Le Salon de Mme Necker
Revue des Deux Mondes3e période, tome 43 (p. 846-884).
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VIII.

COPPET FENDANT LA RÉVOLUTION. — LES DERNIÈRES ANNÉES DE Mme NECKER.


C’était en 1784 que M. Necker était devenu possesseur de la terre et du château de Coppet, après avoir pensé jadis à acheter Ferney, que Voltaire cherchait à vendre. Le concours de diverses circonstances a donné au nom de Coppet assez de notoriété pour qu’on trouve peut-être quelque intérêt à un retour très rapide sur l’histoire de ses propriétaires successifs. La seigneurie de Coppet était, à la fin du siècle dernier, une des plus anciennes terres féodales du pays de Vaud, dont l’organisation, tout aristocratique, n’offre dans le passé aucun rapport avec celle de la république de Genève. Elle fut constituée, en 1355, par un démembrement de l’importante seigneurie de Commugny dont mouvait tout le pays environnant, et le château fut bâti, en 1457, par cet habile et remuant comte Pierre de Savoie, que ses contemporains appelaient le petit Charlemagne et qui étendit le premier sur le pays de Vaud la main de son ambitieuse maison. Après avoir été donné en fief aux comtes de Gruyère, la terre de Coppet fut érigée en baronnie par le duc Charles, en 1484, ce qui donna aux différens propriétaires le droit de porter le titre de baron de Coppet, titre que M. Necker prit, à plusieurs reprises, dans des actes publics et en particulier dans le contrat de mariage de sa fille. Durant le cours du XVIe siècle, le pays du Vaud fut livré à toutes les vicissitudes de la guerre religieuse et de la lutte entre la maison de Savoie et Leurs Excellences de Berne ; aussi la baronnie de Coppet changea-t-elle plusieurs fois de mains, et le château fut brûlé en entier (à l’exception de quelques soubassemens qui existent encore) par l’armée bernoise, qu’on appelait l’armée des gentilshommes de la Cuiller. Enfin, au commencement du XVIIe siècle, la baronnie fut achetée par François de Bonne, duc de Lesdiguières, lieutenant-général pour le roi en Dauphiné ; mais il s’en dégoûta bientôt et, après maintes ventes et reventes successives, la terre et le château, reconstruit tel qu’il est aujourd’hui, arrivèrent aux mains de l’antique famille des comtes de Dohna, les seuls des nombreux propriétaires de Coppet qui aient laissé quelque souvenir de leur passage.

Les comtes de Dohna étaient une illustre maison allemande qui tirait son nom du château de Dohna, près de Dresde, et dont une branche subsiste encore en Prusse. Ils portaient tous le titre de burgrave et comte du saint-empire. Le comte Frédéric de Dohna, l’acquéreur de Coppet, était gouverneur de la principauté d’Orange, enclavée dans le comtat Venaissin, qui appartenait au prince de Nassau. Pendant plus d’un demi-siècle, les comtes de Dohna tinrent dans le pays la situation d’une famille princière, et ils traitaient sur ce pied avec la république de Genève. Dans la cathédrale de Saint-Pierre, ils avaient leur tribune spéciale, tout comme de petits souverains. La comtesse de Dohna étant accouchée d’une fille, au mois de mai 1668, le comte demanda « que la seigneurie voulût bien présenter sa fille au baptême, » et cette demande ayant été agréée, par reconnaissance sans doute pour le service que le comte de Dohna avait rendu à la république en acceptant le commandement d’une petite armée réunie contre le duc de Savoie, le Magnifique Petit Conseil décida « que M. le premier syndic, accompagné de quelques membres du Conseil, iraient à Coppet sur la petite frégate de la seigneurie, pour là faire les devoirs de parrain selon la coutume, et que l’on ferait faire une médaille en or de la valeur de 25 pistoles, laquelle M. le premier syndic présenterait à Mme la comtesse de la part de la seigneurie, et, en outre, que l’on y porterait des confitures et dragées en bonne quantité qu’ils y présenteraient aussi. » Les conseillers envoyés par la seigneurie furent, disent les procès verbaux du conseil, « très bien accueillis et régalés par M. le comte et par Mme la comtesse, qui leur témoignèrent beaucoup de reconnaissance avec les assurances de leur affection, » et la petite fille, présentée au baptême par la seigneurie, reçut les noms d’Espérance-Madeleine-Genève.

Un souvenir plus intéressant que celui du baptême de la petite Genève, et qui se rattache également à la possession de Coppet par le comte de Dohna est celui du séjour qu’y fit Bayle, le célèbre auteur du Dictionnaire historique et critique. Très jeune encore (il avait à peine vingt-trois ans) Bayle avait abjuré la religion calviniste, à laquelle appartenait sa famille, puis il l’avait embrassée de nouveau, et ses parens avaient jugé prudent, pour fortifier sa foi chancelante, de l’envoyer à Genève. Mais, à Genève, Bayle trouva la vie fort dispendieuse, et n’ayant pas voulu s’accommoder d’une place de régent de seconde qui lui était offerte parce que, dit-il dans une lettre à son père, « on traite ce genre d’hommes comme les véritables antipodes du vrai mérite et que les railleurs sont perpétuellement déchaînés contre eux, si bien qu’il faut avoir des dents de Saturne pour dévorer cette pierre, » il accepta d’entrer chez le comte de Dohna pour servir de précepteur à ses deux enfans (bien que la position fût, à ce qu’il paraît, peu lucrative), et il vint en cette qualité s’établir à Coppet.

Les occupations de Bayle ne consistaient pas seulement à enseigner aux jeunes comtes le latin, l’histoire, la géographie et même le blason, science dans laquelle il était, de son propre aveu, fort novice ; entre temps, il servait encore de secrétaire au comte de Donna lui-même, soit qu’il tînt la plume pour écrire des lettres insignifiantes, soit que le comte, qui se piquait d’érudition militaire, le chargeât de rechercher dans les auteurs anciens « le véritable nom latin de toutes les charges militaires d’aujourd’hui ; ce qui, ajoutait Bayle dans une lettre datée de Coppet, selon mon petit sens, n’est pas facile à trouver. Car je n’ai pas pris garde qu’ils eussent ce grand attirail d’officiers subalternes qu’on remarque aujourd’hui, et je me trouve fort embarrassé de dire sergent en latin sans circonlocutions. Or, tel est le but de M. le comte. » Il n’y a donc rien d’étonnant que Bayle, peu payé, mais fort occupé, se soit dégoûté de cette situation et qu’après dix-huit mois de séjour, il ait quitté Coppet au mois de mai 1674. Mais ce qui est plus digne de remarque et ce qui peint bien cette indifférence pour la nature qui était le propre du XVIIe siècle, c’est que nulle part, ni dans la correspondance de Bayle, ni dans ses œuvres, on ne trouve un souvenir et comme un reflet de ces années que sa jeunesse avait passées en présence du lac et des montagnes. Parmi les nombreuses lettres écrites par lui de Coppet, il n’y en a pas une seule où il y ait une ligne de description, et qui ne pût être datée de la plus plate contrée de France ou d’Allemagne. Aussi, dans le château même, ne subsiste-t-il aucun souvenir de son séjour, et bien qu’il fût à coup sûr fort intéressant de montrer aux visiteurs la chambre de Bayle, on ne pourrait le faire que par une petite supercherie dont il ne serait point impossible à la vérité de trouver, dans le pays même, d’autres exemples.

Du comte Frédéric de Dohna, le château de Coppet passa au comte Alexandre, son fils, l’un des élèves de Bayle. Mais celui-ci, après avoir possédé le château assez longtemps, le vendit, en 1713, au baron Sigismond d’Erlach, Prussien de naissance et colonel des cent-suisses. Celui-ci s’en défit au bout de deux ans, et de ventes en reventes successives, la baronnie, qui ne paraît avoir inspiré un vif attachement à aucun de ses nombreux propriétaires, finit par arriver aux mains de noble Pierre Germain de Thelusson, ancien associé de M. Necker. Ce fut à lui que M. Necker l’acheta. Lors de cette dernière vente, il y avait déjà près d’un siècle que le pays de Vaud était sous la domination de Leurs Excellences de Berne, et Leurs Excellences intervenaient dans chacun de ces contrats pour asseoir leur autorité par des conditions qui n’avaient, on va le voir, rien de libéral. C’est ainsi que, dans le contrat passé au profit du baron d’Erlach, l’acte d’investiture est donné par le trésorier du pays de Vaud au nom de Leurs Excellences de Berne, aux deux conditions suivantes :


1° D’être bon, loyal et féal vassal de Leurs Excellences de Berne, nos souverains seigneurs et supérieurs, maintenir et procurer leur autorité, honneur et profit, et éviter leur perte, déshonneur et dommage de tout son possible, et tant qu’il sera fière leur souveraineté, obéir et observer leur mandemens et commandemens, leurs ordonnances et statuts par eux établis ou à établir, tant au regard du gouvernement de leur état que de la religion réformée et discipline ecclésiastique, sans y contrevenir, ni permettre aucune chose contraire.

2° Item, que ladite baronnie ne pourra être possédée par aucune personne de religion contraire à la religion réformée, quand même ce seraient des héritiers ou descendans du seigneur baron, à moins qu’au préalable ils n’en ayent obtenu la permission et l’investiture de Leurs Excellences de Berne.


Cette clause, qui refusait à tout catholique le droit de devenir propriétaire dans le pays de Vaud, était tout à fait en harmonie avec la législation d’un petit pays qui donnait alors, tout protestant et républicain qu’il fût, le spectacle des mêmes actes d’intolérance si justement reprochés à la France catholique et monarchique. C’est ainsi qu’à la fin du XVIIe siècle, une profession de foi ou consensus ayant été rédigée par ordre de Leurs Excellences de Berne, les sujets de Leurs Excellences furent tenus de prêter serment de conformité à ce consensus, et que des chambres de religion furent investies du droit de condamner les contrevenais, suivant les cas, au bannissement, à la confiscation des biens, au fouet, à la marque, aux galères ou à la mort[1]. Cette clause d’exclusion a été maintenue dans la législation du pays de Vaud jusqu’à l’époque de la révolution française, et chacun sait qu’elle empêcha Voltaire (un bien pauvre catholique cependant, écrivait-il à Mme d’Épinay), d’acheter une maison à Lausanne. Cependant, lorsque M. Necker fît l’acquisition de Coppet, cette prohibition avait pris une forme un peu différente, et le nouvel acquéreur s’obligeait seulement à ne transférer sa baronnie « à aucun prince, seigneur, ni particulier étranger, sans en avoir obtenu la permission de Leurs Excellences de Berne, à l’exception de ses héritiers légitimes professant la sainte religion réformée. »

Leurs Excellences de Berne intervenaient également dans tous ces contrats à un point de vue beaucoup plus lucratif. C’est ainsi que M. Necker, ayant payé pour l’acquisition du château de Coppet, la somme de 500, 000 livres, argent de France, soit 333, 333 florins 6 sols 4 deniers, argent de Berne, le laud (ce que nous appellerions le droit de mutation), exigé par le gouvernement de Berne, s’élevait à 121, 979 florins, c’est-à-dire à plus du tiers du prix d’achat. En revanche le gouvernement de Berne garantissait à M. Necker la jouissance de toutes les prééminences et dépendances de la baronnie de Coppet, c’est-à-dire d’un certain nombre de droits féodaux qui constituaient une branche importante du revenu de la terre et dont la suppression sans indemnité devait un jour considérablement réduire la fortune de M. Necker. Ces droits, au reste, n’avaient rien d’exorbitant et ils étaient de ceux qu’un ministre libéral de Louis XVI pouvait percevoir sans scrupule : droit de four banal, de pressoir, etc. Ils ne furent supprimés qu’à la fin du siècle, et les plus grands seigneurs de France étaient déjà privés depuis plusieurs années de leurs redevances féodales, que, plus heureux, le baron de Coppet jouissait encore paisiblement des siennes.

Le château acquis par M. Necker était alors comme aujourd’hui un grand bâtiment sans caractère. Ce bâtiment se compose de trois corps de logis qui forment en se repliant une cour intérieure. On ne pénètre dans cette cour qu’en passant sous une voûte et une vieille grille en fer, qui devait autrefois fermer un pont-levis, la sépare du parc. Cette grille est flanquée de deux grosses tours, dont l’une est moderne, mais dont l’autre (qui est précisément la tour des archives), atteste son ancienneté par l’épaisseur de ses murailles et cache dans ses soubassemens un gros pilier muni d’un anneau en fer, auquel on attachait autrefois les prisonniers. D’une longue galerie située au rez-de-chaussée où M. Necker installa sa bibliothèque en attendant qu’elle devint un jour la salle de spectacle, on n’aperçoit d’autre vue que les sommets d’une rangée de platanes, dont le feuillage épais cache les maisons du village. Mais du balcon qui court le long des fenêtres du premier étage, on découvre un paysage qu’on n’oublie point et dont l’attrait ramène souvent à Coppet ceux qui l’ont une fois contemplé, de même que, suivant une croyance populaire, l’eau de la fontaine Trévi ramène à Rome ceux qui ont une fois trempé leurs lèvres dans ses ondes. À droite, la ville de Genève, tantôt disparaissant à midi dans le miroitement du soleil dont les rayons se reflètent dans ses clochers de zinc, tantôt dessinant vers le soir la ligne de ses maisons blanches sur le ciel rougeâtre ; vis-à-vis la côte de Savoie, la lourde masse des Voirons étalant ses pentes entrecoupées de bois de sapins et de pâturages, le château de Beauregard, dont l’aspect sévère semble fait pour servir de cadre à cette mâle figure d’un Homme d’autrefois, si bien décrite par son arrière-petit-fils, et rappelle en face de Coppet les souvenirs d’un monde si différent ; à gauche, enfin le lac, le beau lac dans toute son étendue, déployant vers Lausanne la nappe unie de ses eaux bleues. Cependant celui qui, sans pénétrer dans la maison, aurait dirigé ses pas vers le parc, attiré par l’ombre et la fraîcheur, celui-là pourrait en s’y promenant se croire à cent lieues du lac et des montagnes. Deux grandes allées droites, derniers vestiges d’un parterre à la française, lui diraient que ce parc a été dessiné dans un temps où l’on ne regardait point autour de soi, et où l’on cherchait surtout dans la promenade le plaisir de la conversation à l’ombre. Aussi s’étonnerait-il moins que de grands arbres, ces arbres que Mme de Staël appelait des « amis témoins de sa destinée, » ferment la vue de tous côtés, et laissent à peine apercevoir par quelques rares percées les pentes violettes du Jura. Ce qu’était au reste, il y a cent ans, le château de Coppet, il l’est encore aujourd’hui, car pas une pierre n’en a été changée. Sans doute bien des habitations plus modernes élèvent sur les coteaux qui avoisinent le lac des constructions plus somptueuses, ou déroulent vers ses bords des pelouses plus riantes. Mais lorsque, les yeux encore éblouis ou charmés, on pénètre dans cette cour intérieure silencieuse et sombre, lorsqu’on franchit surtout le seuil de la maison dont quelques pièces conservent intacte l’empreinte du passé et semblent prêtes à recevoir leurs hôtes d’autrefois, on ne saurait refuser à cette vieille demeure, comme aux souvenirs qu’elle rappelle, le charme et la mélancolique grandeur des choses qui ne sont plus.


II.

Lorsqu’à la fin de septembre 1790 une chaise de poste débarqua M. et Mme Necker dans la cour de Coppet, l’impression un peu triste qu’on éprouve toujours en pénétrant par un jour d’automne dans une habitation depuis longtemps inoccupée dut être singulièrement aggravée par leurs dispositions intérieures. M. Necker s’était vu vilipendé par ses adversaires, abandonné par ses amis, renié par le pays qu’il avait adopté. Mme Necker, de son côté, ne pouvait manquer de sentir douloureusement le contraste entre ce retour à Coppet et le premier séjour qu’elle y avait fait quelques années auparavant, alors qu’aux témoins de sa difficile jeunesse elle s’était montrée riche de tous les bienfaits du présent et de toutes les promesses de l’avenir. Aussi, à peine arrivés et installés, M. Necker dans un appartement qui regardait vers Genève, Mme Necker dans une grande et obscure chambre dont les fenêtres avaient vue sur le parc, s’étaient-ils appliqués tous deux à chercher les consolations que leur nature diverse comportait, M. Necker dans le travail, Mme Necker dans l’amitié.

En prenant la plume aussitôt après son arrivée à Coppet, M. Necker était obligé d’avouer « que le respect qu’il avait religieusement rendu à l’opinion publique s’était affaibli depuis qu’il l’avait vue soumise aux artifices des méchans et trembler devant les mêmes hommes qu’autrefois elle eût fait paraître à son tribunal pour les vouer à la honte et les marquer du sceau de sa réprobation. » C’était cependant à l’opinion publique qu’il s’adressait lorsque, dans son Essai sur l’administration de M. Necker par lui-même, il entreprenait la justification de sa conduite dans les circonstances difficiles qu’il venait de traverser. Aussi ne faut-il chercher dans cet Essai ni une histoire complète des premiers temps de la révolution, ni même un récit détaillé des actes de M. Necker. Mais je me permets de recommander la lecture de cet ouvrage un peu oublié à ceux qui mènent aujourd’hui la campagne de réaction historique contre la constituante. Ils auront la satisfaction d’y trouver, exprimées parfois sur un ton assez acerbe, la plupart des attaqués qu’ils dirigent aujourd’hui contre l’œuvre des législateurs de 89 et l’indication très sagace dès côtés fragiles de cette œuvre. Mais, si bien fondées que soient les critiques de M. Necker, le ressentiment personnel qu’il laisse percer leur enlève cependant quelque peu de leur autorité, et cet Essai ne saurait avoir la valeur d’un ouvrage historique ou politique.

Il n’en est pas de même de son Étude sur le pouvoir exécutif dans les grands états, à laquelle il mettait la main, dès son premier ouvrage terminé, et qu’il fit paraître au commencement de l’année 1792. M. Nourrisson, dans une étude sévère jusqu’à la malveillance qu’il a consacrée à M. Necker, convient cependant que cette étude est une de celles où M. Necker a déployé le plus de sagacité politique et qu’elle le classe au rang des publicistes. Ce n’est pas seulement, en effet, une démonstration très solide des périls auxquels la constitution de 1791 exposait la France. C’est encore une analyse très fine des vices inhérens à la démocratie pure, et une prédiction très juste des conséquences auxquelles son triomphe ne peut manquer d’entraîner un grand pays. Comme, en matière aussi générale, ce qui est vrai dans un siècle l’est encore dans un autre, on pourrait appliquer au spectacle que nous voyons se dérouler sous nos yeux plus d’un passage détaché de l’ouvrage de M. Necker. N’avons-nous pas eu l’occasion de juger combien est fidèle cette peinture d’une assemblée qui veut se rendre permanente et omnipotente :


Vingt-quatre mois de séances suffiront à peine pour laisser le temps à chaque député d’avoir place dans le logographe et pour faire arriver dans son district ou sa municipalité quelques paroles de lui un peu remarquables. Sur les sept cent quarante-cinq, il y en aura sept cent quarante peut-être absolument neufs à la gloire. Il faudra bien qu’ils s’essaient à cette conquête ; il faudra bien qu’ils jouissent, les uns de leurs succès, les autres de leurs espérances, les autres de leur part au triomphe commun. Ajouterons-nous que les dix-huit francs par jour, exactement payés, seront peut-être aussi un lien imperceptible ? C’est un simple soupçon, mais la chose est possible. Et quel plaisir encore pour tous ces messieurs de donner des ordres à leur premier commis le roi de France ! Quel plaisir encore de faire apparaître au coup de sifflet tous les ministres à la barre ! Ah ! jamais on ne pourra quitter de plein gré ces fonctions enivrantes,.. et comme les affaires vont chercher la puissance réelle quand l’accès vers cette puissance est toujours ouvert, c’est à l’assemblée nationale que tout le monde s’adressera, et cette assemblée, en se résignant facilement à l’accroissement de sa domination, deviendra chaque jour davantage le point de réunion de tous les genres de pouvoir. Elle réservera seulement au gouvernement les objets d’une décision épineuse ou désagréable et se ménagera le moyen de le censurer à coup sûr.


Ne pourrait-on point également inviter quelques-uns, non point de nos sept cent quarante-cinq, mais de nos cinq cent trente députés à méditer ces réflexions sur le caractère éphémère de la popularité ?


Les grands embarras surtout viendront lorsque, tous les genres de pouvoirs une fois réunis entre les mains d’hommes élus par la nation, les représentans du peuple, en possession de toutes les autorités, auront seuls à compter avec lui et ne pourront plus le distraire de ses plaintes en fixant comme aujourd’hui toutes ses pensées sur les ennemis dont il est environné et sur les combats qu’il faut leur livrer. La victoire une fois reconnue, la toute-puissance une fois avouée, ces excuses ne seroient plus admissibles. On charmeroit ce peuple encore quelque temps en le louant, en lui apprenant qu’il s’est levé majestueusement, qu’il a pris une superbe attitude, que l’univers le contemple, que l’univers l’admire. Mais il est un terme aux promesses et aux espérances, car la nature des choses est sourde et muette, et le langage de l’hypocrisie ne peut rien contre elle. On éprouvera donc tôt ou tard qu’il est impossible de faire à vingt-six millions de souverains un sort proportionné à leurs prétentions et à leur dignité ; et lorsqu’ils remarqueront, la plupart, que leur sort n’est point changé, lorsqu’ils s’apercevront que la pluie continue à se glisser dans leurs réduits, que les vents soufflent encore à travers leurs cloisons, que le prix du pain et le tarif des salaires ne sont point dans leur dépendance, ils croiront avoir été trompés ; ils prêteront l’oreille à de nouvelles séductions, et leurs derniers amis, leurs derniers chevaliers, verront comme les autres leur autorité renversée.


Louis XVI était encore sur le trône au moment où parut l’ouvrage de M. Necker, mais la surveillance étroite qui depuis la tentative de Varennes était exercée sur lui, se resserrait chaque jour davantage. M. Necker voulut, dans ces circonstances, faire parvenir au souverain qu’il avait servi avec un dévouaient souvent mal apprécié, un nouvel hommage de ses sentimens, et il lui adressa son ouvrage en l’accompagnant de la lettre suivante :


Je désire avec ardeur que cet ouvrage, absolument nécessaire pour ma défense, obtienne l’approbation de Votre Majesté. Elle y verra quelquefois l’expression des sentimens que je professerai pour sa personne jusqu’à la fin de ma vie. Il n’est aucun instant du jour où mes regards attendris ne se tournent vers le plus vertueux des princes et le plus malheureux des monarques, et je partage tous les détails de sa situation avec la plus profonde douleur.


Louis XVI ne répondit point à cette lettre, et, sans doute, livré tout entier aux tristesses et aux périls de sa situation, il n’eut guère la curiosité ni le temps de jeter un coup d’œil sur l’œuvre de son ancien ministre. Mais si quelques-unes des pages du livre passèrent sous ses yeux, il dut être touché du ton dont, à plusieurs reprises, M. Necker y parle de son ancien maître. Jamais, en effet, dans aucun des ouvrages qu’il a publiés soit avant, soit après la mort de Louis XVI, M. Necker n’a manqué une occasion de rendre témoignage en termes émus aux vertus, à la droiture, aux intentions patriotiques du prince qu’il avait servi ; jamais non plus il n’a laissé percer l’ombre d’un sentiment d’amertume, inspiré par le souvenir des préventions contre lesquelles il avait toujours eu à lutter, de l’abandon dont à deux reprises il avait été victime, et du peu de reconnaissance dont avaient été payés ses derniers efforts. Tel n’était pas toujours le ton dont on s’exprimait sur le compte de Louis XVI dans le monde des émigrés, et la différence entre les deux langages montrerait au besoin que les serviteurs les plus intransigeans (pour employer un mot à la mode) ne sont pas toujours les plus respectueux.

Tandis que M. Necker, encore dans la pleine vigueur de l’esprit, continuait de demander au travail les consolations qu’il ne refuse jamais, Mme Necker, plus jeune que son mari de plusieurs années, voyait au contraire lui échapper toutes les ressources auxquelles elle aurait pu s’adresser pour fortifier son courage. Avant même que les derniers événemens dont elle avait profondément ressenti le contrecoup eussent achevé de détruire sa santé déjà ébranlée, sa faiblesse croissante l’avait forcée à se retirer peu à peu du train du monde, et certaines réflexions qu’on trouve éparses dans ses œuvres montrent qu’elle n’avait pas laissé de ressentir la tristesse de cette vieillesse précoce : « Lorsqu’on est vieille, dit-elle quelque part, il faut travailler à se supporter soi-même, à plus forte raison à se faire supporter aux autres ; » et dans un autre endroit : « La vieillesse des femmes n’est supportable dans ce monde qu’autant qu’elles n’y remplissent point d’espace, qu’elles n’y font point de bruit, qu’elles ne demandent aucun service, qu’elles rendent tous ceux qui dépendent d’elles, et qu’elles ne se montrent que pour le bonheur des autres. Lorsqu’on est vieille et qu’on a rempli sa tâche sur la terre, il faut considérer comme assez bien employé le temps qu’on passe sans faire de fautes, sans ennui et sans douleurs. »

Ce qui devait encore aggraver le sentiment un peu triste exhalé dans ces lignes, c’est qu’à cette femme, dont l’amitié avait rempli la vie, une rigueur particulière de la destinée avait enlevé tous ceux qui, par leur attachement passionné, l’auraient aidée à traverser cette seconde et pénible phase. Lorsque Mme Necker avait acquis Coppet, Thomas, qui avait toujours eu horreur de Paris et le goût de la solitude, formait le projet d’acheter une petite maison dans le village et de s’y établir auprès d’elle. « Je serois auprès de vous, écrivait-il, je pourrois vous voir tous les jours et à toutes les heures que vous auriez de libres. Je serois votre vassal et celui de M. Necker, et jamais féodalité ne m’auroit paru plus douce. » Mais Thomas avait disparu, et ce charmant projet de vasselage, comme l’appelait Mme Necker, avait été détruit par le souffle de la mort. Elle ne retrouvait pas non plus en Suisse celui dont elle avait reçu, auquel elle avait porté, dès sa jeunesse, tous les tendres sentimens qu’une femme sûre d’elle-même peut porter et recevoir dans l’amitié. Il y avait déjà près de deux ans que Moultou était mort, et de quelque côté que Mme Necker se tournât, elle ne trouvait plus que des souvenirs. C’était à ces souvenirs qu’elle se rattachait avec passion, soit que par d’affectueuses lettres elle pressât la veuve de Moultou, ses filles, sa belle-sœur, la Gothon chérie d’autrefois, de faire à Coppet de longs séjours, soit que, remontant plus loin encore dans le passé, elle se reportât vers les temps de sa première jeunesse, dont la scène était si voisine, au risque d’ébranler des cordes toujours vibrantes dans son cœur. — On se souvient peut-être de l’affection passionnée que Suzanne Curchod portait à sa mère, du désespoir où sa mort inopinée l’avait plongée et des reproches qu’elle s’adressait à elle-même d’avoir troublé par les inégalités de son humeur les derniers jours d’une vie si chère. L’aiguillon de ce remords, dont elle s’exagérait singulièrement la gravité, n’avait jamais cessé (ses papiers intimes en font foi) de harceler une conscience scrupuleuse jusqu’à la minutie, et c’était sans doute oppressée par ses regrets qu’elle écrivait un jour cette pensée, où l’on croirait entendre l’écho d’un cœur brisé : « Il est des souvenirs si tendres et si douloureux qu’ils font le sort de toute une vie. » Aujourd’hui qu’après bien des vicissitudes le sort la ramenait dans des lieux si proches de ceux où s’était écoulée sa jeunesse, alors qu’une heure à peine la séparait de ce presbytère de Crassier, témoin des joies et des épreuves de son adolescence, les souvenirs du passé ne pouvaient manquer de se réveiller chez elle dans toute leur force, et elle devait chercher à faire revivre et à perpétuer ces souvenirs dans la forme qui était celle du temps. À peine arrivée à Coppet, elle s’occupait à ériger dans le temple du village un monument à la mémoire de ses parens, et sur le socle de ce monument qui existe encore aujourd’hui, elle faisait graver une inscription où elle cherchait à perpétuer la mémoire de leurs vertus et de ses regrets. De nos jours, le mode n’est plus guère aux inscriptions de cette nature, et rien ne fait sourire comme ces vains efforts de l’homme pour lutter contre le temps et l’oubli. Faut-il croire qu’à une époque où l’on vit si vite, cette lutte même ait été reconnue comme impossible, et que chacun de nous préfère concentrer en lui-même l’intérêt de sa vie au lieu de s’attarder à d’inutiles regrets ?

Il y avait cependant bien près de Coppet quelqu’un avec qui Mme Necker pouvait s’entretenir encore du passé, d’un passé auquel le temps avait enlevé toute l’amertume du ressentiment et laissé toute la douceur du souvenir : c’était Gibbon. Depuis longtemps Lausanne était devenue pour Gibbon comme une seconde patrie. C’était là qu’après une incursion heureusement courte dans la politique, il était venu chercher le loisir et le calme nécessaires à ses longs travaux ; là il avait immortalisé son nom en écrivant cette triste et éloquente histoire de la décadence d’un peuple qui n’a pas su trouver dans le respect de ses grands souvenirs un remède à ses divisions intérieures ; là il venait encore chercher un repos studieux à l’ombre de ce même berceau d’acacias, sous lequel, sa grande œuvre achevée, il s’était promené avec mélancolie, comme quelqu’un qui vient de se séparer d’un ami. Aussi Mme Necker, qui déjà l’avait retrouvé en Suisse quelques années auparavant, avait-elle hâte de lui adresser un nouvel et amical appel. Gibbon se rendit à cet appel avec un empressement qui put tromper Mme Necker, et il vint, au mois d’octobre 1790, passer quelques jours à Coppet. Mais elle aurait été singulièrement déçue et froissée si elle avait pu savoir en quels termes Gibbon rendait compte de sa visite à son ami lord Sheffield :


J’ai passé quatre jours au château de Coppet avec Necker. J’aurois voulu pouvoir mettre son exemple sous les yeux de tout jeune homme travaillé par le démon de l’ambition. Ayant à sa disposition tout ce qui peut assurer le bonheur privé, il est le plus malheureux des êtres vivans. Le passé, le présent, l’avenir lui sont également odieux. Lorsque je lui suggérais quelques distractions domestiques, lire, bâtir, il me répondoit sur le ton du désespoir : « Dans l’état ou je suis, je ne puis sentir que le coup de vent qui m’a abattu. » Mme Necker a extérieurement meilleure attitude, mais le diable n’y perd rien.


Ami aussi peu sensible qu’il avait été amant peu fidèle, c’était là tout ce que Gibbon trouvait à dire sur le compte d’amis qui lui avaient fait accueil au temps de leur prospérité. Cependant il renouvelait assez fréquemment ces visites, et un commerce plus intime devait l’amener à rendre meilleure justice à M. Necker :


Je me suis formé de M. Necker une opinion beaucoup plus favorable qu’autrefois. Dans l’intimité, il se départ de sa réserve et de sa mélancolie. J’ai été à même de mieux, juger de son esprit, et tout ce que j’en ai vu est honnête et droit, il a été surpris par l’ouragan, il s’est trompé de route dans le brouillard, mais je me demande si, dans une situation aussi périlleuse, aucun homme aurait pu mieux faire.


Mais de Mme Necker elle-même il n’est plus jamais question dans les lettres de Gibbon, et la ténacité de ces illusions que les femmes sont sujettes à conserver sur les hommes qui les ont aimées (leur eussent-ils été infidèles), put seule lui dissimuler que ce n’était pas là l’ami dont son cœur avait besoin. Sauf les quelques visites de Gibbon, la vie qu’on menait à Coppet était singulièrement solitaire. Le flot des émigrans, chaque jour plus nombreux, passait cependant bien près d’eux. Les uns traversaient Genève, pour de là gagner Turin et la petite cour du comte d’Artois ; les autres s’établissaient à Lausanne ou sur la côte du pays de Vaud, pour y attendre la fin de ce qu’ils appelaient la giboulée. Là, tout entiers à leurs espérances, à leurs chimères, à leurs ressentimens, ils menaient cette vie d’héroïsme et de frivolité dont le récit excite à la fois l’impatience et l’admiration. Mais ils avaient frappé Coppet d’interdit, et celui d’entre eux qui aurait rendu visite à l’ancien ministre de Louis XVI aurait été considéré comme un traître à son roi et à sa cause. « Il n’y a pas un Français, écrivait Gibbon à lord Sheffield, qui voudrait mettre le pied chez M. Necker. » Leur solitude demeura donc absolue jusqu’au moment où Mme de Staël, chassée de France par les événemens, vient définitivement s’établir auprès d’eux.

Mme de Staël avait fait à ses parens une première visite, peu de temps après leur arrivée, au mois d’octobre 1790. Elle ne se plut guère à Coppet, mais dans sa pensée le séjour qu’y faisaient ses parens ne devait être que momentané ; elle se berçait encore d’illusions que l’avenir ne devait pas tarder à démentir, et caressait l’espoir de ramener bientôt son père à Paris. Aussi écrivait-elle à son mari en lui dépeignant la vie qu’ils menaient à Coppet :


Nous possédons dans ce château l’aimable Formier[2] et M. Gibbon, l’auteur de l’Histoire du bas-empire, l’ancien amoureux de ma mère, celui qui vouloit l’épouser. Quand je le vois, je me demande si je serois née de son union avec ma mère ; je me réponds que non et qu’il suffisait de mon père seul pour que je vinsse au monde. Mon Dieu ! que j’ai besoin qu’il revienne à Paris, mon père ! L’air de ce pays-ci ne lui convient pas. Il est, en effet, très contraire aux dents, et depuis quatre jours une énorme fluxion le retient dans sa chambre ; il est mélancolique, mais bon et sensible comme je l’ai toujours trouvé. Je me surprends souvent les yeux baignés de larmes en contemplant ce majestueux exemple des vicissitudes humaines, de l’amour et de l’ingratitude d’une grande nation ; mais je tâche de lui cacher un sentiment qui pourroit l’affaiblir. Il m’appeloit ce matin : Roger Bontemps, et je le laissois dire. Je suis bien loin cependant d’être gaie de la gaieté du bonheur, et jamais peut-être je ne me suis sentie aussi profondément mélancolique. Ce pays-ci ne me plaît pas du tout ; quoique je réussisse assez parmi les Genevois, j’ai besoin de me commander de chercher à plaire ; tu conviendras que ce n’est là mon état naturel. J’ai fort envie de revenir à Paris et surtout de m’assurer que mon père y retournera. Adieu, mon cher ami.


Cependant les événemens se précipitaient en France et paraissaient marcher de plus en plus rapidement vers une solution fatale. Plus les circonstances s’aggravaient et plus aussi le séjour de Coppet devenait pénible à Mme de Staël. Cette tranquillité factice faisait un contraste trop fort avec les troubles du dehors et avec les agitations de sa propre pensée, « On vit ici, écrivait-elle, dans un silence, dans une paix infernale ; on frémit, on se meurt dans ce néant. » Aussi bientôt n’y pouvait-elle plus tenir et elle retournait à Paris auprès de son mari, qui continuait à y représenter le cabinet de Stockholm. M. de Staël commençait cependant à sentir sa situation singulièrement ébranlée. Gustave III, qui s’était mis à la tête du mouvement contre-révolutionnaire en Europe, ne pouvait pardonner à son ambassadeur l’enthousiasme dont il n’avait pu se défendre pour les premiers actes de la constituante et peut-être aussi la fermeté avec laquelle, dans ses dépêches, il continuait à déclarer chimériques tous les projets de la contre-révolution en France. Bientôt ce refroidissement se changeait en une disgrâce ouverte, et M. de Staël informait son beau-père qu’en dépit du fameux engagement pris par Gustave III dans le contrat de mariage de Mlle Necker, ses fonctions d’ambassadeur de Suède à Paris venaient de lui être retirées[3] :


Paris, ce 16 janvier 1792.

J’ai eu, monsieur, pendant quelques momens, l’espérance de voir disparaître les dangers qui me faisoient craindre de perdre ma place ; mais j’ai été, comme vous le savez déjà, trompé dans mon attente. Tous mes efforts étant restés infructueux, il a bien fallu succomber, puisque la combinaison des choses rendoit ma chute nécessaire. Le roi ne m’a point parlé des dédommagemens qu’il juge convenables de me donner et encore moins des marques de satisfaction que j’ai peut-être mérité : pas un mot, ni pour ma pension, ni pour payer le loyer de ma maison, ni pour aucune justification. Mes amis me disent que tout s’arrangera si j’ai de la patience, et surtout si je ne donne aucune marque de mécontentement. J’ai suivi leurs conseils, mais je crois en même temps que ma présence en Suède devient de la plus urgente nécessité, car, selon la marche ordinaire de ce monde, les amis ont moins d’activité que n’en ont ceux qui s’occupent à nuire.


M. de Staël continuait en insistant sur les raisons qui rendaient nécessaire son départ pour la Suède, et il terminait en disant :


Vous avez eu la bonté de me dire, monsieur, dans votre dernière lettre, que je trouverois un asile près de vous. J’ai été touché jusqu’au fond de mon cœur de tout ce que cette offre renfermoit de sensible pour moi. J’ose vous assurer avec vérité que je préférerais à tout ce que le monde présente de plus séduisant de passer ma vie près du grand homme dont j’admire et aime également le génie et la vertu. Je n’aurois d’autre regret que de sentir à chaque instant que je ne pourrais rien faire pour son bonheur, tandis qu’il feroit tout pour le mien.


Cet asile que M. Necker offrait à son gendre, il aurait désiré également que sa fille en profitât. Mais Mme de Staël ne pouvait encore prendre son parti de quitter Paris. Il en coûtait trop à son amour passionné pour la France de paraître en ce moment suprême se désintéresser de ses destinées, à sa fierté de suivre l’exemple de ces fugitifs de la première heure, contre lesquels elle s’était élevée si fort, à son courage d’abandonner des amis auxquels elle pouvait encore être utile en leur offrant un asile sous le toit de l’ambassade de Suède, et en leur procurant des passeports qu’elle sollicitait pour eux comme pour des compatriotes de son mari. C’est à son séjour obstiné dans Paris que nous devons ces belles pages des Considérations sur la révolution française, où elle décrit si éloquemment la marche de la révolution et où, revenue des illusions de sa jeunesse sans en avoir abjuré les opinions généreuses, elle fait à chacun la part si équitable. Le spectacle auquel elle assistait avait singulièrement changé ses sentimens, et à l’irritation qu’elle ressentait autrefois contre les aristocrates, lorsqu’ils refusaient de prêter l’oreille aux argumens de M. Necker, avait succédé une indignation virulente contre ces jacobins fanatiques qui étendaient sur la France le réseau de leur tyrannie. Le ressentiment qu’elle avait éprouvé contre la famille royale à la suite du premier exil, puis de l’abandon de son père, avait fait place à une compassion profonde pour les affronts qu’une assemblée sans grandeur et sans courage faisait endurer au roi, et pour les mesquines humiliations de la captivité où, depuis la fuite de Varennes, toute la famille royale était tenue. Cette compassion ne s’exhalait pas en lamentations stériles. Un jour, Mme de Staël fit venir Malouet et lui soumit un plan qu’elle avait formé pour l’évasion du roi et de la reine. Elle voulait acheter une terre qui était à vendre près de Dieppe. Elle s’y rendrait deux fois, emmenant à chaque fois avec elle, outre son fils qui avait l’âge du dauphin, un homme qui aurait à peu près la taille du roi, et deux femmes, dont l’une à peu près semblable à Marie-Antoinette, l’autre à Mme Elisabeth. Au troisième voyage, elle aurait laissé son fils à Paris et emmené toute la famille royale. Mais la reine refusa d’entrer dans ce projet. L’excès du malheur avait jeté comme un voile devant ses yeux, et, à travers ce voile, elle ne savait plus distinguer entre ses véritables ennemis, acharnés à sa perte, et ceux qui avaient pu, au début de la révolution, blâmer la politique de la cour, mais qui avaient horreur des crimes qui se préparaient. Quelques jours après survenaient les événemens du 20 juin, puis ceux du 10 août. Mme de Staël demeura à Paris jusqu’au 1er  septembre, moins occupée de se mettre en sûreté que de sauver ses amis, dont plusieurs, entre autres MM.  de Lally et de Jaucourt, lui durent la vie. Elle quitta enfin Paris le jour où commençaient les massacres, et arriva à Coppet au commencement de septembre 1792.

Si les quelques semaines de son premier séjour à Coppet avaient été déjà singulièrement pénibles à Mme de Staël, que fut-ce de cette vie nouvelle, dont la paisible uniformité contrastait si fort avec les émotions et les dangers auxquels elle échappait. Il n’y a point pour les natures actives et généreuses d’épreuve plus difficile à supporter que celle d’une inaction et d’une sécurité factices au milieu des périls publics. Ce petit coin du pays de Vaud devait jouir quelques années encore, entre la France livrée à l’anarchie, la Savoie et le territoire de Genève, bientôt envahis par les armées révolutionnaires, d’une tranquillité qui en faisait un port de refuge singulièrement envié. Mais c’était cette tranquillité même qui pesait à Mme de Staël et qui lui arrachait des cris d’un ennui éloquent. Parfois, au milieu de cette oasis silencieuse, elle regrettait Paris, où l’échafaud se dressait déjà en permanence et elle était tentée d’y retourner, entraînée par le plus noble des mobiles, celui de rendre service aux amis qu’elle y avait laissés.


J’ai toute la Suisse, écrivait-elle à son mari, dans une magnifique horreur. Quelquefois je pense que, si l’on étoit à Paris avec un titre qu’ils fussent obligés de respecter, on pourroit rendre service à un grand nombre d’individus, et cet espoir me feroit tout braver. Je vois avec un peu de peine que ce qui me convient le moins au monde, c’est la vie champêtre et paisible dont je me trouve affublée. J’ai renvoyé mes chevaux par économie et parce que je sens un peu moins ma solitude quand je ne vois personne… Quel horrible fléau que la démocratie à la française !


Cependant les événemens suivaient en France leur cours sanglant, et l’affreux spectacle auquel elle assistait de loin ébranlait par momens chez Mme de Staël les sentimens qui semblaient avoir poussé les plus profondes racines en son cœur : son amour pour la France, et sa foi dans le triomphe du bien par la liberté. C’est dans un de ces momens de trouble qu’elle écrivait à son mari, qui était toujours à Stockholm :


Voilà une grande nouvelle, c’est la prise de Toulon[4]. Tu as le plaisir de l’avoir prévue, mais n’es-tu pas cependant confondu de cet accord constant de succès et de crimes, et ce spectacle ne te plonge-t-il pas dans un scepticisme douloureux sur tous les sentimens, les idées et les calculs ? Veux-tu que je te dise à quel résultat me conduisent ces événemens ? A avoir de l’argent en Amérique le plus que nous pourrons et affranchir notre situation. Liberté, fortune et amitié, voilà tout ce qu’il faut sauver. Un beau climat, de la musique, une douce réunion, voilà les seuls liens dont la France n’a pas désenchanté. Il ne reste plus même dans les autres pays ni rang, ni gloire, ni dignité : ce gouffre a tout englouti. Cependant cette prise de Toulon pourra renverser M. Pitt, l’Angleterre m’en plaira mieux. Je suis bien impatiente aussi de ce que tu me diras de Copenhague. Nous pourrions nous y arranger, mais le parti pour lequel j’ai l’éloignement le plus décidé, c’est de te voir jouer un rôle en Suède. C’est quelque chose de pareil au sort de mon père que tu te préparerais. S’opposer aux progrès des lumières, c’est se perdre ; s’y prêter, c’est mettre son nom à la tête d’une histoire de sang et de malheur. Si tu me permets d’avoir un avis, c’est sur cette chance de destinée qu’il est le plus fortement prononcé.


S’il y avait certains jours où le courage manquait à Mme de Staël et où la désespérance semblait la gagner, rien ne parvenait à abattre l’intérêt qu’elle portait à ses amis de France et l’énergie avec laquelle elle s’efforçait de venir à leur secours. À peine arrivée à Coppet, elle s’était ingéniée à trouver un nouveau moyen de leur être utile. Laissons-la, dans une lettre, exposer elle-même en quoi consistait ce moyen auquel plus d’un Français a dû la vie :


Tout le secret de cette entreprise suisse est fort simple. On choisit une femme dont le signalement est pareil, elle prend un passeport pour aller et revenir de Paris pour une affaire de commerce ; la femme Suisse va à Paris, fait viser son passeport en entrant à la frontière, va à sa section et à la commune de Paris faire apposer des visa pour repartir et cède son passeport, son extrait de baptistaire, ses lettres de bourgeoisie, tous ses papiers qui l’attestent Suisse, à la dame qu’on veut sauver. En passant par une autre route, rien ne peut faire qu’on suit arrêté ; il n’y a pas eu encore d’exemple d’un tel malheur, mais dans ce cas même, j’ai promesse d’un excellent homme, qui commande le cordon de la frontière suisse, de réclamer comme Suisse, et telle est la singulière coquetterie des François pour les Suisses qu’ils ont relâché et renvoyé, sur la demande d’une simple commune, un homme qui avoit un passeport suisse si mal arrangé qu’il étoit impossible de n’être pas sûr qu’il étoit François.

Ce moyen peut s’épuiser si on ne l’employoit que dans un an ; mais, soit qu’ils l’ignorent, soit qu’ils soient bien aises qu’on se déporte soi-même, il n’y a pas un mot de dit nulle part qui puisse inquietter. Je l’ai inventé la première fois pour Matthieu et François[5]. Ce secret très simple, depuis les Lyonnais s’en sont servis et il n’a jamais manqué. Il est impossible de vous prouver que vous n’êtes pas Suisse, surtout quand vous avez un compagnon vraiment suisse qui vous protégé. La femme suisse envoyée cache dans sa poche ou se fait envoyer sûrement un passeport non visé sur lequel elle contrefait comme elle peut les visa de la frontière, retourne à la commune après le départ de la dame et n’est pas reconnue en changeant de costume et présentant un autre nom suisse. Véritablement elle ne craint rien, ou du moins court un risque pour de l’argent comme la moitié du monde. Un homme est moins cher à sauver parce qu’on n’envoyé qu’un homme et que pour une femme il faut l’homme et la femme.


La lettre dont on vient de lire un fragment était adressée à la princesse d’Hénin, que nous allons voir jouer un rôle assez actif dans la généreuse entreprise de Mme de Staël. La princesse d’Hénin appartenait au petit groupe de ces femmes qui, dans des temps moins agités, s’étaient éprises d’un bel enthousiasmé pour. M. Necker et pour ses réformes. Elle était née de Mauconseil, fille d’un ancien page de Louis XIV et d’une mère dont la beauté avait été distinguée par Louis XV. Elle avait épousé ce prince d’Hénin qu’on appelait, à cause de sa petite taille, « le nain des princes » et qui avait voué à la célèbre comédienne Sophie Arnould une fidélité si singulièrement placée.


Notre tante d’Hénin, dit la vicomtesse de Noailles dans une notice consacrée par elle à sa grand’mère la princesse de Poix[6], avait été belle, à la mode, et, je pense, un peu coquette. Fille unique, très jolie, riche et passablement enfant gâtée, elle resta toute sa vie volontaire, impétueuse, irascible, mais avec tout cela si bonne, si généreuse, si dévouée à ses amis et aux nobles sentimens, et puis si spirituelle, et par suite de son extrême naturel, si parfaitement originale qu’elle excitait constamment l’affection, l’admiration et en même temps la gaîté. Sa réputation fut attaquée en deux occasions, d’abord au sujet du chevalier de Coigny et ensuite du marquis de Lally-Tollendal. La première de ces médisances fut à peine fondée ; la seconde devint respectable, car il s’ensuivit une amitié dévouée qui dura jusqu’à la mort de ma tante, devenue fort pieuse, plusieurs années avant la fin.


Bien que M. de Lally-Tollendal eût sans doute fait passer dans l’âme de son amie quelque chose de la chaleur communicative de son enthousiasme et qu’elle eût applaudi, comme Mme de Staël, aux premiers épisodes de la révolution, cependant la princesse d’Hénin n’avait pas tardé à s’effrayer du train dont marchaient les choses et elle avait été une des premières à se réfugier en Angleterre. C’était de là qu’elle allait concerter ses efforts avec ceux de Mme de Staël pour faire parvenir à ceux de leurs amis qui n’avaient pu encore s’échapper de France, espoir, secours et moyens de délivrance. Grand était assurément le nombre de ceux auxquels pouvait s’adresser leur sollicitude, mais, parmi ces prisonniers, la princesse d’Hénin et Mme de Staël comptaient une amie qui leur était particulièrement chère, c’était la princesse de Poix. La princesse était fille d’un premier mariage du maréchal de Beauvau avec une Bouillon, et belle-fille par conséquent de cette maréchale de Beauvau qui fut pour les Necker une amie si fidèle. Par un de ces arrangemens de famille qui étaient si fréquens dans l’ancienne société, elle avait, à l’âge de dix-sept ans, jolie, pleine de vivacité et d’esprit, épousé le prince de Poix, fils aîné du maréchal duc de Mouchy, âgé de quinze ans seulement, et si petit pour son âge qu’il fallut, le jour de ses noces, l’asseoir sur une grande chaise pour qu’il fût au niveau de sa femme.


J’ai ouï dire, ajoute la vicomtesse de Noailles dans la notice dont je viens de parler, qu’il étoit impossible à cette époque d’être plus charmante que ne l’étoit ma grand’mère. Son nez étoit aquilin, mais délicat ; ses yeux noirs et très couverts ; mais ce qui étoit sans égal, c’étoit sa bouche ; la bonté, l’intelligence, la fierté, et par-dessus tout un sens exquis du goût s’y manifestaient avec autant de force que de grâce. Son col et sa gorge étoient superbes ; enfin, malgré les imperfections de sa taille (la princesse de Poix étoit boiteuse depuis sa naissance), toute sa personne, quoique irrégulière, étoit noble et même gracieuse. Il y avoit de l’originalité dans ses gestes comme dans ses expressions ; maladroite en toute chose, cette gaucherie lui seyoit, mais ce qui dominoit et illuminoit pour ainsi dire tous ces agrémens, c’étoit une nature élevée, généreuse, grande, si j’ose le dire, qu’on sentoit à tout moment au travers de sa gaîté même, et qui inspiroit à tout le monde l’attrait, l’admiration et la confiance.


C’était cette aimable personne qu’il s’agissait de sauver en dépit de l’étroite surveillance exercée aux portes de Paris comme à la frontière sur les démarches des aristocrates et, ce qui était plus difficile encore, en dépit d’elle-même. En effet, soit courage, soit insouciance, soit qu’elle s’exagérât les obstacles que son infirmité aggravée par un état de maladie constant opposait à toute tentative d’évasion, la princesse de Poix demeurait sourde aux sollicitations que ses amis lui faisaient parvenir d’Angleterre ou de Suisse. Elle s’obstinait à demeurer à Paris, où elle était prisonnière dans l’hôtel de Beauvau, sans être gardée à vue, et où elle se trouvait singulièrement solitaire. Son mari avait émigré ainsi que son fils aîné, le comte Charles de Noailles. Son père, le maréchal de Beauvau, était mort en 1793 ; sa belle-mère, la maréchale, était réfugiée dans sa terre du Val, près de Saint-Germain. Le père et la mère de son mari, le duc et la duchesse de Mouchy, avaient été jetés dans les prisons de la terreur, d’où ils ne devaient sortir que pour monter sur l’échafaud. La princesse de Poix vivait donc seule avec un enfant de quatorze ans, perdue au fond de ce grand hôtel de Beauvau[7], qui avait été autrefois témoin de réunions si brillantes. C’était de cette situation périlleuse qu’il s’agissait de la tirer et quelques lettres de Mme de Staël à la princesse d’Hénin vont nous montrer quelle ardeur elle apportait dans cette entreprise.


Lausanne, ce 8 juin (1794).

Je n’ai pu, malgré vos conseils, m’empêcher de faire dire à l’amie infirme mon opinion sur la facilité de sortir pour elle et pour son fils ; elle ne veut pas. Jusqu’au retour du voyageur, je ne saurai rien de plus, je la crois dans une maison de santé. Ah ! si elle m’en avoit cru il y a quatre mois ! — Je ne suis pas imprudente dans des intérêts pareils ; toute ma pensée est tournée vers elle, c’est mon premier sentiment en France et en Suisse, et ce que je proposois étoit sûr, à part cependant les difficultés de l’arrestation qui n’existoient pas il y a quatre mois ; Sa femme de chambre la sert ; vous aurez des détails dans quinze jours ou trois semaines :

Quant à la jeune amie, je la savois aux Anglaises, et cependant on me donne de l’espoir. — Je n’y comprends rien et j’en prends peu. Au moins, le 21 de may elles étoient bien, autant que le style de la poste qui porte sur des objets à mille lieues du vrai peut le faire entendre. Ne vous inquiétez pas de cette malheureuse tentative ; il n’y avoit pas une chance d’inconvénient, et tel étoit mon effroi après le sort des malheureuses duchesses[8] que j’aurois donné tout ce dont je dispose sur la terre pour la décider à croire à des moyens qui n’ont encore manqué pour personne, quoique malheureusement ils s’emploient beaucoup aujourd’hui et deviennent ainsi plus chers. Pour les intérêts de Malouet, dites-lui que l’homme n’est pas encore revenu ; il doit me répondre à de simples questions, attendant sa décision sur une longue lettre de moi. Voilà aussi un mot pour Charles de Noailles. J’ai perdu son adresse, vous lui direz ce qui l’intéresse d’ailleurs.


L’amie infirme dont il est question dans cette lettre, c’est, il est a peine besoin de le dire, la princesse de Poix. Les intérêts de Malouet, ce sont sa femme et sa fille, qui étaient demeurées à Verberie, chez Chabanon de Maugris, le frère de l’académicien Chabanon. Quant à la jeune amie détenue aux Anglaises (le couvent des Augustines anglaises transformé en prison), c’était Mme de Simiane, amie intime de la princesse de Poix et de Mme de Staël. Mme de Simiane est encore une de ces femmes de l’ancienne société qu’on voudrait avoir connues, tant elles ont laissé dans la mémoire de leurs contemporains un souvenir de grâce et de séduction.

Mme de Simiane avoit été, dit la vicomtesse de Noailles, la plus jolie personne de son temps. Je n’ai jamais entendu parler des succès de sa figure à ceux qui en avoient été témoins sans une sorte d’enthousiasme. Quelqu’un disoit qu’il étoit impossible de la recevoir sans lui donner une fête. Lorsque je l’ai vue, elle n’étoit plus jeune et moi j’étois enfant ; cependant j’ai compris son effet. C’est tout simple ; elle avoit été la plus jolie des femmes, elle en étoit aussi la meilleure, et, jusqu’à son dernier jour, sa bonté solide, assaisonnée d’une envie de plaire constante, a produit autour d’elle une sorte d’effet magique.

Mme de Simiane avait fait partie, avant la révolution, de la petite société qui se réunissait à l’ambassade de Suède, et nous allons voir Mme de Staël, dans la suite de sa correspondance avec la princesse d’Hénin, partager sa sollicitude entre elle et la princesse de Poix.


Lausanne, ce 17 juin.

Je vous envoye une lettre toute entière qui contient beaucoup de détails qui ne vous regardent pas, mais je veux que vous voyez les propres paroles. Celui qui l’écrit et a trouvé le moyen de me la faire parvenir sûrement, c’est un jeune homme de ce pays-ci qui ne veut pas recevoir un sol en argent et s’est seulement pris d’un beau sentiment pour moi. Mme de Simiane l’a donné à Mme de Poix, et depuis ce moment, c’est-à-dire depuis six semaines, il la voit de tems en tems, et c’est le seul homme dont elle se sert pour avoir des nouvelles. Il n’est pas soupçonné, ce jeune homme ; mais son courage me fait trembler. C’étoit l’ami de Mme de Simiane avant que je le visse ; je l’ai reçu d’elle, mais je ne lui écris que pour le rendre prudent. Vous voyez que dans le commencement de sa lettre il me dit pusillanime.

Je continue mes notes sur cette lettre. Stomberg, c’est François de Jaucourt, avec qui il est personnellement lié ; les conducteurs qu’il nomme sont, en effet, des hommes sûrs, par qui l’on peut communiquer, mais comme ils sont François, je ne m’en suis jamais servie. Le libraire, c’est l’homme envoyé pour Mme de Noailles ; je ne lui avois pas donné l’adresse de mon Suisse, parce que je ne voulois pas qu’il parlât à Mme de Poix ; elle a voulu le voir. Je n’ai pas besoin de vous dire qui est la noble et généreuse amie. Ce qui me fait le plus de peine, c’est que de bouche elle m’a fait dire que ses femmes de chambre étoient jacobines, ce qui mettoit encore un obstacle au seul projet raisonnable, le départ. Ah ! croyez-moi, c’est avec désespoir que je renonce à ce projet, oui, avec désespoir. On peut encore prendre la poste à quelque distance de Paris où des chevaux envoyés de Suisse vous ramenneroient. Rien n’est facile comme de sortir, et rester… ah ! Dieu !

Juste (le second fils de la princesse de Poix) est, comme vous voyez, à la campagne avec Mme de Beauvau. À l’âge de la réquisition, on veut qu’il serve et déserte, c’est la seule manière d’émigrer qui ne compromette pas ses parens. Le vieux de Lutry, c’est un homme envoyé pour questionner sur la famille de Malouet. Le fichu, c’est une manière sûre d’écrire, et vous voyez que j’attends des explications sur cette énigme : Vous ne me reverrez qu’avec elle.

Je suis mortellement inquiette pour la jeune amie (Mme de Simiane). Il faudroit bien qu’un de ses frères vînt ici avec de l’argent et envoyât un homme qui essayât pour elle ce qu’on tente pour Mme de Noailles. Mme de Poix m’a fait demander verbalement un passe-port pour elle (Mme de Simiane), avec son signalement ; mais Dieu sait s’il servira. Je ne sais pas comment les parens ne sont pas tous en Suisse ; c’est là seulement qu’il y a une chance d’être utile.

Que Charles de Noailles vous montre sa lettre (et vous lui extrairez de ceci ce qui intéresse sa mère). À la Bourbe, Mme de Simiane étoit dans une simple maison d’arrêt ; elle a passé dans une prison, c’est très inquiettant. Mme de Poix m’a fait dire aussi que Mme de Simiane craindroit en s’en allant de compromettre l’abbé de Damas (son frère). Ah ! mon Dieu ! que de vertus — et quel désespoir ! — Je ne croyois pas tant aimer Mme de Poix ; c’est à présent mon unique pensée. — Ces personnes que j’ai envoyées, c’est un homme pour la petite Narbonne, un pour Malouet, un pour Mme de Noailles. Je ne voulois pas qu’ils se concertassent avec mon pauvre Suisse qui m’écrit cette lettre. Celui-là a de l’âme, comme vous voyez, et de l’esprit. Je ne lui ai dit qu’une chose : Restez pour sauver Mme de Poix et comptez sur tout ce dont je dispose si vous y réussissez dans une époque quelconque. Vous voyez cependant tous les soins qu’il a pris pour la petite de Narbonne, et jugez par ce récit du détail des persécutions.

À présent, Verberie et la belle-sœur de votre ami, c’est Mme de Behotte, l’intérêt de Malouet, et l’ami de Berne, c’est Mallet du Pan, qui lui avoit parlé de cette famille. Mon envoyé rapportera, comme vous voyez, le résultat du voyage à Montereau ; dès que je le saurai, Malouet peut compter que j’agirai.

Voilà des détails sur la sœur de François, Mme du Cayla, qui est arrêtée à Melun, qui ne doivent point effrayer Malouet. François, quoique très bon et très spirituel, ne sait rien arranger et n’aime pas cependant que personne se mêle de ses affaires. En conséquence, il a tatillonné toute cette entreprise à lui tout seul et a adressé son envoyé à son ami, auteur de cette lettre, sans que j’en susse rien.

Dites aussi à Malouet que, si Mme de Behotte veut venir, la femme suisse n’ira que jusqu’à Montereau et fera voir son passeport, ce qui évitera toutes les difficultés de changement de diligence dont parle mon pauvre ami, qui est aussi l’ami de François ; car jamais je ne l’aurois chargé d’aucune autre affaire que de celle de Mme de Poix si je disposois uniquement de lui ou si je pouvois arrêter son zèle.

Faites-vous montrer par Charles de Noailles la lettre que je lui écris. On pourroit se servir pour Mme de Simiane du moyen dont on opère pour M"’de Noailles, mais il faut des parens et beaucoup d’argent pour cela.

Je ne crois pas vous fatiguer par la longueur de ces détails. Vous en avez sûrement besoin. Je saurai, je crois, exactement, des nouvelles de Mme de Poix par ce bon Suisse, qui mande à une marchande de modes ici que sa cousine se porte bien, ce qui me suffit, et arrive. — Je lui enverrai un col écrit en blanc une seule fois, en faisant passer les passeports demandés, pour lui demander une prudence excessive et adjurer son sentiment pour moi de n’avoir qu’une affaire, les intérêts et les ordres de Mme de Poix ; il y aura un passeport pour elle à Paris. Vous entendez que ce ne sera pas chez elle, et sous un nom suisse ; il servira à la décider dans un moment, s’il y avoit un danger nouveau. Après, il faut envelopper sa tête dans un manteau et souffrir sans remuer.

J’ai sauté une page par étourderie. Vous sentez qu’il ne faut parler qu’à des amis intimes de ces moyens par la Suisse. Je voudrois, ce qui est vilain à dire, que nos amis seuls les sussent. Ils sont du moins instruits à Paris qu’ils peuvent sortir de France, dès qu’ils seront libres, à l’instant où ils le voudront. — La vicomtesse de Laval, qui est arrêtée en province comme Mme de Poix à Paris, viendra avec l’homme que j’ai donné à son fils. — J’ai pris depuis que je ne vous ai vu une grande connoissance des gens du peuple. Ma société habituelle, ce sont des hommes qui font le commerce de la vie. Vous vous ferez aisément l’idée de l’agitation d’une telle conversation. J’ai un Genevois très habile tout prêt pour Malouet. — Comme de raison, vous instruirez de ma part Mme de Poix, n’est-ce pas, ma chère princesse ?


Lausanne, 2 juillet.

Voilà encore, ma chère princesse, des fragmens de lettres qui m’intéressent comme vous jusques au fond du cœur. L’arrivée de mon jeune ami suisse me paroît un événement heureux. Il faut sauver notre amie. Elle m’a fait dire par la femme envoyée pour la jeune Nathalie (la comtesse Charles de Noailles) qu’elle me demandoit un passeport pour Juste et que, si une seule de ses amies s’échappoit, elle viendroit. Il est clair par cette lettre-ci qu’elle est ébranlée. Ah ! mon Dieu, qu’elle vienne et que la France s’écroule ; j’ai fait ce traité avec le malheur, je ne lui demande plus qu’elle ; mais que de temps, que de précautions avant de réussir ! Si elle veut, je réponds du succès, mais elle se flattera ! mais elle se dévouera !

J’ai usé du crédit de Charles pour le passe-port de Mme de la Borde et de Juste ; s’il le faut aussi, je prendrai de l’argent pour notre amie, — mais tout le mien est là pour elle. — Comme j’écris à Charles par la Flandre, je ne lui développe pas suffisamment que je m’occupe sans relâche de sauver sa femme. Je saurai par mon jeune ami ce qu’on peut à Paris à cet égard et je lui donnerai une lettre de crédit. Il y a déjà un négociant suisse qui a des moyens et s’est consacré à cette affaire ; depuis qu’on peut voyager en poste, il y a plus d’espoir. — Son passeport visé de la commune de Paris est déposé dans un lieu sûr et j’en ai envoyé un autre pour Mme de la Borde afin qu’elles ne fussent pas arrêtées l’une par l’autre. L’ensemble de tous ces frais s’est monté à 160 louis en y comprenant le premier voyage fait il y a quatre mois pour Nathalie. Ce commerce d’humanité a fort renchéri depuis quelque temps. — L’homme envoyé par Malouet est aussi revenu. Voici la réponse. — Je ne crois pas qu’il faille en montrer les paroles à Malouet à qui j’écris en vague sur Mme de Behotte. Tout étoit prêt pour elle, il faut recommencer pour sa femme et son fils. Si rien de nouveau n’arrive dans dix jours, les passeports seront revenus de Baden où est Barthelemi.

Il en coûte 20 livres pour la moitié des frais de la course de l’homme, Je me suis chargée du reste parce qu’il a apporté cette lettre de mon jeune Suisse et 5 livres pour les passeports. Vous ferez venir Charles et Malouet chez vous, n’est-ce pas ? Quand mon jeune Suisse sera arrivé et reparti, je saurai tout ce qu’il est possible d’espérer pour Mme de la Borde et sa fille, — mais notre amie ! J’envoye des passe-ports pour Mme de Beauvau, Mme de Simiane et l’abbé de Damas. Quand elle leur saura des moyens d’échapper, résistera-t-elle à mes instances ? Un si grand bonheur n’est pas fait pour nous, mais au moins, il n’y a qu’un homme dans le secret, et la prudence qui exige bien du temps répond de ne pas compromettre. Adieu, ma chère princesse ; vous êtes bien sûre de mon exactitude à vous écrire.


Lausanne, 29 juillet.

Que de peines vous aurez encore éprouvées, ma chère princesse, depuis votre dernière lettre ! le prince d’Hénin, Mme de Biron… et la terreur qui s’augmente à tous les instans davantage ! Depuis le 11 juillet, je n’ai pas de nouvelles de ce que nous aimons. J’ai mandé à Charles que son amie était transférée à la Conciergerie, et que j’avois envoyé sur-le-champ une lettre de crédit de 40,000 livres et l’ordre de tout tenter pour gagner le geôlier et de lui promettre hors de France un sort indépendant. Dans l’intervalle de ce messager, dont je n’ai pas encore de nouvelles, un négociant suisse, qui n’est pas l’ami dont vous avez les lettres, mais un homme payé, que j’ai uniquement consacré à l’amie de Charles, me mande qu’il a l’espoir de la sauver dans trois semaines. J’ose si peu me livrer à cette lettre que je ne l’écris pas directement à Charles. Je n’ai point non plus de nouvelles du messager pour la jeune amie, mais j’ai recommandé de ne point écrire sans nécessité, et dans cette lettre du 11 juillet, qui annonçait la transfération de l’amie de Charles, et le désespoir qu’en ressentoit notre amie, on me demandoit avec la même instance ce que j’ai envoyé, et l’on paroissoit concevoir les mêmes espérances. J’attends chaque jour, ou la mort, ou la vie, car j’ai envoyé pour notre amie tout ce qu’on demandoit : une boiteuse est partie, un jeune homme pour le fils et des moyens pour la grand’mère. J’ai rappelé ce mot : Sauvez mon amie et je vous suis partout. Enfin, avec l’ardeur d’une personne qui se croit sûre de la proscription de tous les individus arrêtés en France, j’ai supplié d’acquiescer à ma dernière prière et à mes meilleurs moyens. J’attends à présent, il n’y a plus rien à tenter, il faut s’envelopper dans son manteau et recevoir le ciel ou l’enfer, de la Providence ou des bourreaux.

L’agent de la jeune amie en Suisse ne vaut rien à mon avis, — point d’activité, point de sentiment. Mme de Tott, à laquelle on se confie, est encore plus incapable, à ce que je crois, d’un attachement vrai et indépendant du calcul ; mais tous ces inconvéniens sont nuls dans la circonstance actuelle. Je crois le sort de la jeune amie décidé à présent. Si on l’a tirée de prison, elle sera ici, sans aucun doute, avant huit jours, et notre amie l’aura suivie, car il est impossible qu’elle ne sente pas l’impossibilité de rester après s’être mêlée de l’évasion de la jeune. Je rêve, en vérité, je rêve ; tant de bonheur n’est pas dans l’ordre naturel. La princesse de Broglie s’est sauvée d’une maison d’arrêt de Vesoul et est arrivée ici à notre manière ; c’est Théodore qui l’a servie.


On me pardonnera d’avoir cité ces trois lettres, en dépit de leur longueur et de leur désordre ; car si l’on en peut trouver littérairement de plus belles, il n’y en a point qui puissent faire plus d’honneur à Mme de Staël. On voit que son activité et sa sollicitude ne s’arrêtaient pas à ses deux amies, la princesse de Poix et Mme de Simiane, et que, de proche en proche, elle avait fini par s’étendre à tous ceux qui leur appartenaient, à la belle-mère de la princesse de Poix, la maréchale de Beauvau, à sa belle-fille, la comtesse Charles de Noailles (Nathalie de Laborde), au frère de Mme de Simiane, l’abbé de Damas, à toute la famille de Malouet, et même à des personnes qui n’étaient pour elle que de lointaines relations, telles que Mme de Laborde, la femme du banquier si connu de la cour, et la vicomtesse de Laval. Elle mettait à leur service son ardeur ingénieuse, ses relations et, ce qui n’était pas un mince service dans un temps où l’argent faisait défaut à chacun, sa fortune. Cependant les biens de M. Necker avaient été confisqués comme biens d’émigrés ; une somme de 2 millions, laissée par lui au trésor, avait été déclarée acquise à la nation, et sur la porte du parc de Saint-Ouen s’étalait une pancarte avec ces mots : Bien national à vendre. Ce qui avait valu à M. Necker cette double injustice (car, n’ayant jamais renoncé à sa qualité de citoyen suisse, il ne pouvait être traité d’émigré), c’était le Mémoire qu’il avait publié pour la défense du roi. Lorsque la nouvelle de l’incarcération de Louis XVI au Temple était parvenue à Coppet, M. Necker avait pensé qu’il appartenait à son ancien ministre, à celui qui avait été le témoin et le collaborateur de ses efforts consciencieux, d’élever la voix et de rendre témoignage en sa faveur. Le plaidoyer de M. Necker, qui contient de beaux passages, eut un assez grand retentissement, surtout à l’étranger. « Le Mémoire de M. Necker, écrivait Gibbon, a eu un succès universel et mérité. La partie où il s’efforce de raisonner et celle où il s’efforce d’émouvoir, me paraissent également bonnes, et son éloquence insinuante est de nature à persuader. » Mais ce Mémoire ne toucha pas plus les ennemis de M. Necker qu’il ne persuada les juges de Louis XVI, et l’interdit que la passion politique avait jeté sur Coppet ne fut pas levé.

Une malveillance aussi continue n’affaiblissait cependant en rien l’ardeur de l’intérêt que les habitans de Coppet portaient aux augustes prisonniers du Temple et ne décourageait point les stériles efforts qu’ils croyaient de voir tenter pour éveiller en leur faveur la compassion de l’opinion publique. Lorsque commença le procès de la reine, M, ne de Staël sentit bouillonner en elle tous les sentimens que l’indignation et la pitié peuvent soulever dans un cœur de femme ; et, toute vibrante de ces sentimens, elle écrivit en quelques jours ces pages émues, qui furent répandues en France sous le titre : Réflexions sur le procès de la reine, sans s’inquiéter de l’influence que cette publication pourrait avoir sur le sort de la réclamation portée par M. Necker contre la confiscation de ses biens. Après avoir pris la défense de la reine et de toute sa conduite depuis le jour de son arrivée en France, elle continuait en traçant le tableau de ses souffrances depuis les premiers jours de la révolution et dépeignait ainsi son état depuis sa captivité :


Pendant le procès du roi, chaque jour abreuvoit sa famille d’une nouvelle amertume. Il est sorti deux fois avant la dernière, et la reine, retenue, captive, ne pouvant parvenir à savoir ni la disposition des esprits ni celle de l’assemblée, lui dit trois fois adieu dans les angoisses de la mort. Enfin le jour sans espérance arriva. Celui que les liens du malheur lui rendoient encore plus cher, le protecteur, le garant de son sort et de celui de ses enfans, cet homme, dont le courage et la bonté semblaient avoir doublé de forces et de charme à l’approche de la mort, dit à son épouse, à sa céleste sœur, à ses enfans un éternel a lieu. Cette malheureuse famille voulut s’attacher à ses pas ; leurs cris furent entendus des voisins de leur demeure, et ce fut le père, l’époux infortuné qui se contraignit à les repousser. C’est après ce dernier effort qu’il marcha au supplice, dont sa constance a fait la gloire de la religion et l’exemple de l’univers. Le soir, les portes de la prison ne s’ouvrirent plus, et cet événement, dont le bruit remplissent alors le monde, retomba tout entier sur deux femmes solitaires et malheureuses et qui n’étoient soutenues que par l’attente du même sort que leur frère et leur époux. Nul respect, nulle pitié ne consola leur misère, mais rassemblant tous leurs sentimens au fond de leur cœur, elles surent y nourrir la douleur et la fierté. Cependant, douces et calmes au milieu des outrages, leurs gardiens se virent obligés sans cesse de changer les soldats a pontés pour les garder, On choisissoit avec soin, pour cette fonction, les caractères les plus endurcis, de peur qu’individuellement la reine et sa famille ne reconquissent la nation qu’on vouloit aliéner d’elles.

Depuis l’affreuse époque de la mort du roi, la reine a donné, s’il étoit possible, de nouvelles preuves d’amour à ses enfans. Pendant la maladie de sa fille, il n’est aucun genre de services que sa tendresse inquiète n’ait voulu lui prodiguer. Il sembloit qu’elle eût besoin de contempler sans cesse les objets qui lui restaient encore pour retrouver la force de vivre, et cependant un jour on est venu lui enlever son fils ! Ah ! comment avez-vous osé, dans la fête du 10 août, mettre sur les pierres de la Bastille des inscriptions qui constataient la juste horreur des tourmens qu’on y avoit soufferts ? Les unes peignoient les douleurs d’une longue captivité ; les autres l’isolement, la privation barbare des dernières ressources ; et ne craigniez-vous pas que ces mots : Ils ont enlevé le fils à la mère, ne dévorassent tous les souvenirs dont vous vouliez retracer la mémoire ?


Il est peu probable que, dans l’étroite captivité où la tenaient ses bourreaux, Marie-Antoinette ait eu connaissance de ce plaidoyer écrit en sa faveur par une femme à laquelle elle avait commencé par témoigner quelque intérêt, mais qu’elle avait fini par considérer comme une ennemie. Si cependant les lignes que je viens de citer avaient passé sous ses yeux, si elle avait pu savoir à quel point ses douleurs de reine, de femme, de mère avaient été comprises et partagées, elle aurait eu sans doute quelques regrets des termes si peu mesurés qu’elle emploie en parlant de Mme de Staël dans sa correspondance avec Fersen. Triste effet des temps troublés que deux natures également sincères, élevées, généreuses, en puissent arriver à se méconnaître ainsi !

N’était l’anxiété constante où les tenait le sort de ceux auxquels ils prenaient un si vif intérêt, la vie, par ce temps de désordre et de sang, aurait continué d’être singulièrement paisible pour les habitans de Coppet. C’était à peine si le contre-coup des événemens qui se passaient au-delà des frontières du pays de Vaud se faisait parfois sentir et venait rompre la monotonie de leur existence. Un soir cependant, comme on était encore à table, on vit tout à coup avec surprise se précipiter dans la salle à manger un officier français en uniforme. On se lève, on se récrie, on finit par le reconnaître : cet officier était le général de Montesquiou, qui, envoyé à la tête d’un corps de troupes françaises pour occuper la Savoie, fuyait sa propre armée, où des commissaires de la convention avaient été envoyés pour l’arrêter. Il s’était jeté dans un petit bateau, et, traversant le lac, il était venu se réfugier à Coppet. Mais il les quittait le lendemain et les laissait à leur solitude, que ne venaient même plus distraire les visites de Gibbon. Au commencement de l’année 1794, Gibbon, déjà malportant, avait quitté Lausanne pour se rendre auprès de son ami lord Sheffield, qui venait de perdre sa femme et, quelques mois après son arrivée en Angleterre, il était emporté par une maladie rapide. Ce deuil privé venant s’ajouter au deuil public augmentait encore la tristesse des habitans de Coppet, tristesse que Mme de Staël exprimait avec une singulière éloquence dans une lettre à son mari :


Ce pauvre Gibbon dont tu m’as entendu parler comme du seul homme qui pût attacher à la Suisse, est mort en Angleterre. Une Mme de Saint-Léger, que tu as vue chez M. d’Hauteville, belle et jeune, est morte subitement. On est étonné de voir périr autrement que par la révolution française ! Mais quand on pense que c’est seulement cela de plus dans le poids des misères humaines, que la mort de la nature continue son train habituel à côté de cela, on est encore plus profondément sombre qu’à l’ordinaire.


Enfin un rayon d’espoir venait percer cette atmosphère de tristesse, et la nouvelle du 9 thermidor arrivait sur les bords du lac de Genève. A plus de vingt années de distance, Mme de Staël trouvait encore des accens émus pour peindre la joie que leur avait causée cette nouvelle et le brusque passage du désespoir à l’espérance.


L’une des réflexions qui nous frappoient le plus dans nos longues promenades sur les bords du lac de Genève, c’étoit le contraste de l’admirable nature dont nous étions environnés, du soleil éclatant de la fin de juin, avec le désespoir de l’homme, ce prince de la terre, qui auroit voulu lui faire porter son propre deuil. Le découragement s’étoit emparé de nous ; plus nous étions jeunes, moins nous avions de résignation, car dans la jeunesse surtout, on s’attend au bonheur ; l’on croit en avoir le droit et l’on se révolte à l’idée de ne pas l’obtenir. C’étoit pourtant en ce moment même, lorsque nous regardions le ciel et les fleurs et que nous leur reprochions d’éclairer et de parfumer l’air en présence de tant de forfaits, c’étoit alors pourtant que se préparoit la délivrance. Un jour dont le nom nouveau déguise peut-être la date aux étrangers, le 9 thermidor porta dans le cœur des François une émotion de joie inexprimable. La pauvre nature humaine n’a jamais pu devoir une jouissance si vive qu’à la cessation de la douleur.


La chute de Robespierre, ce n’était pas seulement la fin de ce régime de honte et de sang qui pesait sur la France, c’était aussi la certitude d’une prochaine délivrance pour ces amies si chères, Mme de Poix, Mme de Simiane, qui n’avaient pas voulu s’exposer aux périls d’une évasion, et dont l’imprévoyance se trouvait à la longue avoir eu raison contre la prévoyance de leurs amies. Dans une dernière lettre à la princesse d’Hénin, Mme de Staël se réjouissait de cet espoir auquel il semble cependant qu’elle osât à peine se livrer :


Lausanne, ce 8 aoust.

J’ai reçu, ma chère princesse, ces bonnes lettres où toute votre inquiétude se peint avec tant de vérité. Je pense avec bonheur que dans ce moment vous êtes moins tourmentée, car il est impossible que vous ne sachiez pas que l’on peut se flatter d’un système moins cruel depuis la mort de ce Robespierre qui avoit atteint à l’infini du crime. On dit qu’il y a plusieurs prisonniers relâchés, et j’attribue le retard du retour de mon envoyé pour la jeune amie à l’essai des moyens naturels. Voici les nouvelles que j’ai. Une lettre de mon jeune ami du 27 juillet, veille du jour de la crise, qui me mande que tout est arrivé, c’est-à-dire le messager pour la jeune, celui pour l’infirme, et le courrier qui portoit le crédit de 40 mille livres pour l’intérêt de Charles ; il me dit ensuite ces seuls mots par la poste : Soyez tranquille sur le sort de vos amies. Ce ton est bien différent de celui de la lettre qui anonçoit le danger de Nathalie (la comtesse Charles de Noailles). Depuis, un des envoyés a écrit à sa femme, le 30 juillet, après la mort de Robespierre : J’espère apporter mes marchandises. Mon ami suisse me dit qu’il me renverra dans trois ou quatre jours mon courrier pour l’intérêt de Charles ; — il devroit être déjà ici, et voilà ce que j’attendois pour vous écrire, mais il n’est point encore venu, et comme la révolution de Robespierre est arrivée dans l’intervalle, j’en conclus qu’on a changé de batteries.

Je ne puis me persuader que nos amies ayent changé d’avis par ce faible rayon d’espoir, une si absurde confiance me mettroit dans la rage du désespoir. Ce n’est pas le moment d’envoyer un nouvel exprès pour instruire des précautions américaines. Mon ami a en ce moment trois envoyés et deux femmes auprès de lui, c’est bien assez. — Je l’ai fait questionner sur le vieil ami ; c’est la seule lettre que je lui aye écrit par la poste ; je l’ai envoyée à Basle et j’ai emprunté une autre main. Il faut donc attendre jusques au retour de l’envoyé pour Charles. — Mais on peut être plus tranquille à présent ; ne pouvant assassiner plus, ils assassineront moins, c’est dans la nature de l’orgueil.

Ne vous reprochez pas, ma chère princesse, de n’être pas ici, je serois plus heureuse, mais mon cœur ne peut pas aimer plus qu’il ne chérit votre ange d’amie. Adieu, adieu, pas un moment ne sera perdu pour vous écrire.


Il fallait cette joie pour éclaircir un moment le ciel sombre de Coppet. Depuis plusieurs mois, en effet, le malheur, qui depuis si longtemps planait sur cette maison, avait fini par fondre sur elle, et la mort, continuant (pour reprendre une expression énergique de Mme de Staël) son train habituel, avait enlevé Mme Necker. Si, comme je le voudrais, le résultat de ces trop longues études a été d’inspirer à mes lecteurs quelque intérêt pour elle, ils me pardonneront de les terminer en revenant sur ses dernières années, et en les faisant assister à ses derniers momens.


III.

Mme Necker avait toujours été d’une complexion délicate, et Tronchin, consulté par M. Necker, n’hésitait pas à faire remonter l’altération de sa santé à l’époque où elle avait perdu sa mère. « La douleur profonde, écrivait-il dans une consultation, que lui causa la perte d’une respectable mère qu’elle aimoit au-delà de toute expression fut l’époque du dérangement de sa santé. Les nuits mêmes se passoient à la pleurer et les momens que la nature destine au sommeil étoient employés à la regretter. » Cette vivacité de sentimens que Mme Necker devait conserver toute sa vie fut la véritable cause de l’épuisement prématuré de ses forces. Dans les lettres de tous ceux qui ressentaient pour elle une véritable amitié revient incessamment cette recommandation : « Ménagez-vous. » Mais jamais personne ne se ménagea moins qu’elle ; elle se dépensait sans compter, partageant son temps entre son mari, sa fille, les pauvres, la tenue de sa maison, les devoirs de société, la conversation, les occupations intellectuelles, la correspondance et les amis. Ce fut bien pis durant les cinq années du premier ministère de M. Necker. Au surcroît d’activité imposé parce qu’elle appelait elle-même « cette jolie vie du contrôle-général, » vint bientôt s’ajouter l’amertume que lui causaient les attaques et les calomnies dirigées contre son mari, attaques auxquelles elle-même n’échappait pas complètement. Ces rudesses de la vie publique n’étaient pas faites pour elles, et peut-être fut-elle pour quelque chose dans l’irritation et dans le découragement qui déterminèrent M. Necker à donner sa démission.

Le contre-coup de ces émotions se fit sentir sur la santé de Mme Necker, et les années qui suivirent furent marquées pour elle par une terrible crise qui effraya tous ses amis et durant laquelle elle-même crut toucher à ses derniers momens. Il fallut quitter Saint-Ouen et chercher loin de Paris, à Marolles, près de Fontainebleau, un repos plus complet. C’est là qu’elle écrivait ces conseils à sa fille, dont on n’a peut-être pas oublié l’accent pathétique. Mais l’angoisse que lui causait la crainte de quitter cette fille dont la destinée n’était pas encore assurée n’était rien auprès de celle qu’elle éprouvait à la pensée d’une séparation prochaine d’avec un époux adoré. Le début d’une lettre qu’elle adressait à M. Necker pour l’entretenir de certaines questions d’intérêt auxquelles sa mort donnerait ouverture montrera cependant quel sentiment dominait en elle :


Avant de commencer cette lettre, mon cher ami, il faut que je me rassure moi-même contre l’horreur et la terreur que m’inspirent mes propres pensées. Permets-moi donc d’observer, pour me conserver la liberté de la réflexion, que la très légère différence de nos âges ne peut compenser la faiblesse de mon tempérament et la diminution des sources de la vie, causées par une extrême affliction et par tous les tourmens intérieurs d’une âme sensible. D’ailleurs quand je tourne mes regards vers cet être bienfaisant qui m’a donné pour toi un sentiment si constant et si passionné, il me semble qu’il exaucera la prière que je lui présente chaque matin ; il me semble qu’il aura pitié de ma faiblesse et qu’il jugera que ce cœur où tu règnes avec tant d’empire ne pouvoit plus supporter le désespoir. Pardonne, oh ! mon ami ! c’est peut-être la seule occasion sur la terre où je me sois préférée à toi ; mais, je te l’avoue, je prie mon Dieu, ce Dieu que j’adore et que j’ai servi sans restriction dès ma plus tendre enfance, je le prie, je le conjure de me faire mourir avant toi, et dans tes bras. Dieu seul juge du degré de malheur que tes créatures peuvent supporter, tu sçais quel sentiment accompagne cette prière et je crois qu’elle ne sera pas rejetée.


Mme Necker surmontait cependant cette honneur pour régler elle-même avec un soin minutieux tous les préparatifs de sa fin. Parmi les papiers en assez grand nombre qu’elle laissait à son mari, il en était dont les recommandations méritaient à ses yeux un respect particulier. Mme de Staël, dans sa notice sur la vie privée de M. Necker, a parlé de ces dernières volontés de sa mère, mais peut-être sans faire assez ressortir ce qu’il y eut de touchant dans leur bizarrerie. Quelques détails plus intimes montreront à quel point cette femme, si froide d’apparence, qui semblait résolue à diriger sa vie par règle et par compas, était cependant dominée par la passion et par une imagination maladive.

Durant les années où elle avait dirigé l’hospice qui porte aujourd’hui son nom, Mme Necker avait été singulièrement frappée du danger des inhumations précipitées. La loi ne prenait pas alors, à l’encontre de ces inhumations, les précautions, peut-être encore insuffisantes, qu’elle impose aujourd’hui. Ce n’était pas sans peine que Mme Necker avait réussi à obtenir de ceux et de celles qui desservaient l’hôpital sous ses ordres des précautions que nous considérerions aujourd’hui comme élémentaires. La nécessité de ces précautions l’avait si fort frappée qu’elle publia une petite brochure intitulée : des inhumations précipitées, et elle terminait cette brochure en proposant un projet de règlement dont plusieurs dispositions sont en vigueur aujourd’hui. Cette préoccupation qu’elle avait ressentie si vivement pour les autres, il était naturel que Mme Necker l’éprouvât pour elle-même. Être enterrée vivante était une de ses craintes, et dans ses recommandations dernières, elle multipliait les injonctions de reculer la cérémonie funèbre jusqu’au moment où sa mort ne pourrait laisser aucun doute. Mais ce n’était pas tout. La destinée inévitable du corps humain confié à la terre, cette destinée que Bossuet décrit dans l’oraison funèbre de Madame en termes si précis, lui causait une invincible horreur. Elle voulait que, par quelqu’un de ces procédés dont l’antiquité faisait un si fréquent usage, la forme terrestre fût indéfiniment conservée à sa dépouille mortelle. En un mot, elle souhaitait passionnément que son corps fût embaumé et qu’il reposât dans un monument spécial où il demeurerait à visage découvert. Ce désir singulier n’avait pas seulement pour cause une répugnance toute physique et s’expliquait encore par un autre désir plus touchant, mais étrange encore chez une femme qui avait une foi si robuste dans l’immortalité de l’âme et qui croyait même à une sorte de communication mystérieuse des morts avec les vivans. Elle voulait avec non moins de passion que la dépouille de M. Necker, objet des mêmes soins que la sienne, fût un jour enfermée dans le même monument, afin que la mort ne parvînt pas à rompre une union qui avait été si étroite. Cette idée était née depuis longtemps dans son esprit, et j’en trouve la première trace dans une lettre qui n’est pas postérieure de plus de dix ans à son mariage. Après avoir, quoique d’une façon encore un peu vague, indiqué à son mari quels seraient ses désirs en cas de mort, elle ajoute ces mots : « Ne néglige pas ces détails, je t’en conjure ; fais exactement ce que j’ai dit. Peut-être mon âme errera-t elle autour de toi. Peut-être pourrai-je délicieusement jouir de ton exactitude à remplir les désirs de celle qui t’aime tant. Peut-être que si, dans une autre vie, j’étois susceptible de quelque peine, mon cœur, dont la mort n’auroit pu effacer ton image, s’affligeroit de ta négligence et souffrirait d’être moins aimé. » Mais lorsque la marche des années, les atteintes de l’âge, l’ébranlement de sa santé l’eurent pour ainsi dire rapprochée de la mort, cette idée devint une sorte d’obsession. Elle accumula, dans des notes préparées par elle, les détails et les précautions ; elle prescrivit les dispositions intérieures du monument qu’elle voulait faire élever dans le parc de Saint-Ouen et surtout elle multiplia les recommandations à son mari pour assurer le respect de ses dernières volontés. Parmi ces recommandations, j’en choisirai une sur le dos de laquelle était écrit : « Pour être ouvert pendant mon agonie ou aussitôt après ma mort » et qui commence ainsi :


Lis, mon cher ami, sans te troubler et avec une profonde attention, la tâche qui te reste à remplir ; ce corps qui te reste encore a besoin de tes soins et l’âme qui l’occupoit pourra peut-être encore se trouver souvent avec toi et jouir encore de ta tendresse.


Mme Necker entrait alors dans de minutieux détails sur les arrangemens qui seraient à prendre, sur la disposition intérieure du monument, la façon dont elle devait y être déposée, puis elle ajoutait :


Tu feras faire dans le mur une porte de fer dont toi seul auras la clef, porte qui servira à passer ton corps quand tu ne seras plus et à le porter sur le même lit pour mêler tes cendres avec les miennes, et en observant les mêmes précautions, avec cette différence seulement que tu ordonneras qu’on ferme la porte de fer un mois après ta mort, afin que nous restions seuls ensemble. Prends bien garde à qui tu te confieras pour exécuter tes dernières volontés. Afin que nous ne soyons pas séparés, il faudra substituer Saint-Ouen, pour qu’il ne soit jamais vendu. Si tu voulois préférer ta terre de Suisse et y faire transporter mes cendres dans un tombeau pareil à celui que je viens de décrire, je ne m’y oppose point, mais souviens-toi que nous devons être unis sur la terre et dans le ciel, et exécute mes dernières volontés. Ce cœur, qui fut à toi et qui bat encore pour toi, mérite que tu respectes ses deux faiblesses : la crainte d’être ensevelie sans être morte et celle d’être séparée de toi.


Cependant plusieurs mois d’un repos absolu, un séjour à Montpellier, dont le souvenir était demeuré particulièrement cher à son cœur parce qu’elle y avait réuni l’ami de sa jeunesse et l’ami de son choix, Moultou et Thomas, les soins d’un praticien alors célèbre, le docteur Lamurre, finirent par rétablir Mme Necker et par lui rendre une apparence de santé. Mais cette amélioration passagère ne devait pas résister à l’épreuve des émotions qui marquèrent pour elle le second ministère de son mari. Par l’impression que lui avaient causée autrefois les misérables attaques de Bourboulon, on peut mesurer ce que lui firent souffrir les injures, les calomnies, les violences auxquelles M. Necker fut en butte pendant dix-huit mois. Aussi arriva-t-elle à Coppet déjà gravement atteinte, et au lendemain de son arrivée une première crise mit ses jours en danger. Elle y échappa cependant, et un espoir trompeur put s’emparer de ceux qui l’entouraient, mais cet espoir ne la déçut pas longtemps elle-même. D’ailleurs les précautions minutieusement prises par elle pour assurer le respect de ses dernières volontés dans ce que leur exécution pouvait avoir de difficile se trouvaient détruites par cet établissement dans un pays nouveau. Saint-Ouen ne pouvait plus être son tombeau, ni le monument qu’elle avait commandé pour elle et pour son mari s’élever sous les tilleuls du parc. Il fallait s’y reprendre à nouveau, et c’est ce qu’elle fit avec la hâte fiévreuse d’une personne qui sent ses jours comptés, entrant directement en correspondance avec les médecins, avec les architectes, ne reculant devant aucun détail, si pénible pour l’imagination qu’il pût être, et tout cela avec une précision, avec un sang-froid qui remplissaient d’étonnement ceux auxquels elle avait affaire. Son instinct ne la trompait pas, car au commencement de l’année 1792 elle retomba dans un état dont la gravité ne put échapper à personne. L’inquiétude naturelle aux malades lui ayant peut-être fait prendre en déplaisance le séjour un peu triste de Coppet, elle fut transportée à Rolle, où elle fit un assez long séjour. C’est de là qu’elle adressait ses adieux à son mari dans une lettre qui devait être lue par M. Necker aussitôt après sa mort.


Rolle, ce 12 novembre 1792.

Tu pleures, cher ami de mon cœur. Tu crois qu’elle ne vit plus pour toi celle qui avoit réuni dans tous les points son existence à la tienne. Tu te trompes ; ce Dieu qui avoit joint nos deux cœurs, ce Dieu, bienfaiteur de toutes ses créatures, qui me combla de ses faveurs, n’a point anéanti mon être. Quand j’écris cette lettre, un sentiment qui ne m’a jamais trompée répand un calme imprévu dans mon âme ; je crois voir que cette âme veillera encore sur ton sort et que, dans le sein de Dieu, de ce Dieu que je ne cessai jamais d’adorer et que je préférais à tout, même à toi, je jouirai de ta tendresse pour moi… Mais toi, cet attachement dont je suis pénétrée pour tout ton être, ce sentiment qui me faisoit mettre mon amour-propre dans le tien, cet effroi qui glaçoit tout mon sang au moindre danger que je te voyois courir, cette seconde vie que je trouvois auprès de toi, cet intérieur de mon être rempli en quelque manière par le tien, ne se retrouveront plus pour toi, et méritent de ta part un sentiment au-delà du tombeau. Tu verras combien mon âme est sûre de la tienne, puisque je vais hasarder de te donner des ordres en comptant sur l’empire de mon amour pour toi.


Elle entrait alors de nouveau dans des recommandations minutieuses au sujet de l’exécution de ses dernières volontés. Elle insistait sur son désir passionné qu’un jour la dépouille mortelle de son mari fût réunie à la sienne, et elle suppliait M. Necker d’avoir égard à ce désir :


Mon ami, aie pitié de ma faiblesse ; je ne puis supporter l’idée de la mort qu’avec celle de ta vie. Quand je pense que tu t’occuperas encore de ton amie, l’abîme se comble, l’horreur cesse, et je ne me sens plus que dans tes bras. Aussi avec quelles délices j’ai lu ces lignes chéries que tu m’adresses ! Que de grâces j’en rends à la divine Providence ! Elle connoît les cœurs qu’elle a faits. Elle a jugé que le mien étoit trop sensible pour être seul, même dans le tombeau. Vis donc de longues années après moi pour m’ôter l’effroi de la mort et pour que cette espérance me délivre des angoisses auxquelles je suis quelquefois livrée. Prolonge mon être, cher ami ; tant que tu seras sur cette terre, j’y serai encore ; tu prieras Dieu avec moi ; tu agiras pour moi ; tu penseras avec moi, et, si tu veux te dire à toi-même que chacune de tes heures est un bienfait pour ton amie, il me semble que la vie devra t’être chère. Je n’ajoute rien de plus. Oh ! que de sentimens je fais rentrer dans mon cœur, et qu’il m’en coûte, même pour te faire lire ces lignes ! Mon ami, chasse toutes ces pensées ; remettons-nous ensemble à la volonté du souverain être, mais soignes ma double vie, tu vois ce que j’en attends.


À ces instructions d’une nature si particulière par lesquelles Mme Necker s’efforçait de rattacher son mari à la vie en lui créant des devoirs vis-à-vis d’elle, même par-delà sa mort, elle avait joint en outre un testament régulier. Ce testament est postérieur de quelques mois, car il est daté du 6 janvier 1794 et il a été fait par Mme Necker à Lausanne. C’est là qu’elle avait été en effet transportée pour être plus à portée de recevoir les soins du célèbre docteur Tissot. Ce testament est le dernier écrit qui ait été tracé par la main de Mme Necker. L’écriture en est tremblante, presque illisible. On sent que la mort est là, derrière la porte et prête à centrer. À vrai dire, ce testament n’est encore qu’une recommandation à son mari, car la très faible somme qu’elle avait apportée en dot à M. Necker-excédait de beaucoup les legs qu’elle désirait faire. Aussi, tout en assurant le sort de tous ceux qui lui avaient été attachés ou dont elle avait pris soin, de ses femmes de service, de ses pauvres de Saint-Ouen ou de Paris, des parens éloignés de sa famille qu’elle avait assistés en Suisse ou à l’étranger, elle se reprochait de prendre ainsi sur la fortune de celui « à qui, disait-elle, je voudrois donner mon sang pour subsistance, et qui captive tellement mes facultés d’aimer sur la terre, que personne ne peut plus approcher de mon cœur. » Ce sentiment l’emportait encore à la fin de ce testament, et elle me pouvait s’empêcher de le terminer en adressant à son mari un dernier adieu :


Adieu, âme de ma vie, après avoir tant reçu de toi, pendant ma vie, il me seroit doux de recevoir encore tes bienfaits après ta mort. Puisses-tu adoucir le regret de ma perte par ta soumission à la volonté suprême et par l’idée que l’un des deux devant précéder l’autre, je n’étois plus en état de supporter ta perte, dont la seule crainte produisoit une telle révolution dans tout mon être, que tu n’aurois pu toi-même souffrir la pensée de l’excès et de l’horreur de mon état. Mon cher ami, je te serre mille fois contre mon sein. Rien ne peut exprimer les sentimens dont mon âme est inondée. Adieu, le bien aimé de mon tendre cœur.


Ce cœur si tendre n’avait plus que peu de jours à battre. Les derniers mois de la vie de Mme Necker se passèrent dans des souffrances cruelles. D’affreuses agitations troublaient ses nuits et ne lui permettaient pas de trouver le sommeil. Parfois, épuisée par la fatigue, elle s’endormait presque subitement au milieu de la journée, la tête sur le bras de son mari. « J’ai vu mon père, racontait Mme de Staël, rester immobile des heures entières, debout dans la même position, de peur de la réveiller en faisant le moindre mouvement. » Parfois, au contraire, ne pouvant goûter aucun repos, elle cherchait un adoucissement à ses souffrances dans le goût qu’elle avait pour la musique. Un soir que Mme de Staël s’était mise au piano sur la demande de sa mère, elle chanta par hasard le bel air d’Œdipe à Colone de Sacchini :


Elle m’a prodigué sa tendresse et ses soins,


mais elle fut obligée de s’arrêter en voyant l’émotion que le rapport trop direct de ces tristes paroles avec son affliction présente causait à M. Necker. Jusqu’à la veille de la mort de Mme Necker, le son d’instrumens placés dans une chambre voisine berça ses souffrances et son agonie. Le sentiment qui lui faisait trouver quelque soulagement dans ce mélancolique plaisir n’était cependant pas celui qui a inspiré ces vers tristes et charmans :


Vous qui veillerez sur mon agonie,
Ne me dites rien ;
Faites que j’entende un peu d’harmonie
Et je mourrai bien.

Je suis las des mots, je suis las d’entendre
Ce qui peut mentir.
J’aime mieux les sons qu’au lieu de comprendre
Je n’ai qu’à sentir,

Une mélodie où le cœur se plonge,
Et qui, sans efforts,
Me fera passer du sommeil au songe,
Du songe à la mort.


Jamais la croyance de Mme Necker dans les paroles et dans les promesses divines n’avait été plus ferme. Elle ne s’élevait point, il est vrai, à la hauteur de ces joies mystiques qui peuvent sembler admirables aux yeux de la foi, mais qui froissent un peu la nature. « Je crains la mort, disait-elle à son mari, car j’aimois la vie avec toi. » Lorsque M. Necker n’était pas dans la chambre, elle adressait à haute voix des prières à Dieu pour lui demander le courage d’accepter cette séparation, et elle ne se doutait pas que, par la fenêtre de la chambre voisine, M. Necker entendait sa voix et unissait ses prières aux siennes. Durant les dernières heures de sa vie, la parole faisait défaut à sa faiblesse ; elle ne pouvait plus que regarder tantôt le ciel et tantôt son mari, en élevant vers lui de temps à autre la main gauche au doigt de laquelle elle portait une bague que M. Necker lui avait donnée après y avoir fait graver quelques paroles de tendresse. Enfin la mort l’envahit, et elle expira lentement le 6 mai 1794. Comme dernier souvenir, M. Necker fit faire à la hâte un crayon qui existe encore, et en face duquel maintes de ces pages ont été écrites. Mme Necker est étendue sur son lit, les yeux clos, semblable à ces statues que le moyen âge sculptait autrefois sur les tombeaux. La majesté de la mort a imprimé sur ses traits le double caractère qui fut aussi celui de sa vie : la noblesse et la rigidité. Au bas de ce crayon sont écrits ces mots : Not lost, but gone before.

Il est à peine besoin de dire que M. Necker exécuta pieusement les dernières volontés de sa femme. Le corps de Mme Necker fut déposé à Coppet dans le monument qui avait été préparé par ses ordres, et que M. Necker pouvait apercevoir des fenêtres de son cabinet. Depuis sa mort, la porte de ce monument n’a jamais été rouverte que deux fois : la première, ce fut pour y introduire, dix ans après, le corps de M. Necker ; la seconde, pour y apporter le cercueil de Mme de Staël. Cette porte est aujourd’hui irrévocablement scellée et surmontée d’un bas-relief dû au ciseau de Canova. Le grand artiste a représenté Mme de Staël à genoux, pleurant sur le tombeau de ses parens, tandis que son père, attiré vers le ciel par Mme Necker, lui tend la main pour lui dire un dernier adieu. Depuis le commencement du siècle, les arbres que M. Necker avait plantés à l’entour du monument l’ont environné de leur ombre et en couvrent les abords de silence et d’obscurité. Lorsqu’on pénètre dans cet asile d’une tristesse exempte d’horreur et lorsqu’on pense à l’existence agitée de ceux qui y reposent aujourd’hui, on est tenté de répéter ces paroles que prononçait Luther en longeant les murs du cimetière de Worms : Beati quia quiescunt. Et cependant ce n’est pas le repos, le morne repos que s’attendent à trouver au-delà du redoutable passage ceux que leur foi entretient dans l’espérance ou dans la crainte d’une récompense ou d’une expiation sans fin. Mais pour ceux qui demeurent sourds à cette espérance mêlée d’effroi, n’y a-t-il pas comme une sorte de mirage dans ce refuge d’une tombe paisible et n’est-ce pas là ce qu’un poète a pu appeler avec une mélancolique hardiesse : goûter le charme de la mort ?

Othenin d’Haussonville.
  1. Voyez Verdeil, Histoire du canton de Vaud. Hâtons-nous de dire qu’aujourd’hui le canton de Vaud s’honore, au contraire, par le caractère tolérant de sa législation religieuse, et accorde en particulier aux catholiques, à la différence d’un canton bien voisin, une liberté qui leur est à la fois assurée par la loi et garantie par les mœurs.
  2. Il est assez souvent question de ce Formier dans les journaux intimes de Mme Necker, et des conseils qu’il lui donnait. J’incline à croire, sans en être sûr, que c’était un ministre protestant qui était quelque peu le directeur de conscience de Mme Necker.
  3. Après la mort de Gustave III (mars 1792), les fonctions d’ambassadeur de Suède furent rendues à M. de Staël par le duc de Sudermanie, depuis Charles XIII, qui était alors régent.
  4. Toulon fut repris aux Anglais le 19 décembre 1793.
  5. Il s’agit ici du vicomte Mathieu, depuis duc de Montmorency, qui fut l’ami de Mme Récamier, et du comte François-de Jaucourt, qui fut un instant ministre sous la restauration.
  6. Cette notice qui a été imprimée, mais tirée à un petit nombre d’exemplaires contient de fines observations et de piquans détails sur l’ancienne société française, et sur la renaissance de cette société au retour de l’émigration. Sainte-Beuve, qui en avait eu communication, l’a citée à plusieurs reprises dans ses Causeries du lundi, entre autres dans l’article sur le duc de Lauzun. La vicomtesse de Noailles est elle-même bien connue des lecteurs de la Correspondance de Jean-Jacques Ampère.
  7. L’hôtel de Beauvau est aujourd’hui la résidence du ministre de l’intérieur.
  8. La maréchale duchesse douairière de Noailles, la duchesse d’Ayen, sa belle-fille, la vicomtesse de Noailles, sa petite-fille venaient d’être jetées en prison et devaient monter le même jour sur l’échafaud.