Flammarion (p. 83-90).

X

L’homme de Marly

De nouveau une voiture chargée de fusils de chasse et de paquets de cartouches roule vers le hasard des grandes expéditions où les chasseurs passionnés se jetteront à la poursuite des grosses pièces de gibier qu’ils auront forcées.

N’entend-on pas là-bas les cors de chasse sonner, les chiens donner de la voix en tirant sur leur laisse, et caracoler les chevaux impatients ?

Romain Delbot songe. Selon sa coutume, dans ses moments d’action, il revoit les expéditions cynégétiques de son enfance. Il vient de partir dans l’auto de la Préfecture en compagnie de son collègue, le brigadier Andermatt, et de trois inspecteurs. Le brigadier Delbot est heureux de toute son ardeur de chasseur, de toutes les forces de son être, de son âme de coureur d’aventures, il aspire à l’hallali. Au tableau, déjà, les deux Colombes, doux gibier qui a bien sa valeur. Dans une heure, la grosse pièce, la bête fauve redoutable, le sieur Julot, dangereux récidiviste, insaisissable bandit, assassin des époux Delamarre, assassin d’une fille publique surnommée Fifi la Gosse ou encore la Pierreuse. Enfin, plus tard, au tableau, s’ajouteront les quatre inconnus, les autres acteurs du Gazon Bleu. Delbot est sûr qu’il les aura, eux aussi. Il reconnaît que, en apparence, il a fait une fausse démarche en se présentant chez l’avocat Patrice Martyl. Chez celui-ci, il en a senti le danger, il a biaisé, il a battu en retraite. L’avocat Patrice Martyl n’est pour rien dans l’affaire… Delbot feint de le croire, il le croit à moitié, mais pourquoi Patrice Martyl, aux premiers mots qui semblaient l’accuser, n’a-t-il pas rabroué vertement le policier, ne l’a-t-il pas jeté à la porte ? Pourquoi cette complaisance, cette ostentation presque, à lui montrer le panier de champagne intact ? Pourquoi enfin cette cordialité au moment du départ, cette offre, amicale presque, d’aide, de collaboration ?

« Erreur, se dit Delbot, oui, admettons. Mais cette erreur doit frôler de bien près la vérité ! Je sens de ce côté-là quelque chose de trouble, de louche. Je mettrais ma main à couper que nous y reviendrons. La belle dame du collier de perles et ses trois amis auraient tort de dormir tranquilles, de croire qu’ils en ont fini avec moi. Quand on en a fini avec le brigadier Delbot, c’est qu’on va passer en justice. Alors, aux magistrats de jouer leur rôle, j’ai fini le mien. Ils le verront, les quatre mystérieux ! L’arrestation du sieur Julot va me donner, avec le numéro de leur auto, le mot de l’énigme. »

Il réfléchit encore. Il se rappelle les habiles, les subtiles opérations par lesquelles il a repéré la retraite du sieur Julot. Ça, c’est du beau travail. Une bouffée d’orgueil lui monte à la tête. Il éprouve le besoin d’expliquer ce succès au camarade assis à son côté, dans l’auto.

— Vois-tu, Andermatt, sans me vanter, j’ai le chic pour obtenir la collaboration du public. Je me suis mis moi-même au travail et j’y ai mis mes hommes. Flâneurs du dimanche, petites ouvrières en rupture d’atelier, familles qui se font une salle à manger dans les bosquets, j’ai questionné, ou fait questionner tous ceux qui pouvaient me renseigner. Le signalement de la Pierreuse, ou si tu aimes mieux de Fifi la Gosse, a été facile à reconnaître. Après deux jours d’enquête, je savais qu’on l’avait vue vagabondant dans les fourrés avec un type genre mécano, qui poussait une bicyclette. Signalement du type ? Julot. Plus tard, on les avait vus couchés sur l’herbe dans une clairière, et s’embrassant, la bicyclette près d’eux, appuyée contre un arbre. C’était à deux cents mètres du Gazon Bleu. À sept heures tapant, les deux amoureux font leur entrée à l’auberge. Ils n’ont plus la bicyclette. Mais en toute certitude, dans la nuit, après la danse et le meurtre, Julot est allé rechercher la machine dans les fourrés et a filé avec, comme les autres, mais de son côté. Direction ? Saint-Germain ? Maisons-Laffitte ? Non, mon vieux, tu ne voudrais pas ! Ce sont de grandes routes trop fréquentées. Julot sait y faire. Mais il y a un sentier qui serpente vers la Seine pour aboutir au village de Mesnil-le-Roi. Eh bien, là, j’ai été verni. Monsieur Max, un propriétaire de la région, me raconte que le dimanche, revenant de Paris par la route : Bougival et Le Pecq, sa voiture a presque renversé une bicyclette qui filait à toute vitesse le long de l’eau. Enquête. D’après les dire des deux Colombes, je savais que Julot faisait parfois, comme alibi, le mécano dans les environs. Au Pecq, rien. À Bougival, rien. Mais à Marly-le-Roi, ça y est ! Un mécanicien du nom de Julot est embauché depuis six semaines dans un garage. Le dimanche on sait qu’il se balade dans la forêt de Saint-Germain… Mais nous y voilà à Marly, s’interrompit Delbot.

L’auto grimpait le long des rues escarpées et pittoresques de la vieille petite ville.

Delbot se pencha en avant vers le chauffeur.

— Attention… au sortir du village, tu vas gagner la route de la forêt de Marly. Non, pas celle de droite, celle de gauche.

L’auto roula encore cent mètres environ.

— Halte ! ordonna Delbot. Tiens, Andermatt, tu vois cette guinguette, là-bas ? Julot y déjeune tous les jours. Alors toi, tu vas faire le guet avec moi et l’inspecteur Bernard. Vous, Landier et Yot, filez par la droite et on se rejoint au-delà de l’auberge sur un coup de sifflet.

Delbot, suivi de ses deux camarades, se dirigea vers la guinguette. Ils en étaient encore à une cinquantaine de mètres quand ils virent sortir deux hommes qui, sans hâte, se dirigèrent vers la forêt. Delbot pressa le pas. Une minute après, il interpellait le patron.

— Des deux hommes qui viennent de sortir, lequel s’appelle Julot ?

Le patron eut un regard vers son interlocuteur, comprit sans doute qui il était, et répondit aussitôt :

— Julot le Trône ? C’est celui de gauche, le plus petit ; il fume une cigarette.

— L’autre, qui est-ce ?

— Un camarade à Julot. Je ne sais pas son nom.

— Merci.

La chasse commença aussitôt. Chasse furtive et adroite. Il ne s’agissait pas, pour le moment, de foncer directement sur les bandits et de les avoir en force, il fallait d’abord se rapprocher d’eux, si possible les cerner à leur insu et les capturer quand ils n’auraient plus aucune chance de prendre le large.

Delbot frémissait de joie. Ces moments-là étaient les plus exaltants de sa carrière. Cet as du crime, Julot, allait être à lui. Et par Julot, par les révélations que celui-ci ferait de gré ou de force, le brigadier parviendrait aux « quatre gens du monde » et percerait leur incognito. Il crierait publiquement : « Les voilà ! » Pour eux il avait une haine de chasseur qui a été dupé.

La poursuite continuait, ignorée des deux hommes poursuivis qui ne se retournaient pas, allant toujours vers les bois. Les policiers se défilaient d’arbre en arbre.

— Qu’est-ce qu’ils vont fiche en forêt ? glissa Andermatt à Delbot, comme il le rejoignait derrière un vieux hêtre.

— Promenade quotidienne, paraît-il, question d’hygiène, tu comprends. — Delbot ricana. — En réalité, je suppose que Julot a dû cacher le collier quelque part dans le bois, dans une anfractuosité de pierre, un trou dans un arbre, n’importe où. Alors, ça l’attire, il va lui rendre visite et se rendre surtout compte s’il est toujours là. Tu vois, Andermatt, tout se tient, la filière est bonne, je n’ai pas trop mal manœuvré.

— Mon vieux, tu es un as, répondit Andermatt avec conviction.

Et ce compliment désintéressé d’un collègue qu’il estimait entre tous pour sa bravoure et son habileté fit rougir Delbot de vanité orgueilleuse.

Cependant la forêt devenait plus épaisse et moins aisée la tâche des policiers qui craignaient, en se rapprochant trop, de donner l’éveil aux bandits avant de découvrir le but de leur promenade sylvestre. Ils n’étaient plus guidés que par le bruit amorti des pas, et l’odeur ténue de la cigarette que fumait toujours l’un des hommes…

Tout à coup, on n’entendit plus le bruit des pas, on ne sentit plus l’odeur du tabac. Delbot s’arrêta, perplexe. Le vent très léger avait-il tourné, ou bien les poursuivants avaient-ils, sans s’en apercevoir, dépassé leur gibier ?

Delbot, craignant d’être vu, du geste immobilise ses hommes, puis il s’oriente, cherche des yeux… Enfin, à travers le rideau feuillu des branches, il aperçoit dans une petite clairière deux silhouettes face à face. Et voici qu’elles s’agitent. On entend des mots prononcés violemment, presque des clameurs. Une des silhouettes lève le bras, l’autre riposte. Pas de doute possible, les deux bandits se battent. Ils s’étreignent, roulent sur le sol. Alors Delbot se précipite tout en lançant un coup de sifflet strident.

À dix pas des deux combattants, il s’arrête, le revolver braqué. « Plus un geste ou je tire. » Les autres ne semblent pas l’entendre. Leur lutte touche à sa fin, l’un d’eux a pris le dessus. Il tient l’autre sous lui. Son bras droit se lève, l’éclair blanc d’une lame luit et frappe.

Delbot, alors, tire un coup de feu en l’air. Le vainqueur se redresse et détale. Un second coup de feu tiré par le policier le manque et casse un arbrisseau. L’homme disparaît dans l’ombre du bois.

— Courez après ! attrapez-le ! tenez-le solidement ! crie Delbot à Andermatt et aux deux autres policiers qui arrivent en courant et s’élancent derrière le fugitif.

Delbot se penche sur le blessé. Celui-ci, livide, défaillant, tient encore une cigarette au coin des lèvres. C’est bien Julot le Trône.

— Cherche pas à faire des blagues, hein ! lui dit durement Romain Delbot. Tu es pris, tiens-toi peinard. Alors, il a voulu te tuer, ton poteau ? Pourquoi ça ? Mais d’abord, voyons où tu en es ? Comment te sens-tu ?

Le blessé, dans une farouche résolution, détourna la tête.

— Je me sens à merveille, gémit-il. Laissez-moi tranquille, hein ! Cette histoire-là ne vous regarde pas.

Delbot haussa les épaules et eut un rire sec.

— Qu’est-ce que tu chantes, mon bonhomme ? voyons, est-ce qu’il y a quelque chose qui ne regarde pas la police ? Mais oui, mon vieux, la police. Fais pas ton œil à la coque ! Brigadier Delbot de la brigade spéciale. Il y a assez longtemps que je te poursuis, bandit !

Tout en parlant, il l’examine rapidement. En fait, la blessure paraît très superficielle. L’arme a glissé sur un portefeuille dans la poche et n’a fait à la poitrine qu’une estafilade peu profonde. Tout de même, le sang coule en abondance. Le blessé pâlit encore, semble prêt à défaillir. Delbot, penché sur lui, l’interroge.

— Avant de tourner de l’œil, mon garçon, raconte-moi donc ce qu’il te voulait, ton copain ?

— J’sais pas.

— Réfléchis.

— J’sais pas.

— Oh ! tu es de la catégorie des muets ? Sois tranquille, on te fera parler !

Cependant, les trois policiers, l’oreille basse, revenaient de leur poursuite infructueuse.

— Eh bien, leur demanda Delbot. Et le bonhomme ?

Andermatt haussa les épaules.

— On ne l’a pas eu, il détalait trop vite. Quel zèbre !

— Et vous, quels empotés ! répondit aigrement Delbot. Tu sais, Andermatt, je t’aurais cru plus agile. Je t’assure que si je n’étais pas resté près de Julot, je l’aurais forcé à la course, moi, ton zèbre ! Allons, viens avec moi chercher la bagnole que tu ramèneras. Quant à vous autres, restez ici tous les deux à veiller le Julot. Et attention, hein, gare aux simagrées ! Ne le laissez pas vous filer dans les doigts !

— Soyez tranquille, chef, répondirent les hommes.

Delbot et Andermatt furent bientôt à l’auberge. Mais avant de l’atteindre, ils virent leur auto, l’auto de la Préfecture, démarrer et s’éloigner à toute vitesse.

— Qu’est-ce que ça veut dire ? demanda Andermatt ahuri.

— Sacré n… de D… ! hurla Delbot blanc de rage. Ce salaud-là est revenu par la tangente et fout le camp avec notre bagnole.

Les deux policiers se regardèrent un moment, furieux, consternés. Puis Delbot haussa les épaules.

— On le repincera et ça ne traînera pas. Allons toujours voir ce garage où couchait Julot.

Ils arrivèrent à l’auberge. Le patron les regardait venir d’un œil qui était peut-être railleur, peut-être compatissant.

— Vous avez vu votre locataire ? lui demanda brusquement Delbot.

— Non. Mais son copain a repassé ici et il a demandé à monter dans la chambre où couchait Jules le Trône.

— Et vous l’y avez autorisé ?

— J’avais pas de raison pour l’en empêcher.

Delbot, suivi d’Andermatt, s’élança dans l’escalier et entra dans la chambre où le patron de l’auberge les rejoignit presque tout de suite. On voyait du premier coup d’œil que l’armoire à glace avait été fracturée. Un des rayons en était vide.

— C’est là qu’il mettait ses papiers, expliqua le patron. Le copain a tout raflé avant de prendre le large.

— Et l’argent ? interrogea Delbot.

— Autant que je sais, Jules le Trône n’en gardait pas, dans sa chambre. Il nous le confiait à la caisse.

— Une grosse somme ?

— Quatre, cinq cents francs, répondit évasivement le patron. Tout juste de quoi régler sa note.

Les policiers redescendirent, ils trouvèrent facilement à louer une voiture au garage. On la dirigea vers la clairière de la forêt où on chargea le blessé. Le soir même, il couchait à l’Infirmerie du Dépôt.

Les journaux du matin racontèrent, avec un grand luxe de détails, l’expédition de Marly et l’arrestation de Julot, arrestation où le rôle du brigadier Romain Delbot, ce brillant espoir de la Police parisienne, jouait un rôle plus sensationnel qu’il n’avait été en réalité. On glissait légèrement sur l’adresse et le culot du bandit qui était venu s’emparer des papiers et avait fui audacieusement dans la propre auto de la police.

Les informateurs étaient unanimes à reconnaître que les « quatre gens du monde » seuls en liberté, parmi les acteurs de la partouse, seraient bientôt arrêtés eux aussi. Ce n’était plus qu’une question de jours, d’heures peut-être, puisque Julot connaissait le numéro de leur automobile. Les recherches à la Préfecture avaient déjà commencé.