot, répondit Rousselot.

— Comment ? Que voulez-vous dire ? Ce n’est pas Julot ?

— C’est un Julot… Ce n’est pas le vrai Julot. C’est cela qui explique les difficultés de l’enquête, les hésitations des poursuites.

Rousselot s’interrompit encore. L’étonnement était général.

— Voyons, Rousselot, expliquez-vous, insista le bâtonnier.

— Eh bien, voilà. Quand on s’est référé à la fiche anthropométrique du repris de Justice Julot, à son signalement judiciaire, on a constaté que l’homme arrêté à Marly-le-Roi ne répondait pas exactement aux détails de ce signalement. Il y a ressemblance entre eux, c’est tout. Les empreintes digitales, par exemple, base infaillible de l’identification précise, sont absolument différentes.

— Alors, l’homme arrêté, qui est-ce ?

— C’est un certain Caboche, dit le Trône, qui se prénomme, lui aussi, Jules, et qui est mécanicien à Marly-le-Roi. Il connaissait la Pierreuse ; le dimanche du crime, il a couru les bois de Saint-Germain avec elle. Avec elle, il a dîné au Gazon Bleu, il a rencontré les deux Colombes et il s’est trouvé mêlé dans la nuit, à la fameuse orgie dont la pelouse fut le théâtre, la police l’affirme et l’accuse d’avoir tué la Pierreuse. Il a d’abord tout nié. Puis il a avoué l’orgie mais avec une autre femme comme partenaire.

— Et laquelle des femmes était sa partenaire ? demanda-t-on.

— La femme du monde, déclara Octave Rousselot.

Il y eut un moment de silence. Dominique craignait qu’on entendit battre son cœur. Une voix qui n’avait pas encore parlé, s’éleva et protesta :

C’était la voix de Richard l’Heurois. Celui-ci, ainsi que son ami inséparable, Antoine Ganet, faisaient partie des convives. Il s’écria :

— Allons donc ! c’est un mensonge ! Cet homme a-t-il des preuves ? Les a-t-il communiquées ? Vous ne me ferez pas croire qu’une femme du monde s’abandonne ainsi à un individu de cette classe.

— Ça dépend, murmura un autre convive.

Mais Octave Rousselot répondait à Richard.

— Les détails qu’il donne sont bien précis.

— Il donne des détails ? demanda une jeune femme.

— Et très scabreux, continuait Rousselot.

Richard haussa les épaules.

— Évidemment, il accumulera autant de détails qu’on voudra !… en les inventant !… Plus il donne de détails, plus il prouve qu’il ment dans l’espoir de sauver sa tête.

— Pourquoi ? demanda la jeune femme de tout à l’heure.

— Pourquoi ? continua Richard. Parce qu’il sait que tout le monde est d’accord sur un point : l’homme qui a tué la Pierreuse est forcément celui qui l’a renversée sur le gazon. En affirmant que sa compagne fut la belle inconnue, le sieur Caboche affirme aussi son innocence.

— Le raisonnement est juste, avoua Rousselot, mais l’homme apporte des affirmations nettes…

— Justement, il prépare sa défense,

— Que dit-il ? demanda la jeune femme avec une curiosité mal déguisée.

— Il déclare que, dès le début, il a prévu ce qui se passerait et qu’il a fait son choix, ayant toujours eu pour ambition de devenir, ne fût-ce qu’un instant, l’amant d’une femme du monde. L’ivresse des autres aidant, il n’a eu aucun mal à triompher. Quand il a vu que l’instant critique était arrivé, il s’est approché de la belle inconnue, l’a saisie ; et tout de suite, prétend-il, elle s’est donnée à lui avec une ardeur égale à la sienne, avec un tel élan, qu’il en a été, selon ses termes, estomaqué. Tout de suite, — je continue à citer ses paroles, — on est entré dans la course, et aussitôt le grand galop. Pas de chichis ! Pas de simagrées ! Pas de boniment ! Il fallait arriver au but. Ça n’a pas été long, je vous en fous mon billet ! Ah ! la garce, a-t-il crié en se frappant les genoux, j’en ai eu des gonzesses amoureuses. Jamais comme celle-là !

« Je m’excuse, mesdames, de la crudité de ces détails, continua Rousselot avec une feinte réserve, en voyant l’intérêt vif que suscitait son récit.

« Alors, poursuivit-il, le Juge d’Instruction lui a demandé :

— Vous dites que vous n’avez jamais connu de femme semblable… pas même la Pierreuse ? Le sieur Caboche a répondu avec un accent de vérité : Il n’y a rien eu entre la Pierreuse et moi. Je ne dis pas qu’on n’avait pas le béguin l’un pour l’autre et que ça aurait pas fini comme d’habitude. Tout l’après-midi, on s’était peloté et bécotté dans les fourrés. Elle m’avait invité à dîner et elle devait venir passer la nuit chez moi, sans que ça ne nous coûte rien ni à l’un ni à l’autre.

« — Savez-vous qui l’a tuée ? demanda le Juge.

« — Je n’en sais rien. À ce moment-là, j’avais à m’occuper d’autre chose. Quand la Pierreuse a crié, la belle dame et moi nous en étions à notre troisième assaut !

Octave Rousselot, qui, lancé, avait été plus loin dans son récit qu’il n’en avait l’intention, s’interrompit, car Mme Langrenet protestait :

— Assez ! Taisez-vous !… La malheureuse femme !…

— Vous la plaignez, ma chère amie ? lui demanda son mari.

— Oui, je la plains, dit Mme Langrenet avec netteté. Une pareille déchéance, c’est affreux ! J’imagine quel doit être à l’heure actuelle le châtiment de cette infortunée. Pensez à ses souffrances, à son humiliation quand elle lira demain la déclaration du misérable qui parle d’elle en ces termes ! Avec quelle épouvante, quelle horreur, elle doit envisager le scandale inévitable, son nom livré à la risée publique. Avoir été la maîtresse d’un Julot, c’est à mourir de honte !

Patrice n’osait regarder Dominique. Il l’observait toutefois à la dérobée. Elle était très pâle, mais toujours calme ; il devinait la lutte affreuse qu’elle devait soutenir pour ne pas se trahir.

Cependant, Richard, pâle, lui aussi, déclarait :

— Cet ignoble individu fausse la vérité… ça crève les yeux. Ses déclarations puent le mensonge.

Patrice, qui n’avait encore rien dit, regarda Richard en face :

— Qu’en sais-tu ? articula-t-il.

La maîtresse de maison se levait de table, tout le monde l’imita, mais avant d’entrer dans le salon, Patrice, prétextant un rendez-vous indispensable, prit congé, emmenant Dominique.

Dans l’auto qui les emportait tous les deux et qui roulait dans la tiédeur du soir d’été, il y eut entre eux un long silence. Enfin Dominique, d’une voix timide, chuchota :

— À quoi penses-tu, Patrice ?

— À ce que cet homme a dit de toi.

Elle se redressa, cabrée.

— C’est un mensonge d’un bout à l’autre ! un odieux mensonge !

— Ça n’en a pas l’air. Ça se tient rudement bien. Et puis, ajouta-t-il plus bas, il y a quelque chose d’effroyable.

— Quoi donc ? chuchota-t-elle angoissée.

— L’enfant possible, dit Patrice.

Dominique eut pour lui un regard de reproche. Comment osait-il la torturer ainsi, en évoquant…

— N’aie pas cette crainte, mon pauvre ami. Je l’ai eue moi aussi, mais rassure-toi, elle n’était pas fondée. Rien ne subsiste… Oublie tout.

Il la regarda dans les yeux, une seconde.

— Tu oublies, toi ?

Elle eut un petit mouvement.

— Non ! rien. Je ne peux pas oublier. C’est mon châtiment, mais il ne doit frapper que moi, c’est la croix que je dois porter seule.

— Seule ? Ma pauvre Dominique, tu ne seras pas assez forte.

— Tant pis pour moi. Je n’ai qu’un but, qu’une volonté, qu’un espoir : c’est que le scandale passe sans t’atteindre. Après quoi, je peux mourir.

Attendri une seconde, il lâcha son volant d’une main, qu’il tendit pour presser celle de Dominique. Il avait été secoué d’un frisson à l’idée de la mort qu’elle évoquait. Mais au fond, cette femme qui était là, près de lui, lui faisait horreur. Il avait honte qu’elle fût son épouse. Il ne cessait de penser avec un dégoût révolté, aux révélations de Jules Caboche. Il avait commis une faute lui-même ?… Qu’importe ! Il ne pensait qu’à celle de Dominique !…

Soudain, semblant s’éveiller, Dominique regarda par la portière ouverte, vit des arbres, de l’ombre et des lumières. On était dans le Bois.

— Où nous conduis-tu, Patrice ? Nous rentrons, n’est-ce pas ?

— Oui, répondit-il faisant obliquer la voiture vers la droite.

— Mais ce n’est pas le chemin de la maison ? reprit la jeune femme au bout de quelques minutes.

— Non, répondit Patrice. Nous faisons un détour avant de rentrer. Antoine, il y a un moment, m’a invité à venir avec toi passer une heure chez lui. Un souper pour lequel il a réuni quelques amis.

Et Patrice, d’un ton singulier, ajouta :

— Antoine m’a prévenu. Il y aura, avant le souper, une représentation, des numéros amusants.

— Je n’ai pas le cœur à souper, protesta Dominique qui n’avait pas entendu la dernière phrase.

Patrice insista :

— Mais si, viens, ça te changera les idées ! Et nous rentrerons quand tu le voudras.

Dans un des nouveaux immeubles bâtis, entre la Porte d’Auteuil et la Porte Dauphine, sur l’emplacement des anciennes « fortifs », chères aux chansonniers réalistes d’il y a cinquante ans, Antoine habitait un vaste atelier que surmontait son appartement personnel où l’on accédait par un petit escalier intérieur.

De l’atelier, il avait fait un théâtre, comme le Grand-Guignol fut aménagé dans l’atelier d’un peintre célèbre de la fin du dernier siècle. Antoine organisait là des représentations très courues, dont les critiques des grands journaux parlaient quelquefois, dont les critiques des petits journaux et des revues littéraires parlaient toujours. Les acteurs étaient, mi-partie des professionnels soucieux parfois de se donner le genre d’être des amateurs, mi-partie, des amateurs mondains, flattés de sembler pour un moment des professionnels, en paraissant à côté de ceux-ci sur la petite scène élégante où toutes les libertés étaient autorisées. Les coulisses et les loges étaient installées dans l’appartement même d’Antoine. La chambre à coucher, la salle de bains, chacune des autres pièces desservies par un long couloir, abritaient, les soirs de représentation, les acteurs et les actrices.

Lorsque Patrice Martyl et sa femme arrivèrent, Antoine, qui venait de rentrer, et qui s’affairait parmi les derniers préparatifs de la fête, où devaient se succéder des numéros inédits et sensationnels, les reçut. Il les conduisit à l’orchestre et leur désigna deux fauteuils. Dominique s’y installa. Patrice, lui, ne s’assit pas.

— Je vais avec Antoine jeter les yeux sur les détails d’organisation, lui dit-il.

Il la laissa assise au milieu des spectateurs déjà nombreux et s’éloigna avec le maître de maison. Il n’éprouvait pas, pour Antoine, le sentiment de violente animosité, de haine jalouse qui l’animait à l’égard de Richard. Antoine ne lui semblait pas digne de son ressentiment, et surtout il avait l’instinctive et confuse certitude, que, entre les trois hommes qui s’étaient trouvés ses compagnons de débauche, la nuit du Gazon Bleu, l’un ne devait pas être soupçonné d’avoir profité de la griserie de Dominique : celui-là, c’était Antoine. Patrice croyait être sûr que le partenaire de la jeune femme avait été l’ignoble Julot… Oui, mais il songeait qu’après tout, Richard… C’eût été moins abject… soit !… Mais peut-être en eût-il éprouvé une horreur encore plus grande, une fureur plus jalouse.

— Je vais en haut, dit-il brièvement à Antoine, au moment où ils sortaient de la salle.

— Bien, dit Antoine.

Patrice le quitta, gravit l’escalier intérieur, s’engagea dans le couloir aux portes fermées.

La troisième porte était, il le savait, celle du cabinet de toilette, une pièce confortable, meublée de sièges bas, d’un divan, d’une coiffeuse et d’une psyché.

Patrice s’arrêta et frappa. Avant même d’avoir une réponse, il tourna le bouton de la porte non verrouillée et entra.

Vision magnifique ! vision exquise ! Seule dans la pièce, une femme était là. Elle venait d’ôter sa robe de ville : elle allait passer son maillot de danseuse.

C’était Isabella.