Le Salon de Mme Necker
Revue des Deux Mondes3e période, tome 43 (p. 54-80).
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VII.

LE SALON DE LA RUE BERGÈRE ET LE SECOND MINISTÈRE.


I.

M. et Mme Necker avaient loué, un peu imprudemment peut-être, leur hôtel de la rue de Cléry ; force leur fut donc, en sortant du contrôle général, de choisir un nouveau logis. Ils s’établirent rue Bergère, et ils y demeurèrent jusqu’à l’époque où M. Necker fut rappelé aux affaires, en 1788. Ces sept années furent peut-être les plus belles de la vie de M. Necker. Arrêté au cours d’une administration heureuse par une disgrâce inexpliquée, toutes les fautes de ses successeurs tournaient à son profit et à sa gloire. Ce n’étaient ni le timide Joly de Fleury, dont on avait chansonné toutes les mesures avec ce refrain :


Si c’est du Fleury,
Ce n’est pas du joli.


ni l’intègre mais incapable d’Ormesson, ni le frivole Calonne, ni l’insignifiant Fourqueux, ni le brouillon Loménie de Brienne, qui pouvaient faire oublier celui dont les actes avaient agi si puissamment sur l’imagination de la France. Sa situation ressemblait à celle qu’avait occupée le duc de Choiseul pendant les dernières années du règne de Louis XV. Il était devenu l’homme vers lequel tous les yeux se tournaient, le chef reconnu de ce grand parti libéral d’alors, qui voulait la réforme sans vouloir la révolution. Sa réputation était devenue européenne, et il avait reçu au lendemain de sa chute les témoignages les plus flatteurs de l’estime où le tenaient les souverains étrangers. C’est ainsi qu’une lettre du marquis Caraccioli lui offrait, au nom du roi de Naples, de venir prendre l’administration du royaume des Deux-Siciles et que la grande Catherine écrivait à Grimm : « M. Necker n’est plus en place. C’était un beau rêve que la France a fait et une grande joie pour ses ennemis. Le roi de France a touché du pied à une grande gloire. Il fallait à M. Necker une tête de maître qui suivît ses enjambées. » Aussi n’était-il pas un étranger de distinction traversant Paris, pas un prince en visite qui ne recherchât la connaissance de M. Necker, tout comme de nos jours les étrangers qui s’intéressent au sort de notre pays rendent également visite aux membres du gouvernement et à ceux qu’ils considèrent comme leurs héritiers présomptifs. Le salon de M. Necker était devenu ce que nous appellerions de nos jours un salon d’opposition, où les anciens habitués de l’hôtel Leblanc se rencontraient avec ces grands seigneurs éclairés auprès desquels M. Necker avait trouvé un si chaleureux concours. Les questions littéraires et académiques y tenaient moins de place qu’aux anciennes réunions du vendredi ; mais on y causait des nouvelles du jour ; on y gémissait sur l’abandon des plans de M. Necker ? on y critiquait les actes de ses successeurs, et le maître de la maison prêtait probablement à ces propos une oreille moins distraite qu’au temps Où il ne se mêlait à la conversation que par un : « Plaît-il ? » distrait.

Ce qui contribua singulièrement à grandir M. Necker dans l’esprit de ses contemporains, ce ne fut pas seulement l’incapacité de ses successeurs, ce fut aussi la manière élevée et digne dont il occupa ses loisirs. Notre temps est accoutumé à voir les hommes d’état passer de la politique aux lettres et chercher dans des travaux de philosophie, d’histoire ou de critique l’emploi des années dont la mobilité de nos institutions leur assure la liberté. Mais c’était chose nouvelle alors de voir un ministre disgracié s’occupant encore d’études désintéressées et travaillant par là au bien de l’état qu’il ne pouvait plus servir. Pas si désintéressées cependant, pourrait-on dire, car, dans son Traité sur l’administration des finances, M. Necker cherchait à défendre ceux des actes de son administration qui avaient soulevé certaines critiques et à développer les réformes dont sa disgrâce l’avait empêché d’essayer l’application. « M. Necker, disait assez-méchamment Mme de Marchais (sans doute après la brouille), aime la vertu comme on aime sa femme et la gloire comme on aime sa maîtresse. » C’est surtout l’amour de sa maîtresse, je veux dire la gloire, qui inspirait à M. Necker ce premier ouvrage, où l’on trouve cependant une exposition assez claire et complète de notre ancienne organisation financière. Mais c’était un sentiment moins personnel qui lui dictait, en 1785, son ouvrage sur l’Importance des opinions religieuses, ouvrage dont, au point de vue philosophique, l’argumentation et les conclusions sont peut-être un peu vagues, mais dont l’inspiration est profondément chrétienne. La sagacité de M. Necker sentait bien tout ce qu’il y avait d’étrange dans la prétention, ouvertement affichée par ses amis les philosophes, de commencer la réforme d’une société par la destruction de ses croyances et d’appeler un peuple à la liberté en renversant la plus solide des barrières qui puissent contenir ses écarts. Cette prétention, qui de nos jours s’affirme plus hardiment que jamais, trouvait déjà en M. Necker un vigoureux contradicteur. Il y a tel passage dans son ouvrage qui semble écrit d’hier et qu’on dirait à l’adresse des modernes sectateurs de la morale laïque et indépendante. « On n’entend parler, dit-il, depuis quelque temps, que de la nécessité de composer un catéchisme de morale où l’on ne ferait aucun usage des principes religieux, ressorts vieillis et qu’il est temps de mettre à l’écart. On attaquerait plus sûrement ces principes si l’on parvenait jamais à les présenter comme inutiles au maintien de l’ordre public et si les froides leçons d’une philosophie politique pouvaient tenir lieu de ces idées sublimes qui, par le nœud spirituel de la religion, lient les cœurs et les esprits à la plus pure morale. » Il faut croire que la rédaction de ce catéchisme présente quelques difficultés, puisque depuis un siècle qu’on s’en occupe, il n’est pas encore terminé. Souvent, le titre même de l’ouvrage, l’indique, c’est chez M. Necker l’homme public qui se préoccupe de l’influence de la religion et qui s’indigne à la pensée des consolations qu’on veut ravir « à cette classe infortunée dont la jeunesse et l’âge mûr sont dévorés par les riches et que l’on abandonne à elle-même quand le moment est venu où elle n’a plus de forces que pour prier et pour verser des larmes. » Mais parfois c’est une pensée plus vraiment philosophique qui l’anime, et le souci de la condition humaine lui inspire d’assez beaux passages en faveur de l’existence de la divinité et de la perpétuité de notre être. On me pardonnera de citer ici un morceau, un peu long peut-être, où l’auteur du Compte-rendu parle sur un ton d’émotion simple et sincère qui n’était pas commun de son temps :


On ne peut méditer profondément sur les merveilleux attributs de la pensée ; on ne peut arrêter son attention sur le vaste empire qui lui a été soumis ; on ne peut réfléchir sur la faculté qui lui a été donnée, de fixer le passé, de rapprocher l’avenir, de ramener à elle le spectacle de la nature et le tableau de l’univers, et de contenir, pour ainsi dire, en un point, l’infini de l’espace et l’immensité des temps ; on ne peut considérer un pareil prodige, sans réunir à un sentiment continuel d’admiration l’idée d’un but digne d’une si grande conception et digne de celui dont nous adorons la sagesse. Pourrions-nous cependant le découvrir, ce but, dans le souffle passager, dans l’instant fugitif qui compose la vie ? pourrions-nous le découvrir dans une succession d’apparitions éphémères, qui ne sembleraient destinées qu’à tracer la marche du temps ? pourrions-nous surtout l’apercevoir dans ce système général de destruction, où devraient s’anéantir de la même manière, et la plante insensible qui périt sans avoir connu la vie, et l’homme intelligent qui s’instruit chaque jour du charme de l’existence ? Ne dégradons pas ainsi nous-mêmes notre sort et notre nature, et jugeons, espérons mieux de ce qui nous est inconnu. La vie, qui est un moyen de perfection, ne doit pas conduire à une mort éternelle ; l’esprit, cette source féconde de connaissances et de lumières, ne doit pas aller se perdre dans les ombres ténébreuses du néant ; le sentiment, cette douce et pure émotion qui nous unit aux autres avec tant de charme, ne doit pas se dissiper comme la vapeur d’un songe ; la conscience, ce rigide observateur de nos actions, ce juge si fier et si imposant, ne doit pas avoir été destiné à nous tromper ; et la piété, la vertu, ne doivent pas élever en vain leurs regards vers ce modèle de perfection, objet de leur amour et de leur adoration. — Il y a donc, n’en doutons pas, quelque magnifique secret derrière tout ce que nous voyons ; il y a quelque étonnante merveille derrière cette toile encore baissée ; et de toutes parts, autour de nous, nous en découvrons les commencemens. Qu’on nous laisse seulement l’idée d’un Dieu ; qu’on ne nous enlève point notre confiance dans l’existence de ce souverain maître du monde, et c’est en nous unissant intimement à cette grande pensée que nous pourrons défendre nos espérances contre tous les raisonnemens métaphysiques auxquels nous ne serions pas préparés.


L’ouvrage de M. Necker, qui arrachait à Buffon mourant un dernier cri d’admiration, fut cependant reçu avec plus de respect que d’enthousiasme. Les conclusions de cet ouvrage étaient trop contraires à l’esprit de la société au milieu de laquelle il vivait et n’avaient rien qui pût plaire à des hommes dont un grand fonds d’insouciance composait presque toute la philosophie. Mais ceux-là même ne pouvaient méconnaître que l’esprit de M. Necker n’habitât une sphère singulièrement plus élevée que celle de ses adversaires politiques. De cette supériorité personne n’était plus convaincu que la propre fille de l’auteur. Germaine Necker, qui à cette date n’avait pas encore quitté le toit paternel, avait été mise par son père dans le secret de cette publication préparée en silence, et dans ce journal dont j’ai déjà cité quelques fragmens, elle traduisait son admiration sous cette forme un peu emphatique qui, chez la jeunesse, ne prouve rien contre la sincérité des sentimens :


Nous avons été nous promener, mon père et moi, sur le soir. Le soleil était prêt à se coucher, la nature était si belle ! Ah ! qu’un grand homme est mieux placé au milieu des grandes merveilles de la création que parmi la foule de ses semblables ; que cette analogie le dégracie ! tandis que, seul de son espèce, il semble par son génie ressaisir l’empire du monde et relever l’homme à la plus haute dignité dont il soit susceptible ! Nous avons parlé du nouvel ouvrage auquel il travailloit. Je croyais qu’il lui donnerait pour titre : de l’existence de Dieu, mais ce sera : de l’importance des idées religieuses ; il trouve que ce titre se rapproche plus de ses premières occupations et semble indiquer les vues d’un homme d’état. Il faut donc obtenir des hommes la permission de les entretenir de l’éternité en leur parlant du présent, et ils appelleraient vain et inutile tout ce qui n’aurait que l’âme et l’immortalité pour objet, Mais quelle belle idée que cet ouvrage pour mon père ! quel noble début je m’imagine ! quelle sublime excuse aux hommes de leur parler de Dieu ! quelles armes foudroyantes contre ceux qui voudraient jetter si haut le ridicule ! qu’il est beau de faire sentir par quelles vérités l’homme d’état peut se détacher des grands intérêts qui l’ont si vivement agité et quelles consolations, sans bornes comme sa pensée, il peut retrouver dans sa retraite ! Ah ! je vois l’ouvrage ; il m’apparait, mais il disparait aussitôt, et j’attends de le lire pour retrouver ce que je sens et ce que je ne puis dire.

Je crois que, si on donnait à tous nos amis à deviner quel ouvrage mon père fait, aucun ne le nommeroit. M. de Guibert lui-même serait bien loin de le deviner. Cette idée frappera peut-être son imagination : un grand homme qui vient appuyer de tout son génie ce que tant d’esprits ont voulu ébranler, un homme passionné d’amour des hommes qui veut, au-delà de sa tombe, au-delà de leur tombe, servir à leur bonheur. Toutes ces idées en foule pourront lui faire aimer ce sujet ; mais il est trop ambitieux, mais il est trop plein de vie, mais il se sent trop ces facultés puissantes qui peuvent remuer le monde, pour les en détacher et les élever à cette hauteur sublime où le génie peut trouver le repos. C’est là seulement qu’il peut l’y trouver.


Cependant Germaine Necker ne pouvait se dissimuler que ces nobles préoccupations ne suffisaient pas à remplir tout entière l’âme de son père, et que la pensée de M. Necker se tournait souvent, avec regret, vers ces jours passés où son action s’exerçait directement sur les affaires. Elle s’affligeait alors de sentir que son ardente affection ne suffisait pas à remplir une existence qui lui était si chère, tout en confessant, avec cette sincérité qui faisait le charme de sa nature, qu’elle-même aurait reculé s’il lui avait fallu faire à son père le sacrifice de ses jeunes ambitions et s’enfermer avec lui dans la solitude.


Ce 16 août.

M. de Castries et M. de Lessart sont venus dîner hier ici. Tristesse que de semblables visites causent à mon père. Il ne peut pas supporter la société des ambitieux ; je voudrois qu’on écrivît sur la porte de notre maison : Ici, on ne loge que ceux qui reviennent ; bonne auberge pour le retour. Faut-il me l’avouer à moi-même ? oui, je le crains, mon père n’aime pas tout ce qui lui rappelle une place qu’il regrette encore, et comment ne pas la regretter avec une certitude aussi grande de ses talens ? Une carrière si belle dans laquelle il seroit encouragé par l’opinion ? une gloire qui flatteroit son cœur et dont les signes seroient la prospérité d’une nation ; l’exercice de son génie dans un espace aussi immense, le présent, l’avenir, la France, l’Europe. L’ouvrage qu’il a fait, je l’espérois, le rendroit peut-être insensible à toutes les conversations sur les affaires ; je lui disois souvent qu’après avoir appris aux hommes tout ce que l’on peut faire, après leur avoir donné la mesure de son génie, il se sentiroit quitte envers eux et n’éprouveroit plus le remord ou le tourment de l’exercice de ses facultés ; mais en se développant à lui-même des idées qui étoient plus confusément dans sa tête, en observant de plus près encore la richesse de la France et le malheur des peuples, il éprouve un tourment d’un autre genre que celui de Tantale. Il voit tomber le plus beau des édifices, et sa forte main qui le soutiendrait est trop loin pour y atteindre. Mais il se cache à lui-même ce sentiment, j’ai soin de l’imiter ; cette place est entre nous comme une maîtresse infidèle ; nous n’en disons que du mal, mais si elle revenoit, le language changerait.

C’étoit à Coppet que mon père étoit le plus heureux. On respire en ce lieu l’indépendance ; toutes les idées ambitieuses paraissent si petites auprès de ces monts qui touchent aux cieux. Les hommes qui vous environnent sont heureux ; un rempart formidable vous sépare de la France. Une patrie qu’on a quitté dès l’enfance retrace au cœur les souvenirs et le calme de cet âge. On l’a quitté jeune, on y revient au commencement de la vieillesse, et l’intervalle qui sépare ces deux époques semble un rêve dont le souvenir est étranger à l’âme. Les années qui sont au-devant de vous doivent ressembler à l’instant présent ; jeune, on demande à l’avenir surtout de ne pas ressembler au présent ; plus âgé, l’on craint tout ce qu’on ne connaît pas. En Suisse, on est environné d’hommes qui ne retraçaient pas à mon père les idées de puissance, qui en ignoroient le nom, n’en concevoient pas le désir ; en France ; dans la société, on en jouit que par elle. La gloire vous environne à une certaine distance ; mais ceux qui vous approchent ne sentent que le pouvoir et la réputation ; l’éclat des actions, des écrits demande une autre perspective. Dans la société, ce qu’on a été nuit à ce qu’on est ; un ministre hors de place est une femme qui n’est plus belle, mais elle doit souhaiter de vivre avec ceux qui ne l’ont pas vu dans sa jeunesse.

Je le sais, sans doute on s’élève par l’âme, par la pensée au-dessus de ce petit cercle qui vous entoure ; on voit par-dessus leur tête les hommes de tous les temps et de tous les pays ; on voit l’éclat de la gloire et de la vertu, mais je le sens, sur le sommet des Alpes on est mieux placé pour l’appercevoir. Belle retraite pour mon père qu’une solitude dans un pays libre, après avoir servi un roi ! Belle retraite lorsque le cœur a conservé toute sa fierté ! Qu’il serait beau encore qu’on vînt là le trouver pour lui redemander de gouverner de nouveau la France ! Tout ce qu’il ferait là serait noble ; il pourrait à son choix refuser ou accepter ; ce ne serait pas comme Cincinnatus à sa charrue qu’on l’iroit chercher, mais plus près des cieux, et dans le pays où l’homme dans toute sa dignité est indépendant comme l’air qu’il respire. Ah ! je conçois comment mon père n’est heureux que là, comment il n’est content que là de lui-même. Ce mouvement des ambitieux l’agite ; ce spectacle des malheureux l’afflige. Ame noble, âme sublime, c’était dans la retraite, entre ta femme et ta fille, que tu retrouvais la paix de ton génie !

Mon père a sacrifié au goût de ma mère son penchant infini pour la Suisse ; il eût été malheureux de son malheur, mais il n’est pas heureux de son bonheur. Pour moi je le sais, je m’en afflige, je craignais mortellement qu’il voulût passer sa vie dans sa terre ; qu’il me pardonne, je n’ai pas encore assez fait provision de souvenirs pour vivre sur eux le reste de ma vie. Ce n’est point les illusions, les plaisirs qui me retiennent, mais mon cœur qui l’adore tremblerait cependant si la porte à jamais se refermait sur nous trois. Un moment encore et peut-être je le suis dans la solitude. Si par un malheur affreux il se trouvait sans autre lien que moi, je me devouerais à lui, j’arracherais toute autre idée de mon cœur. Il m’en couterait peut-être, mais si je le rendais plus heureux, un moment de sa joie vaut mieux que la peine de toute ma vie. Si de nouveaux devoirs me retenaient, je l’attirerais vers moi. Détournons ma pensée d’une image funeste ; souvent on se tourmente à se représenter des malheurs auxquels peut-être on ne survivrait pas.


La solitude effraie une âme de vingt ans


et point n’est besoin d’être Célimène pour éprouver ce sentiment. M. Necker pensait si peu, au reste, à refermer la porte de Coppet sur sa femme et sur sa fille, qu’il était précisément au moment de conclure le mariage de celle-ci avec M. de Staël. Ce qui achèverait de montrer, s’il en était besoin, que dans leur recherche d’un gendre M. et Mme Necker n’étaient pas mus uniquement par des considérations d’éclat extérieur, c’est qu’il n’aurait dépendu que d’eux d’accepter pour leur fille une alliance bien autrement brillante. Le prince George-Auguste de Mecklembourg, frère du duc régnant, demanda sa main. À la vérité, l’âge du prétendant (il avait plus de quarante ans), et la franchise avec laquelle il avouait rechercher la main de Mlle Necker, « parce qu’étant cadet de famille et depuis vingt ans major dans l’armée impériale, il avait été forcé de contracter des dettes considérables, » n’étaient peut-être pas des titres qui parlassent très haut en sa faveur. Mais si les parens de la jeune fille avaient été surtout sensibles aux argumens de la vanité, ils auraient pu être flattés d’un mariage qui aurait fait d’elle la belle-sœur du roi d’Angleterre. M. Necker n’hésita pas cependant, et pour se tirer d’affaire, il écrivit au prince une lettre fort honnête dans laquelle il s’excusait de décliner l’honneur de son alliance en invoquant d’autres engagemens « qui, disait-il, n’étaient pas encore conclus, mais qu’il ne pouvait rompre avec délicatesse si ses propositions étaient acceptées. » Le prince battit en retraite, et quelques mois après Germaine Necker, ainsi que nous l’avons déjà vu, devenait ambassadrice de Suède.

Le mariage de Mme de Staël allait donner au salon de ses parens un lustre nouveau. Bien qu’elle demeurât avec son mari à l’hôtel de l’ambassade de Suède, qui était situé rue du Bac (la rue du fameux ruisseau), et qu’elle y tînt même un assez grand état de maison, cependant le plus grand nombre de ses soirées se passait rue Bergère et tous ses étés à Saint-Ouen. Sa présence donnait une animation singulière à la conversation, dont elle était devenue la reine, au détriment de sa mère un peu éclipsée. Les beaux jours de Mme Necker, il faut le dire, commençaient à passer. Sa santé avait reçu quelques années auparavant une grave atteinte dont elle ne se releva jamais, et qui, sans éteindre l’ardeur de ses sentimens, avaient abattu la vivacité de son esprit. Ses amis, ses admirateurs Thomas, Buffon, Diderot étaient morts ou mourans. L’ancien cercle de la rue Cléry se renouvelait en s’agrandissant, et peu à peu c’était Mme l’ambassadrice (ainsi appelait-on Mme de Staël dans le salon de sa mère) qui en devenait le centre. D’ailleurs les questions politiques, auxquelles Mme Necker avait toujours eu peu de goût, prenaient de plus en plus le pas dans la conversation sur ces questions littéraires qui avaient été la passion de sa jeunesse, et chacun sentait confusément que le jeu devenait trop sérieux pour s’en tenir aux simples amusemens de l’esprit. Dans ces conversations, au contraire Mme de Staël excellait, et nulle femme ne l’a égalée dans l’art de rattacher aux considérations les plus élevées ces incidens parfois assez mesquins qui sont le train courant de la politique. Le salon de la rue Bergère devenait donc en réalité le salon de Mme de Staël ; c’était bien son esprit, et non plus celui de sa mère, qui en inspirait les propos. Des sentimens qui animaient à la veille de la révolution cette société d’élite, il existe un témoignage intéressant et fidèle, ce sont les dépêches diplomatiques adressés par M. de Staël à son souverain Gustave III, dont les originaux sont aux archives de Stockholm[1]. Toute la partie de ces Repêches qui a trait aux affaires de France est manifestement le résumé des conversations que M. de Staël entendait dans le salon de son beau-père. Quel autre, en effet, que le gendre de M. Necker aurait écrit à son souverain en parlant de la monarchie française : « Cette monarchie ne diffère du despotisme que par l’influence de l’opinion publique. Elle est la seule sauvegarde du citoyen ? » Quel autre aurait parlé en ces termes de la funeste influence que de mauvais ministres exercent sur le sort d’une nation ?


On ne peut raisonnablement s’attendre à un changement dans le système politique de la France qui soit utile et permanent tant pour elle que pour ses alliés que lorsqu’on trouvera dans le conseil du roi de France des hommes qui aiment plus la gloire de la patrie et la vérité que leurs places. Je ne doute point que de telles personnes ne puissent se trouver, mais on ne voudra les employer que le plus tard possible. Il faut en attendant déplorer tout le mal que fait un gouvernement faible : il donne l’exemple du relâchement de tous ; il éteint l’amour de la patrie et de la gloire, sentimens qui sont les sources des grandes vertus sociales, et il y substitue la corruption de l’égoïsme et l’amour insatiable du plaisir. C’est ainsi que des mauvais ministres préparent des maux dont on peut à peine calculer la fin et rendent souvent infructeux les efforts d’un prince sage, puisque le mal réside dans l’avilissement de toute une génération.


Assurément ni le prédécesseur de M. de Staël, le comte de Creutz, ni ses collègues les ambassadeurs d’Autriche et d’Angleterre, ne tenaient dans leurs dépêches un langage aussi philosophique que ce diplomate de vingt-huit ans, et bien que M. de Staël ne manquât pas d’esprit, c’est au point de se demander si c’est bien lui qui tient toujours la plume.

Le jugement qu’on portait dans le salon de M. Necker sur les conseillers du roi de France était, on le voit, sévère ; en revanche, le ton dont on s’exprimait sur la famille royale était toujours déférent et respectueux. On déplorait l’aveuglement du roi, mais on rendait justice aux intentions d’un prince vertueux. Quant à la reine, on la croyait seule capable « d’arracher le bandeau que les courtisans avaient étendu sur les yeux du monarque. » Chose singulière, en effet, et qui n’a pas été assez remarquée, c’est du monde de Versailles et de Trianon, de la petite cour de Mesdames tantes ou de celle de Monsieur, parfois même de l’entourage le plus intime de Marie-Antoinette, que sont partis ces jugemens sévères, ces rumeurs malveillantes, ces calomnies odieuses qui sont retombées d’un poids si lourd sur cette tête charmante et infortunée. Le parti libéral d’alors était plutôt bienveillant pour elle ; il devinait que sous cette apparence frivole se cachait plus d’intelligence et de résolution que sous les dehors sévères du roi, et il espérait qu’une fois les premières bouffées de la jeunesse dissipées, cette intelligence, cette résolution, se tournant aux choses sérieuses, viendraient en aide aux réformateurs. Tels sont les sentimens dont M. de Staël se fait plus d’une fois l’interprète dans ses dépêches :


Plus j’ai le bonheur de voir la reine, plus je suis fort dans l’opinion que j’ai toujours eue de l’excellence de son caractère. Elle aime la vérité, et on peut la lui dire si elle est persuadée de la probité et du désintéressement de celui qui lui parle. En traitant avec noblesse et franchise, on est sûr de lui plaire, seroit-on même d’une opinion contraire à la sienne. Aussitôt qu’elle peut démêler la flatterie et la fausseté, elle les prend en horreur, mais comme tous les princes de la terre, elle ne peut point, pour le malheur de l’humanité, être toujours en garde contre l’adresse qu’emploient les courtisans pour arriver à leur but, n’importe de quelle manière et quelles qu’en puissent être les suites.


Quelle impression faisaient éprouver à Gustave III ces propos un peu cavaliers de son jeune ambassadeur, sur tous les princes de la terre, desquels il ne paraît même pas excepter son souverain ? Peut-être la disgrâce où M. de Staël tomba quelques années plus tard eut-elle pour première origine la liberté du langage qu’il tenait dans ses dépêches. Gustave III devait lui savoir gré cependant de la manière dont il continuait à parler de la reine. C’est ainsi que M. de Staël lui écrit, à propos de l’arrestation du cardinal de Rohan :


Il paroît certain que MM. De Vergennes et de Calonne sont fortement contre la reine, et que, loin d’arrêter les bruits qui peuvent lui être désagréables, ils se plaisent à les exciter. Il est malheureux pour la reine de n’avoir pas un homme en état de la conseiller, car, avec des qualités aimables, elle a la force nécessaire pour suivre un excellent parti, mais elle a besoin qu’on le lui indique. Sa société n’a pas pour elle, à ce qu’il paroît, une grande déférence, car, dans le moment présent par exemple, les Polignac et M. de Vaudreuil sont avec ferveur pour le cardinal, et le comte d’Artois a montré pour lui le plus vif intérêt. En général, je ne trouve pas qu’on ait pour la reine le sentiment qu’elle devroit inspirer. Son désir de plaire ne lui a pas réussi, même autant que cela auroit fait à une particulière. C’est peut-être une preuve que, malgré la légèreté de ce pays-ci, cette nation a besoin de trouver chez ses souverains des vertus éminentes, et ne s’attache à eux que par leur activité.


En rendant ce témoignage à la reine, M. de Staël ne faisait que reconnaître l’appui qu’elle lui avait prêté dans l’affaire de son mariage et la bienveillance qu’elle avait témoignée depuis lors à la jeune ambassadrice. Cette bienveillance avait eu lieu de se manifester le jour de la présentation de Mme de Staël à la cour, qui eut lieu le 31 janvier 1786. Au moment où elle se préparait à faire à la reine les trois révérences d’étiquette, la garniture de sa robe, mal ajustée, se détacha, et le trouble où la jeta ce petit accident lui fit manquer une de ces révérences, probablement la troisième, qui était la plus difficile, parce qu’en se relevant la personne présentée faisait le simulacre de prendre le bas de la robe de la reine pour la porter à ses lèvres. Comme Mme de Staël devait, après sa présentation, assister à un grand dîner de quatre-vingts couverts donné en son honneur, l’embarras que lui causait le désordre de sa toilette de cour était grand. Elle se fût trouvée fort en peine avec sa garniture pendante si la reine ne l’eût avec bonté fait entrer dans ses appartemens particuliers et n’eût fait rajuster la garniture par une de ses femmes pendant qu’elle s’efforçait, par ses propos bienveillans, de remettre de son émotion la jeune ambassadrice. Ce petit incident fit assez de bruit et donna lieu immédiatement à un quatrain qui n’avait au reste rien de désagréable pour Mme de Staël :


Le timide embarras qui naît de la pudeur,
Bien loin d’être an défaut, est une belle grâce.
La modeste vertu ne connaît pas l’audace,
Ni le vice effronté l’innocente rougeur.


Quelque temps après, la reine devait encore donner à Mme de Staël une nouvelle marque d’intérêt d’une nature plus délicate et plus intime. Le jeune ménage de Staël vivait largement à Paris et menait à l’hôtel de l’ambassade assez grand train d’élégance. La reine, qui avait été mêlée aux négociations du mariage, savait de quelles ressources il pouvait disposer, et, craignant sans doute que ces ressources ne fussent pas tout à fait en proportion avec d’aussi grandes dépenses, elle fit, par l’intermédiaire de M. Necker, parvenir à la jeune femme d’amicales représentations. C’est ce qui résulte de cette lettre familière, adressée par Mme de Staël à son mari :


Ce lundi. Saint-Ouen.

Je te prie, mon cher ami, d’inviter Mme de Simiane pour notre dîner de jeudi. Ce n’est pas une personne de plus qui augmente un dîner, et quoi qu’on en dise, nous ne nous ruinerons pas. Cet on, au reste, n’est à dédaigner. C’est tout simplement la reine qui a fait dire à mon père par M. de Castries qu’elle craignoit que nous ne nous dérangeassions et qu’il prît garde à nous. Voilà mon père qui a saisi cette occasion pour me moraliser, car il a été fort frappé de l’avertissement et surtout fort touché de la bonté de la reine. Il t’en parlera sûrement, mais je ne crois pas qu’il te le dise aussi vivement qu’à moi, car je trouve comme lui qu’on est embarrassé de dire qu’on aime des personnes de ce rang-là : il y a tant de gens qui le feignent. Dans le fait j’ai toujours remarqué qu’il la louoit avec une manière à lui sur la justesse de son esprit, sur son élévation, sur sa bonté, qu’il repoussoit toute espèce d’attaque qu’on vouloit lui faire en sa présence et surtout qu’il devenoit triste quand on lui disoit qu’elle lui avoit conservé de l’intérêt. Le talent des femmes, c’est les observations fines, et je devine tous les mouvemens de ce que j’aime.

Tu vas demain à Versailles ; tu feras mes complimens à M. de Vergennes ; cela lui fera plaisir[2]. Tu voudras bien ordonner le dîner. Seize entrées me paraissent suffisantes ; les leçons de la reine opèrent comme tu le vois. Adieu, mon cher ami.


Ces sentimens bienveillans de la reine pour M. Necker et pour sa fille devaient recevoir une première atteinte lors du différend public de M. Necker avec M. de Calonne. On sait que, dans son discours d’ouverture à l’assemblée des notables de 1787, M. de Calonne mit en doute, implicitement du moins, l’exactitude du Compte-rendu en évaluant à 110 millions le déficit annuel qu’il accusait, mais en s’efforçant d’établir qu’au moment où M. Necker était sorti des affaires, ce déficit montait déjà à 60 millions. Piqué au vif de se voir attaquer ainsi dans son exactitude de calculateur et dans sa loyauté d’homme public, M. Necker sollicita du roi la faveur d’une discussion contradictoire devant l’assemblée des notables, et ne pouvant l’obtenir, il publia en réponse aux assertions de M. de Calonne un Mémoire justificatif. Le roi avait fait dire à M. Necker de demeurer tranquille en l’assurant qu’il tenait le Compte-rendu pour fidèle. Il fut irrité à son tour de ce que cette assurance n’eût pas suffi à détourner M. Necker d’une justification publique, et il lui fit signifier par le baron de Breteuil une lettre de cachet qui l’exilait à quarante lieues de Paris. Cette mesure, qui autrefois aurait paru fort simple et même assez douce comme punition infligée à une désobéissance, excita cependant, les temps étant changés, un cri universel. Les amis de M. Necker jetaient feu et flamme contre un ordre d’exil qui lui donnait vingt-quatre heures pour quitter Paris au moment où sa femme était malade, sa fille prête d’accoucher. Les indifférens même prenaient parti pour lui, et c’était peut-être M. Necker lui-même qui s’accommodait le plus philosophiquement de sa mésaventure, ainsi qu’on va le voir par une lettre qu’il écrivait à sa fille, de Fontainebleau, en route pour son lieu d’exil :


Ma chère Minette,

Toutes réflexions faites et pleins de respect pour ton dernier conseil, nous partirons demain de grand matin pour Château-Renard, à moins d’incident imprévu ; je crois que le château est convenable, puisque toutes les automnes il a été habité par les deux familles d’Outremont et de Fougeret ; quant aux dehors, je n’en ai nulle idée ; je redoute les goûts décidés de ta chère maman en bien et en mal ; cependant elle se met en route de bon cœur… Tu ramasseras dans la semaine toutes les nouvelles ; nous avons été mis au courant par Germani et encore plus par tes lettres, qui sont un voyage rapide, mais fort amusant. Mais tout cela n’est pas ma bonne. Minette, dont je me sens séparé depuis bien longtemps et que je serai bien ravi de revoir. La chère maman se livrera au plus parfait repos que son état nécessite. Je ne puis m’empêcher parfois de sentir qu’on nous traite durement en nous obligeant à tout ce remue-ménage. Ce n’est pas à cause de moi, mais une femme qu’on scait fort malade, une fille déjà ronde comme un tambour, tout cela change bien la nature d’un exil. Je suis un peu plus animé surtout cela depuis que je suis plus rendu à moi-même, et aussy depuis que j’ai éprouvé tous les inconvéniens qui naissent d’un éloignement sans habitation : et encore depuis que j’ai vu que le mot transitoire, que j’avois placé dans une lettre au baron de Breteuil, n’a fait aucun effet. Nous aurons tous le temps de moraliser là-dessus. Un grand dédommagement, un grand contrepoids, c’est l’intérest public ; sans cela… Mais ce n’est que par toi que je saurai bien tout.


L’animation de M. Necker n’était rien auprès de celle de sa fille. « Je ne saurois, écrivait-elle plus tard, peindre l’état où je fus à cette nouvelle ; cet exil me parut un acte de despotisme sans exemple ; il s’agissoit de mon père, dont tous les sentimens nobles et purs m’étoient intimement connus ; je n’avois pas encore l’idée de ce que c’est qu’un gouvernement, et la conduite de celui de France me paraissoit la plus révoltante de toutes les injustices. » La mainlevée de la lettre de cachet, qui survint au bout de deux mois, ne suffit pas à l’apaiser, et elle écrivait à son mari, du château de Marolles, près de Fontainebleau, où elle avait été rejoindre ses parens :


Je te remercie, mon cher ami, de la lettre que tu m’as écrite par Mme de Beauvau ; j’étois déjà fâchée contre toi de ce que M. de Crillon ne m’avoit rien apporté de ta part. Tu vois bien que la reine ne s’est pas mieux conduite pour toi dans cette occasion que dans l’autre, car il étoit bien simple qu’elle te fît part de la levée de la lettre de cachet, et c’est un genre d’attention qu’il est bien naturel d’avoir et qui est même dans sa manière ordinaire pour tous ceux à qui elle veut plaire. Je crois donc qu’il est plus essentiel que jamais de te tenir en arrière ; mais si elle demande à te voir, de lui parler comme nous en sommes convenus, avec une grande noblesse pour mon père, faisant sentir que la fin de cet exil intéressoit plus la reine et le roi que mon père ; avec une grande peine de la froideur et de l’indifférence que la reine t’a personnellement montrées, et rappelant la discrétion que tu as eue en tout temps de ne jamais l’entretenir de mon père. Je sens que ce que je viens d’écrire, ménagé avec ta prudence, développant ce que je n’ai fait que t’indiquer, et surtout accompagnant tes discours d’un accent et d’une physionomie à la fois respectueuse et prononcée, seroit très bon à dire, si c’étoit elle qui t’eût fait demander de venir chez elle… Tu ne m’as pas répondu à ma lettre sur Fontainebleau. Si ton état, le caractère de t’on roi l’avoit permis, je t’avoue que je n’aurois plus remis le pied à Versailles après l’exil de mon père ; il m’eût été doux de me livrer à ma fierté en m’en bannissant pour toujours. Mais comme notre position rend cette résolution d’éclat impossible, je trouve qu’on n’annonce point le désir de plaire à la reine en lui faisant sa cour une fois ou deux et en passant quelques jours à jouir de la chasse et des spectacles qui, à mon âge, peuvent attirer sans qu’on me soupçonne d’intrigue ou d’amour de la faveur. D’ailleurs M. de Montmorin étant ton ministre, je serai plus agréablement à Fontainebleau cette année que du temps de ton Vergennes. Adieu, mon cher ami.


L’exil de M. Necker ne devait, par un retour facile à prévoir, précéder que de peu de temps sa rentrée aux affaires. La situation allait en s’aggravant chaque jour. Chacun commençait à comprendre, suivant l’expression du marquis de Mirabeau, « que le colin-maillard prolongé conduirait à la culbute générale. » Les dépêches de M. de Staël rendent à son souverain un compte fidèle de l’état des esprits, qu’il décrit avec beaucoup d’animation et de sagacité. Près d’un an avant la convocation des états-généraux, on y rencontre ce mot de révolution que le duc de Liancourt devait faire retentir pour la première fois aux oreilles de Louis XVI étonné, le matin de la prise de la Bastille :


Il paroît, écrit-il au mois de novembre 1788, que le parlement est décidé à n’enregistrer aucun emprunt sans la promesse des états-généraux, et l’argent devient si nécessaire qu’il est presque certain qu’on mettra dans le préambule qu’on les assemblera dans deux années. Ce grand pas fait, il ne sera plus, je crois, au pouvoir de la cour de suspendre le mouvement des esprits, et les notables, choisis par le roi, sans pouvoir légitime, ont donné cependant assez de preuves de courage pour faire pressentir ce que seront aujourd’hui les états-généraux. Je ne sais si c’est un bien pour cette nation qu’une si grande révolution, mais ce qui est bien remarquable au moins, c’est que cette nation soit la première dans laquelle les finances seront la cause des plus grands événemens et qu’un seul homme (M. de Calonne) aura mis le roi plus dans la dépendance de la nation que toutes les guerres et les malheurs des dernières années de Louis XIV ne l’avoient placé. Il faut avouer aussi que les esprits sont entièrement changés. Les philosophes les ont animés, mais, plus que tout, l’inconsidération dans laquelle les ministres du roi l’ont fait tomber a inspiré à tous ses sujets un courage fondé sur l’opinion de sa faiblesse. Dans le moment présent, il me semble que toute l’Europe doit bien vivement s’intéresser aux événemens qui se passeront en France dans cette année, car la constitution politique de ce royaume doit influer sur ses relations politiques.


Lorsque M. de Staël prend ainsi à partie l’homme, qui a fait plus de mal à la monarchie que les guerres et les malheurs de Louis XIV, il n’est pas malaisé de deviner quel est dans sa pensée celui qu’il faudrait lui donner comme successeur et qui pourrait encore tout réparer. Mais cette opinion n’était pas seulement celle du petit groupe qui entourait M. Necker, elle était partagée par la France entière, et jamais Louis XVI n’a mieux répondu au vœu de la nation que le jour où, par l’intermédiaire du comte de Mercy, il fit proposer à M. Necker d’entrer au Contrôle-général. Aussi, dans le nouveau brevet délivré à M. Necker n’est-il plus question de ces restrictions que nous avons remarquées dans le premier, et il semble, au contraire, que, en rédigeant ce brevet, on se soit préoccupé d’accumuler tous les témoignages de confiance :


Louis, par la grâce de Dieu, roi de France et de Navarre, à notre amé et féal le sieur Necker, salut.

La place de contrôleur-général de nos finances dont étoit pourvu le sieur Lambert étant vacante par sa démission, nous avons jugé ne pouvoir faire un meilleur choix que celui de votre personne pour administrer un département aussi important au bien de notre royaume. Les preuves que vous nous avez déjà données de votre zèle pour le bien de notre service nous persuadent que vous répondrez dignement à la confiance dont nous vous honorons. À ces causes et autres à ce nous mouvant, nous vous commettons, ordonnons et établissons pour, en qualité de directeur-général de nos finances, nous en rendre compte, avoir entrée, séance, voix et opinion délibérative en notre conseil royal des finances et pour vous jouir et user de la ditte commission aux honneurs, autorités et pouvoir qui y appartiennent sur le fait de nos finances.


La nomination de M. Necker fut saluée d’un bout à l’autre de la France par un long cri de joie. Ceux que M. Necker devait retrouver plus tard sur les bancs de l’Assemblée constituante parmi ses adversaires les plus violens se signalaient des premiers par leur enthousiasme, et peut-être ne lira-t-on pas sans curiosité la lettre suivante du fougueux abbé Maury, qui devait plus tard diriger contre M. Necker les traits de son amère et incisive éloquence :


Saint-Brice, 11 septembre.

Je fus l’un des premiers, madame, et certainement l’un des plus sincères de tous les empressés qui accoururent chez vous dès que j’appris la grande nouvelle que j’attendois depuis si longtemps et que j’avois osé vous prédire tant de fois. Il n’y eut bientôt plus moyen de se faire remarquer par l’hommage de sa joie. Je respectai vos embarras ; je n’aspirai plus qu’au mérite de la discrétion et je quittai Paris au moment où le public commençoit à se faire honneur dans mon esprit, ce qui ne lui arrive pas souvent. Je me serois contenté de parler sans cesse de vous et du grand homme dont vous êtes la digne moitié, sans vous importuner de mes félicitations, et j’aurois été tout près de ne vous faire ma cour qu’à la Toussaint. Mais il n’y a pas moyen de suivre un plan si sublime. Le superbe ouvrage[3] de M. Necker que je viens de lire avec autant de respect que d’admiration ne me permet plus de conserver tant de dignité avec un ministre dont la gloire et le génie vont faire le bonheur habituel de ma vie. C’est le triomphe de la vertu, de la dialectique et de l’éloquence. Jamais on ne donna tant d’intérêt au calcul, jamais personne ne s’est élevé à cette hauteur en montrant son âme et ses principes. M. Necker n’auroit pas pu prendre un autre ton, désirer une plus parfaite mesure, s’il eût prévu que son apologie suivrait de si près sort entrée au conseil. Son rappel a été le retour de Camille ; Dites-lui bien, madame, qu’après ces acclamations générales, il ne lui est plus permis d’abaisser ses regards sur ses vils ennemis ni même de croire qu’il en ait encore. Non, sans doute ; il ne doit plus se souvenir de ces malheureux, que la joye publique vient de flétrir. Je leur pardonne à présent à tous, à M. de Calonne lui-même qui nous a vallu ce nouveau chef-d’œuvre. Qu’on ne profère plus son nom devant vous qu’avec reconnoissance. Ce n’est pas dans la maison de Cicéron qu’il faut maudire Antoine, Verres et Catilina. J’aurois un grand plaisir à épancher mes sentimens dans cette lettre, mais vous n’aurez pas le temps de là lire. Il n’y a plus d’autre manière de dialoguer avec vous que de battre des mains. Agréez, madame, le fidèle hommage de mon attachement et de mon respect.


Je ne sais quelle impression cette lettre produisit sur M. Necker, à qui sa femme dut certainement la communiquer, Mais ne dut-il pas être touché davantage par celle-ci, que lui adressait, au nom de sa communauté, la supérieure des Ursulines de Saint-Germain en-Laye, et que je choisis entre bien d’autres semblables ?


Monseigneur,

Je me prête avec ardeur à l’empressement de ma communauté qui désire que je vous fasse part de la joie qu’elle ressent avec l’univers entier qui rend justice à vos lumières, à votre mérite, à votre grande intégrité. Quoique nous soyons d’un état à ne pas faire grande sensation, nous sommes néanmoins citoyennes et nous prenons part au bonheur du public. Celui de vous voir à la tête des affaires va ramener l’allégresse. Chacun se félicite d’avoir cet avantage de pouvoir recourir avec confiance à votre justice, à la bonté de votre cœur, et aux sentimens d’humanité dont votre grande âme est remplie. La connoissance qu’on en a donne une joye universelle, rend le calme et ressuscite l’espoir de devenir heureux. J’ose prendre la respectueuse liberté de vous assurer, Monseigneur, que la nôtre n’est pas médiocre, appressiant avec un plaisir infini que l’étendue de votre esprit et de vos qualités soient connus. Nous les admirons et bénissons le Seigneur d’un rappel qui satisfait tous les sujets dont nous sommes du nombre ; daignez, Monseigneur, recevoir avec bonté cet hommage et les vœux ardens que nous ne cesserons d’offrir à Dieu pour tout ce qui peut intéresser votre illustre personne.


M. Necker eût été assurément bien excusable si de pareils témoignages de confiance l’eussent enivré quelque peu ; mais il s’en fallait de beaucoup que la confiance générale fût partagée par lui. « Que ne m’a-t-on donné, disait-il, les huit mois de l’archevêque de Sens ! Aujourd’hui il est bien tard. » Les événemens ne devaient donner que trop raison à ses pressentimens, et les vrais amis de sa gloire auraient dû souhaiter pour lui, au lieu de ce retour de prospérité, qu’il mourût, comme Turgot, dans l’opposition et la disgrâce.


II.

La seconde partie de la carrière politique de M. Necker est loin d’avoir enrichi les archives de Coppet de documens aussi nombreux que la première. Lorsqu’en 1798, les armées du Directoire envahirent le pays de Vaud, M. Necker, par un sentiment très honorable, fit un triage de ses papiers, et brûla « tout ce qui, disait-il, aurait pu compromettre quelqu’un, » c’est-à-dire tout ce que ces papiers devaient contenir de plus intéressant. Ceux qu’il a laissés subsister ne jettent aucun jour nouveau sur les événemens auxquels M. Necker a été mêlé. Aussi n’ai-je rien d’autre à faire que de passer très rapidement sur ces événemens, n’ayant point l’intention de discuter ni de juger la ligne de conduite que M. Necker a cru devoir suivre. Je me permettrai cependant une réflexion : c’est qu’entre ceux qui accusent M. Necker d’avoir, par impéritie sinon par trahison, précipité les malheurs de la révolution française, et ceux qui essaient plus ou moins timidement de le défendre, la partie n’est pas tout à fait égale, car la ligne de conduite qui n’a pas été suivie est toujours celle dont il est le plus facile de démontrer victorieusement les avantages. Il ne faut pas un grand effort de sagacité pour découvrir que M. Necker a fait une imprudence en accordant la double représentation du tiers, et qu’à la célèbre formule de Sieyès : Qu’est-ce que le tiers-état ? Rien, Que doit-il être ? Tout, on pouvait théoriquement répondre : Le tiers-état ne doit être ni rien ni tout ; il doit être quelque chose. Mais il serait moins aisé de démontrer qu’un ministre porté au pouvoir par le mouvement de l’esprit réformateur pût se refuser à cette concession, alors qu’un des frères du roi s’était publiquement prononcé en ce sens et que la reine elle-même avait fini par se rallier à un système adopté au reste depuis longtemps dans quelques pays d’état et entre autres en Languedoc. Pas n’est besoin non plus d’avoir beaucoup d’esprit pour railler, après coup, ceux dont l’enthousiasme un peu crédule rêvait la transformation pacifique de la monarchie administrative en une monarchie constitutionnelle, et de dire que les concessions du roi et de ses ministres devaient infailliblement perdre la royauté ; mais encore faudrait-il démontrer qu’en réponse au mouvement des esprits, il fût possible à Louis XVI de prendre le ton de Louis XIV, et à M. Necker l’allure de Richelieu. Grande est sans doute la responsabilité de ceux qui ont ébranlé imprudemment un pouvoir dont ils ne souhaitaient pas la chute, ou qui ne sont pas venus assez tôt à son secours. Mais que dire de ceux qui, dans l’assemblée constituante, unissaient constamment leurs votes à ceux des jacobins dans l’espérance que le bien sortirait de l’excès du mal, ou qui par delà les frontières s’associaient à des provocations dont le péril retombait sur d’autres têtes que les leurs ? À vrai dire, je n’aperçois entre eux qu’une différence ; c’est que les premiers ont eu parfois l’ingénuité de convenir de leurs fautes, tandis qu’on attend encore la confession des autres et qu’ils n’ont jamais pris la parole ou la plume que pour injurier leurs adversaires.

Parmi les nombreux reproches dirigés contre M. Necker, je dois convenir cependant qu’il en est un qui paraît fondé, c’est celui que lui adresse Malouet d’avoir abordé les états-généraux sans aucun plan arrêté et d’avoir attendu leur impulsion au lieu de leur imprimer la sienne. Dans ses Considérations sur la révolution française, Mme de Staël explique cette abstention de M. Necker par le scrupule d’empiéter sur une initiative qui devait appartenir, selon lui, aux mandataires de la nation. Mais cette raison dont se contentait la piété filiale de Mme de Staël dissimule mal le côté faible de M. Necker : une irrésolution dans les grandes circonstances, qui tenait en grande partie à ce que la sagacité de l’esprit lui faisait apercevoir en même temps les inconvéniens comme les avantages de chaque détermination sans que la fermeté du caractère vînt jeter à temps le poids décisif dans un des plateaux de la balance. Quelques années plus tard, lorsque l’éclatante figure de Bonaparte commença d’attirer les regards du monde, ce que M. Necker admirait surtout chez lui, « c’était une superbe volonté, qui saisit tout, règle tout et qui s’étend ou s’arrête à propos. C’est la première qualité, ajoutait-il, pour gouverner en chef un grand empire. On finit par considérer cette volonté comme un ordre de la nature, et toutes les oppositions cessent. » N’était-ce point, comme cela arrive souvent, la faculté dont il se sentait dépourvu que M. Necker admirait le plus chez Bonaparte ? Ce n’est pas à dire cependant que, si M. Necker eût été doué de cette superbe volonté, il lui aurait été donné de saisir tout, de régler tout, et que toutes les oppositions se seraient inclinées devant cette volonté comme devant une loi de la nature. Il aurait encore fallu, et c’eût été une tâche difficile, associer à cette volonté le monarque infortuné chez lequel l’excès du malheur ne devait développer que la grandeur morale. Or à cette tâche M. Necker n’aurait probablement pas mieux réussi au début que Marie-Antoinette, dont on connaît aujourd’hui les désespoirs, ne devait réussir plus tard, et parfois même l’indécision du roi vint mettre un obstacle aux décisions de son ministre. Malouet rapporte sur ce point une anecdote curieuse et peu connue. C’était quelques semaines avant les journées d’octobre. Malouet, d’accord avec plusieurs membres influens des états-généraux, avait proposé à M. Necker et à M. de Montmorin, alors ministres, de faire voter par l’assemblée constituante le transfert du lieu de ses séances à plus de vingt lieues de Paris. Ils se croyaient sûrs de la majorité de l’assemblée ; les ministres avaient donné leur assentiment à la proposition de Malouet et lui assignèrent un rendez-vous le soir, à l’issue du conseil, pour lui communiquer la décision du roi. À minuit, Malouet se rend chez M. de Montmorin, et après une longue attente voit arriver M. Necker qui, d’un air contraint, l’informe que la proposition n’a pas été adoptée par le conseil. Malouet se récrie, insiste pour savoir les causes d’une résolution dont il prévoyait les conséquences fatales, et M. Necker finit par lui dire : « Monsieur, si vous voulez tout savoir, apprenez que notre rôle est bien pénible. Le roi est bon, mais difficile à décider. Sa Majesté étoit fatiguée. Elle a dormi pendant tout le conseil. Nous étions de l’avis de la translation de l’assemblée, mais le roi en s’éveillant a dit : « Non, » et s’est retiré. Croyez que nous sommes aussi fâchés et surtout plus embarrassés que vous. »

Il y a une autre accusation, souvent dirigée contre M. Necker, qui ne me paraît pas avoir la même solidité, c’est celle de s’être laissé infatuer par la popularité dont il jouissait au point de s’aveugler sur les difficultés de la tâche qu’il avait entreprise et d’avoir tout laissé aller, comptant sur son ascendant personnel pour tout arrêter. Je ne crois pas qu’un examen impartial de la conduite de M. Necker justifie cette accusation. Sans doute, il était rentré aux affaires avec le sentiment que la popularité dont il jouissait lui créait une situation bien autrement forte que lors de son premier ministère et lui permettait une attitude plus indépendante. Mais il ne se dissimulait pas combien le mouvement impétueux qui se préparait serait difficile à diriger, et la prévoyance des conseils que, dans son premier discours (à cause de cela même si mal accueilli), il adressait aux états-généraux, est là pour en témoigner. Lorsqu’à ces représentans de la nation réunis pour la première fois et bouillant d’une orgueilleuse impatience, il demandait « de ne pas se montrer envieux du temps, de lui laisser quelque chose à faire et de ne pas croire que l’avenir pût être sans connexion avec le passé, » il les mettait précieusement en garde contre cette tendance fatale qui devait perdre en partie l’œuvre de la Constituante et dont la France moderne a tant de peine à revenir : le dédain et la haine aveugle d’un passé, à tout prendre plein de bienfaits et de grands souvenirs. Eût-il, même au début, nourri quelques illusions, il ne devait pas tarder à les perdre en voyant la violence des passions contre lesquelles il avait à lutter de part et d’autre et qui devaient bientôt se réunir contre lui. Le marquis de Ferrières raconte dans ses Mémoires que, peu de jours avant la prise de la Bastille, le comte d’Artois ayant rencontré M. Necker qui se rendait au conseil, lui ferma le passage et, lui montrant le poing, l’apostropha en ces termes : « Où vas-tu, traître d’étranger ? Est-ce ta place au conseil, fichu bourgeois ? Retourne-t’en dans ta petite ville, ou tu ne périras que de ma main. » Lorsque des passions aussi violentes éclataient chez les défenseurs naturels de la royauté contre le ministre qui allait avoir à défendre contre l’assemblée les prérogatives du pouvoir exécutif, il ne lui fallait pas beaucoup de sagacité pour deviner qu’il succomberait sous les coups de tant d’adversaires. Aussi, lorsque le 12 juillet 1789, M. Necker finit la lettre par laquelle Louis XVI lui signifiait si imprudemment son renvoi, sa conduite et son langage montrent qu’il considéra ce renvoi comme une délivrance. Les conseillers imprudens qui avaient poussé Louis XVI à cette résolution aveugle sans s’assurer les moyens de la soutenir voulaient, pour empêcher M. Necker d’ameuter le peuple, qu’il fût mis à la Bastille. Mais le roi, toujours juste envers le caractère de M. Necker, se porta garant que le ministre disgracié ne chercherait à exciter aucun trouble qui pût prévenir sa retraite. Sur ce point, la confiance de Louis XVI ne fut point trompée.

On sait que M. Nectar était à table lorsqu’il reçut la lettre et l’ordre d’exil du roi. Sans en rien témoigner devant ses convives, il mit la lettre dans sa poche et continua la conversation. Le dîner terminé, il prit Mme Necker à part pour l’informer de l’ordre qu’il venait de recevoir, et tous deux, sans changer de vêtemens, sans prévenir leur fille, dont M. Necker redoutait peut-être la douleur indiscrète, se firent conduire par leur voiture jusqu’au premier relais de poste. De là, ils prirent la route de Belgique, qui était la frontière la plus rapprochée, et marchèrent jusqu’à ce qu’ils l’eurent dépassée. Ce ne fut pas tout. Arrivé à Bruxelles, M. Necker se souvint qu’à la demande de MM. Hope, les grands banquiers d’Amsterdam, il avait garanti sur sa fortune personnelle le paiement d’un envoi de grains assez considérable destinés à l’approvisionnement de Paris. Craignant que la nouvelle de sa retraite ne suspendît cet envoi et que la disette n’occasionnât quelque trouble dans la ville, il s’empressa d’écrire à MM. Hope qu’il maintenait sa caution, dont 2 millions laissés par lui au trésor continuaient à répondre. Depuis cette première crise ministérielle, qui devait finir d’une façon si tragique, bien des ministres sont tombés du pouvoir, mais on aurait peine à en trouver un seul qui ait poussé aussi loin les précautions en vue de prévenir son rappel.

Ces précautions furent vaines cependant, et M. Necker fut rejoint à Bâle par son ancien premier commis, Dufresne de Saint-Léon, qui lui apporta la célèbre délibération des états-généraux, votée sur la motion de M. de Lally. Dufresne de Saint-Léon était en outre porteur d’une lettre personnelle que Louis XVI adressait à M. Necker et qui se terminait ainsi : « Vous m’avez parlé en me quittant de votre attachement ; la preuve que je vous en demande est la plus grande que vous puissiez m’en donner, » Il n’est donc point exact, ainsi qu’on s’est laissé aller à l’écrire, séduit par le piquant de l’anecdote, que cette lettre ait été remise à M. Necker par Mme de Polignac, fuyant elle-même devant l’émeute et l’hostilité populaire. Mais il est vrai que le hasard les fît se rencontrer tous deux à Bâle sous le toit de cette vieille auberge des Trois Rois, qui a depuis abrité tant de voyageurs moins illustres, et que dans cette auberge ils eurent une entrevue, M, Necker désirait assez naturellement savoir des nouvelles de l’état de Paris. Mme de Polignac, de son côté, n’était sans doute pas fâchée de savoir quelles étaient les déterminations de M. Necker, et la curiosité triompha des préventions réciproques. Ce dut être néanmoins une scène curieuse que cette dernière[4] rencontre entre le ministre et la favorite qui représentaient les deux influences si longtemps en lutte à la cour de Louis XVI ; chacun des deux, au fond de son cœur, attribuait à l’autre la responsabilité des malheurs qu’ils s’accordaient à prévoir, et il fallut toute la bonne grâce naturelle de Mme de Polignac, tout le savoir-vivre de M. Necker, pour que la conversation demeurât dans les bornes d’une courtoisie un peu contrainte.

M. Necker ne se faisait, en effet, aucune illusion sur la gravité des choses, et sa réponse au roi, dont l’original est aux archives nationales, n’a rien qui sente l’homme enivré de son triomphe :


Je touchois au port que tant d’agitations me taisoient désirer lorsque j’ai receu la lettre dont Votre Majesté m’a honoré. Je vais retourner auprès d’Elle pour recevoir ses ordres et pour juger de plus près si en effet mon zèle infatigable et mon dévouement sans réserve peuvent encore servir à Votre Majesté. Je crois qu’Elle me désire puisqu’Elle daigne m’en assurer et que sa bonne foy m’est connue, mais je la supplie aussi de croire, sur ma parole, que tout ce qui séduit la plus part des hommes élevés aux grandes places, n’a plus de charme pour moi et que sans un sentiment de vertu digne de l’estime du Roy, c’est dans la retraite seule que j’aurois nourri l’amour et l’intérest dont je ne cesserai d’être pénétré pour la gloire et le bonheur de Sa Majesté.

À Basle, ce 23 Juillet 1789 (jour où les ordres du roy me parviennent.)


Si cette lettre un peu officielle ne paraissait pas un assez sûr garant de la sincérité de M. Necker, le ton familier et plein d’abandon de celle qu’il adressait le lendemain à son frère suffirait à convaincre les plus incrédules :


Basle, 24 juillet 1789.

Je ne scais pas où tu es, mon cher ami, n’ayant aucune nouvelle de fraiche datte. Je suis arrivé icy lundy dernier 20 de ce mois, et chaque jour j’ai eu dans l’idée que je te verrois arriver parce que tu aurois pris cette route en apprenant que j’irois en Suisse de Bruxelles par l’Allemagne. J’avois devancé Mme Necker ayant pour compagnon M. de Staël ; nous avons traversé l’Allemagne sans accident sous des noms empruntés. Hier j’ai vu arriver Mme Necker et ma fille, qui ont supporté la fatigue du voyage mieux que je ne l’espérois ; elles ont été précédées de quelques heures par M. de Saint-Léon qui m’avoit cherché à Bruxelles et qui avoit ensuite suivi ma route ; il m’a apporté une lettre du roy et des états-généraux pour m’inviter et me presser de retourner à Versailles y reprendre ma place. Ces instances m’ont rendu malheureux ; je touchois au port et je m’en faisois un plaisir. Mais ce port n’eut pas été tranquille et serein si j’avois pu me reprocher d’avoir manqué de courage et si l’on avoit pu dire et penser que tel ou tel malheur je l’aurois prévenu. Je retourne donc en France, mais en victime de l’estime dont on m’honore. Mme Necker partage ce sentiment avec plus de force encore, et notre changement de plans est un acte de résignation pour tous deux : Ah ! Coppet, Coppet ! j’aurai peut-être bientost de justes motifs de te regretter ! mais il faut se soumettre aux lois de la nécessité et aux enchaînemens d’une destinée incompréhensible. Tout est en mouvement en France, il vient d’y avoir encore une scène de désordre et de sédition ouverte à Strasbourg. Il me semble que je vais rentrer dans le gouffre. Adieu, mon cher ami.


« Si M. Necker avait continué sa route vers la Suisse, dit l’auteur des Souvenirs d’un officier des gardes-françaises, si passionnément hostile à M. Necker, il n’aurait dépendu que de lui de passer pour un grand homme qui aurait pu empêcher la révolution. » Ne faut-il donc pas lui savoir quelque gré du sentiment qui le faisait sans aucune illusion « rentrer dans le gouffre ? » Pour un homme aussi infatué de sa popularité qu’on l’a prétendu, il eût été bien excusable de concevoir un peu d’exaltation au moment où tout un peuple, soulevé d’abord par la nouvelle de son renvoi, allumait ensuite des feux de joie à celle de son retour. Jamais M. Necker ne reçut d’aussi incroyables témoignages de l’enthousiasme public que sur sa route de Bâle à Paris, et après sa rentrée au ministère. Il y a dans les archives de Coppet deux énormes liasses qui sont remplies tout entières des adresses que lui faisaient parvenir les municipalités des plus petites comme des plus grandes villes de France. J’en choisis une hasard qui émane d’un petit hameau de Bretagne :


Monseigneur,

Veuillez bien accueillir l’assurance de notre reconnoissance et de notre amour. Nous vous l’offrons avec une confiance sans bornes. Votre retour vient mettre le comble à l’allégresse qui a succédé dans nos cœurs aux sentimens de l’angoisse la plus accablante. Un deuil affreux couvrait la France et nous déroboit les beaux jours que vos lumières et vos vertus nous avoient promis. Votre présence, Monseigneur, achève de la dissiper. Restez avec nous, rendez-nous heureux ; ne soyez plus sensible aux traits de l’envie. Le zèle patriotique dont vos grandes vues ont embrasé la France les a brisés. Aux pieds de Louis XVI, entouré de citoïens, quel monstre oseroit vous attaquer ? Pour notre bonheur, pour la gloire du monarque, demeurez auprès de lui. Jouissez-vous même d’une place que vous seule pouvez occuper. Elle vous est assignée dans la postérité comme à Sully, près d’Henri IV. Nous sommes avec un profond respect, Monseigneur, vos très humbles et très obéissans serviteurs,

Les Habitans de Rhuis en Bretagne.


Comment cette popularité si grande devait-elle s’user si rapidement que le départ de M. Necker, au mois de septembre 1790, passa presque inaperçu au milieu des événemens qui se pressaient ? Ce fut par la résistance consciencieuse, quotidienne, infatigable, qu’il opposa pied à pied à la manie de désorganisation dont l’assemblée constituante était envahie ; ce fut par l’indépendance de son langage et de son opposition aux caprices populaires de cette cohue délibérante, devenue par l’enivrement de son pouvoir aussi impatiente de la vérité que jamais souverain absolu ait pu l’être. Il n’y a pas, dans la carrière politique de M. Necker, de période plus obscure que celle de ces quatorze mois, et il n’y en a pas non plus qui lui fasse plus d’honneur par la fermeté sans espoir et sans récompense avec laquelle il combattit des mesures populaires dont il prévoyait les effets funestes. Ce « fichu bourgeois, » pour reprendre l’élégante expression de M. le comte d’Artois, s’efforça de mettre obstacle aux conséquences injustes que comportaient les résolutions précipitées de la nuit du à août, et fit ressortir dans un mémoire tout ce qu’avait de ridicule la prétention d’abolir les titres. Ce républicain (car le côté droit de l’assemblée l’accusait de travailler en secret à l’établissement de la république) rappela plus d’une fois dans un ferme langage à l’assemblée quelles étaient les prérogatives indispensables du pouvoir exécutif, et s’il se prononça en faveur du veto suspensif contre le veto absolu, c’est qu’il pensait (l’événement lui a-t-il donné tort ?) qu’en face d’une assemblée unique, une arme aussi puissante mise dans la main d’un souverain aussi faible que Louis XVI, aurait fini par se retourner contre lui. Ce protestant s’efforça de préserver le clergé d’une spoliation injuste et de lui faire assurer une dotation convenable. Ce courtisan de popularité blâma la publication du Livre rouge, qui contenait le registre des anciennes dépenses secrètes de la royauté et couvrit de sa responsabilité des actes auxquels il n’avait point eu de part. Et quel encouragement recevaient ces efforts que, sans avoir l’ascendant du génie, il tentait au nom de l’honnêteté et du bon sens ? Ses tentatives de résistance soulevaient les clameurs de la gauche et excitaient les sarcasmes de la droite. C’était surtout à ces sarcasmes que M. Necker et les siens étaient sensibles ; car il leur semblait avec raison que les efforts d’un ministre du roi auraient dû trouver chez les défenseurs de la royauté un appui plus constant. Aussi un jour où les aristocrates (c’était le langage du temps) avaient refusé d’entendre la lecture d’un mémoire de M. Necker, Mme de Staël écrivait à son mari qu’elle était sortie de la salle aussi indignée que triste, et prête à se trouver mal. M. Necker n’avait même pas, en effet, la ressource d’essayer sur ses contradicteurs l’ascendant d’une parole qu’il maniait, sinon avec éloquence, du moins avec facilité. L’accès de la tribune était interdit aux ministres, et M. Necker en était réduit à lutter contre elle à coups de mémoires écrits qui se trouvaient le lendemain livrés sans réponse aux sophismes d’une contradiction captieuse et contre lesquels s’acharnait souvent l’éloquence de Mirabeau.

On sait quel fut le malheureux succès de l’entrevue préparée par Malouet entre Mirabeau et M. Necker. « Quelles sont vos propositions, monsieur ? avait dit assez maladroitement le ministre à l’orateur. — Ma proposition, monsieur, est de vous souhaiter le bonjour, » répondit Mirabeau brusquement, et s’en allant furieux, il vint trouver Malouet, auquel il dit : « Votre ministre est un sot ; il aura de mes nouvelles. » Depuis cette époque, en effet, Mirabeau ne perdit aucune occasion de ruiner le crédit de M. Necker et de contrecarrer ses desseins. Mais sa haine remonterait plus haut, s’il faut en croire du moins un témoignage assez curieux, bien que peut-être un peu suspect. C’est celui de Cerutti, cet ex-jésuite qui était devenu l’ami de Mirabeau et qui avait fini par se brouiller avec lui, ce qui ne l’empêcha pas de prononcer son éloge funèbre en 1791 dans l’église Saint-Eustache. Mais, entre temps, il avait offert ses services à M. Necker et remplissait l’office désintéressé, je veux le croire, de tenir Mme Necker au courant des mouvemens de l’opinion publique sur le compte de son mari. Voici en quels termes Cerutti s’exprime dans une de ses lettres à propos de l’homme dont il avait été le collaborateur et dont il devait être le panégyriste :


… N’en doutez pas, madame, l’horrible Mirabeau a été sans cesse à la tête de ces mineurs souterrains. Il les conduisoit dans leurs profondeurs ; il les animoit dans leurs manœuvres ; s’il ne fournissoit pas l’argent, il fournissoit la flamme et le salpêtre. Il auroit voulu faire sauter le trône et la caisse d’escompte et d’abord M. Necker. Dans ma courte et imprudente liaison avec l’énergumène, j’eus une dispute sur M. Necker. Se levant en furie et frappant la cheminée d’un coup de poing effroyable, il me dit : « Je renverserai votre idole à la face de la nation. » Je lui répondis froidement : « Votre coup de poing n’a pas renversé la cheminée, votre fureur ne renversera pas le soutien de la France. » Le forcené étinceloit de rage, son front livide étoit recouvert d’une sueur blanchâtre qui ressembloit à l’écume d’un tygre. Il s’essuya, il se rassit et avec un sourire convulsif il me dit : « M. Necker a diffamé Calonne et ruiné Panchaud : je veux qu’un jour sa réputation soit au-dessous de celle de Calonne et sa fortune plus bas que celle de Panchaud. Je le poursuivrai à Versailles, à Genève, dans ses opérations, dans ses écrits… A moins, ajouta-t-il en se reprenant, qu’il n’accorde la double représentation du tiers. » C’étoit à la fin de l’année 1788. M. Necker accorda la double représentation du tiers. C’est sur cela que j’écrivis bêtement au fourbe Mirabeau, qui eut l’art d’engager, de prolonger, de falsifier et de publier cette plate correspondance. Dès en moment je connus le monstre en plein et je vis clairement que, s’il n’étoit pas exterminé, tout seroit exterminé par lui.


M. Necker ne pouvait tenir longtemps contre la coalition d’attaques aussi vives. Un jour, il annonça dans un de ses mémoires l’intention de se retirer. Cette annonce fut accueillie par l’assemblée dans un silence glacial et prémédité. Le roi, qui, pour déterminer son retour, avait fait appel à son dévoûment et au service duquel il avait usé sa popularité, le laissa également partir sans lui, donner un témoignage de sympathie personnelle, et M. Necker, reprenant la route de Suisse, eut à traverser de nouveau ces provinces qui l’avaient acclamé à son retour de Bâle et qu’il trouvait animées de sentimens bien différens. Ce changement n’avait rien qui le surprît. Quelques jours avant le 14 juillet, comme la foule l’avait accompagné en triomphe jusqu’à son logement, il disait à quelques amis : « Vous voyez quelles ovations me fait ce peuple. Eh bien ! dans quinze jours peut-être, il me jettera des pierres. » Ce ne fut pas quinze jours, à la vérité, mais quinze mois, ou peu s’en faut, qui amenèrent ce changement. En plusieurs endroits, il trouva la plèbe ameutée par ces rumeurs stupides qui (nous en avons tous fait, il y a quelques années, l’expérience), obtiennent créance dans les momens de trouble chez cette nation qui se vante d’être la plus intelligente de la terre. « Il emporte, criait-on sur son passage, la fortune du peuple. » À Arcis-sur-Aube, il se vit retenu par la municipalité, et pour obtenir son élargissement, il dut s’adresser à l’assemblée nationale. À la réclamation de son père Mme de Staël joignait la lettre suivante, qu’elle adressait au baron de Jessé, alors président de l’assemblée[5] :


11 septembre 1790.

Je vous demande en grâce, monsieur, de vouloir bien faire délibérer ce matin rassemblée sur l’arrestation de mon père. Il est nécessaire à sa santé de ne point éprouver des retards. C’est la seule considération que je présente. C’est à vous que je m’adresse personnellement, monsieur. Votre réputation fait ma confiance. Je ne prononcerois pas le nom de mon père à celui, permettez que je le dise, qui ne seroit pas aussi digne de l’entendre. J’ai l’honneur d’être, monsieur, votre très humble et très obéissante servante.


Plus heureux que le duc de La Rochefoucauld, le fils de l’aimable duchesse d’Enville, qui dans des circonstances à peu près semblables fut sous les yeux de sa mère massacré à Gisors, M. Necker obtint son élargissement et, après une nouvelle alerte à Vesoul, il put reprendre à petites journées un voyage que l’état de santé de Mme Necker rendait singulièrement pénible. Enfin, dans les premiers jours d’octobre 1790, ils atteignirent Coppet, où Mme de Staël vint bientôt les retrouver et où nous ne tarderons pas à les aller rejoindre nous-mêmes pour leur dire adieu.

  1. Il ne faut pas confondre ces dépêches avec les bulletins de nouvelles que Mme de Staël adressait de son côté au roi, et dont M. Geffroy a publié d’intéressans extraits. Gustave III devait être un souverain singulièrement bien informé, car en plus de ces bulletins et des dépêches de son ambassadeur, celui-ci lui adressait encore des lettres privées qui roulaient sur les menus événemens de la cour et de la société.
  2. Les relations de M. Necker et de M. de Vergennes étant des plus mauvaises, il ne faut évidemment voir dans cette commission qu’une plaisanterie.
  3. M. Necker avait fait imprimer en réponse aux attaques de M. de Calonne un second Mémoire, qui ne parut, en effet, qu’après son entrée au ministère.
  4. Mme de Polignac mourut à Vienne en 1794, brisée par la secousse et le chagrin que lui causa la mort de la reine.
  5. L’original de cette lettre se trouve aux Archives nationales. — On sait que l’assemblée nommait chaque mois un nouveau président.