Le Salon de Mme Necker
Revue des Deux Mondes3e période, tome 42 (p. 790-828).
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VI.

LE CONTRÔLE GÉNÉRAL.


Peu d’hommes politiques ont connu au même degré que M. Necker, dans une carrière relativement courte, les alternatives de la faveur publique et de l’impopularité. « M. Necker a éprouvé, dit le baron de Gleichen dans ses Souvenirs, ce qui est toujours arrivé à ceux qui restaient modérés au milieu des enragés. » Au premier rang de ces enragés, et avant même les pamphlétaires de la révolution, il faut compter tous ceux qui ont tenu de près à ce qu’on appelait alors le parti de la cour. Aux yeux de Fersen, de Weber, du marquis de Ferrières, de l’auteur anonyme des Souvenirs d’un officier des gardes françaises, M. Necker est un traître ou tout au moins un ambitieux qui a déchaîné sur la France les maux de la révolution pour satisfaire son appétit du pouvoir. Bertrand-Molleville croit devoir se défendre du soupçon de partialité avant d’écrire « qu’à M. Necker incontestablement doivent être surtout attribués les malheurs de la révolution, mais que c’est sur le compte de sa vanité et de son ineptie, et non sur celui de sa méchanceté qu’on doit les mettre. » — Dans ce concours d’injures, la palme appartient cependant à Sénac de Meilhan, cet ancien intendant du Hainaut auquel on fait aujourd’hui une réputation de mérite un peu tardive, mais qui de son vivant courut inutilement le ministère et l’Académie. On en jugera par la façon dont il dépeint la physionomie de M. Necker, cette physionomie si connue, un peu lourde, à l’expression fine et hésitante. « Sa figure offre, dit-il, à l’œil observateur, de l’atrocité, du dédain, de l’égarement, de la moquerie, de la profondeur et de ? l’insensibilité. » Dans un autre fragment de ses ouvrages, il met en discussion entre trois émigrés le supplice qu’il conviendrait de faire endurer à M. Necker. L’un se prononce pour qu’il soit roué vif, l’autre pour qu’il soit écartelé, le troisième pour qu’on lui coupe le poignet et qu’on verse sur la blessure du plomb fondu.

Les études qui ont été entreprises depuis une trentaine d’années sur l’état de notre ancienne société ont montré à quel état de décomposition cette société, calomniée cependant sous certains rapports, en était arrivée, et ne permettent plus d’accumuler sur une seule tête un tel fardeau de responsabilités. Mais si le langage des historiens qui appartiennent à ce qu’on pourrait appeler l’école royaliste s’est adouci sur le compte de M. Necker, je ne voudrais pas jurer que le fond des sentimens ait beaucoup changé. Naguère un des écrivains les plus brillans et les plus spirituels de cette école, M. le comte de Ludre, dans une ingénieuse étude sur les causes de la révolution, parlait couramment des vices de M. Necker et de ses dehors répulsifs, comme s’il se fût agi de Mirabeau ou de Danton. D’un autre côté, ces modérés au parti desquels appartenait M. Necker, l’ont défendu comme en général les modérés se défendent entre eux, c’est-à-dire en cherchant à rejeter sur lui la responsabilité des fautes qu’on leur a reprochées. Aussi ne trouverait-on nulle part l’apologie de M. Necker si Mme de Staël, dans ses Considérations sur la révolution française, le baron Auguste de Staël, dans la notice qu’il a mise en tête des œuvres de son grand-père, ne s’étaient fait un devoir de l’entreprendre. Mais peut-être l’enthousiasme de la fille, le respect du petit-fils, enlèvent-ils quelque autorité à leurs appréciations. Bien que les années écoulées me laissent assurément plus de liberté d’esprit, je n’essaierai pas de refaire cette apologie, car ce serait sortir tout à fait du cadre de cette étude, où je ne me suis proposé de faire entrer que le tableau d’un salon. Je me bornerai à montrer quelles furent, pendant la durée des fonctions publiques qu’il exerça, les relations de M. Necker avec la société au sein de laquelle il vivait, et à choisir, parmi d’innombrables documens, quelques échantillons qui peindront l’état d’esprit de cette société à la veille du grand désastre. Peut-être la lecture de ces pages aura-t-elle cependant pour résultat d’inspirer quelque intérêt pour un homme qui, à tout prendre, dans un temps de folie compta parmi les plus sages, dans un temps de crimes parmi les plus honnêtes, et qui fut surtout la victime d’un immense malheur : celui de se trouver aux prises avec une tâche sous le poids de laquelle aurait succombé peut-être le génie d’un Bonaparte.


I.

Le premier poste que M. Necker ait occupé est celui de ministre de la république de Genève à Paris. Cette désignation de ses concitoyens, qui lui donnait accès à la cour, contribua plus qu’on ne croit à son élévation politique. Si grand qu’eût été en effet le succès de son Éloge de Colbert, qui fut couronné par l’Académie française, et de son Essai sur le commerce des grains, qui excita tant de colère chez les partisans de Turgot, le vieux Maurepas n’aurait pas été chercher M. Necker dans ses bureaux de la rue de Cléry, pour le proposer au choix de Louis XVI, s’il ne l’eût auparavant rencontré à Versailles. Le représentant de la république de Genève était en rapports assez fréquens avec les ministres du roi, et ces fonctions furent pour M. Necker une occasion toute naturelle de nouer connaissance avec des hommes qu’il devait retrouver plus tard comme collègues, comme adversaires ou comme amis. Je m’arrêterai donc un instant sur ces débuts peu connus de sa carrière, qui nous initieront en même temps au secret diplomatique d’une petite république au XVIIIe siècle.

La république de Genève avait toujours mené une existence assez difficile, resserrée qu’elle était entre le territoire de son ambitieux voisin, le duc de Savoie, et celui de son puissant voisin, le roi de France. À ces difficultés extérieures qui dataient de tout temps étaient venues s’ajouter celles causées par la vivacité des querelles intérieures entre les bourgeois et les natifs, entre les négatifs et les représentans[1]. Déjà ces querelles avaient ensanglanté les rues, et il était à craindre que, sous couleur de maintenir l’ordre, la France n’occupât militairement le territoire de Genève, qu’une fois déjà elle avait fait bloquer par un cordon de troupes. On savait le duc de Choiseul assez mal disposé pour la république, et la tentative passablement ridicule qu’il avait faite pour transformer en un port de commerce, le petit village de Versoix, situé sur les bords du lac de Genève, dénotait de sa part des intentions peu bienveillantes. Sur ces entrefaites, le représentant de la république de Genève à la cour de France vint à mourir, et le Magnifique Petit Conseil ne crut, dans des circonstances aussi délicates, pouvoir faire un choix plus habile que celui d’un homme tenant à Paris, depuis plusieurs années déjà, un grand état de maison et pouvant y représenter la république avec un certain éclat. Aussi, après avoir fait pressentir les dispositions de M. Necker et avoir reçu une réponse favorable, le Magnifique Petit Conseil s’empressa de lui notifier sa nomination par une lettre dont la forme pompeuse et toute monarchique était celle habituellement employée dans les communications officielles de la république :


Très cher et féal,

Le zèle que nous vous connoissons pour le service de la patrie nous a fait espérer que vous accepteriés la place de notre ministre à la cour de France, à laquelle nous vous avons appelle. Nous avons vu avec une rare satisfaction, par votre lettre du 23 de ce mois, que vos sentimens répondent parfaitement à l’opinion que nous avons de vous. Nous vous donnons cette marque de confiance avec d’autant plus de plaisir que votre capacité vous a déjà mérité des marques bien flatteuses de l’approbation de Sa Majesté… Nous ne doutons point qu’à l’exemple des généreux citoiens, qui ont servi si utilement la république dans la place que vous allés occuper, vous ne négligerez rien pour nous conserver la bienveillance du roi, qui nous a été si précieuse et si honorable que c’est le but principal que nous poursuivons en ayant un ministre à sa cour. Nous sommes persuadés que nous remettons les intérêts de la patrie en de très bonnes mains.

Sur ce nous prions Dieu, très cher et féal, qu’il vous ait en sa sainte garde,

Les sindics et conseil de Genève,
Lullin.

31 aoust 1768.


À cette lettre M. Necker répondit en témoignant aux « Magnifiques et très honorés seigneurs, membres du Petit Conseil, sa sensibilité pour l’honneur qui lui était fait » et en demandant l’indulgence « pour ses talens. » Quelques jours après, il rendait compte au conseil de sa présentation au roi et il faisait sa première apparition à Versailles.

M. Necker eut l’occasion de rendre à la petite république qu’il représentait d’assez importans services, entre autres en obtenant le rétablissement du libre commerce des grains entre le territoire de Genève et celui de la France (ce qui n’était pas dans ces temps de disette fréquente une affaire de mince intérêt) et aussi en faisant parvenir de temps à autre aux Magnifiques et très honorés seigneurs composant le Petit Conseil de sages représentations. C’est ainsi qu’en les informant que deux mille natifs, exaspérés par la rigueur des bourgeois, avaient demandé au duc de Choiseul la permission de s’établir à Versoix, il ajoutait : « Il serait malheureux et peut-être un peu honteux pour nous que des protestans préférassent la domination qu’ils semblent désirer à celle d’une république. » Ses relations avec le duc de Choiseul étaient fréquentes, et bientôt il acquit sur l’esprit de cet aimable ministre un crédit dont les membres du Magnifique Petit Conseil devaient bientôt, et un peu à leurs dépens, mesurer la solidité. Sans cesse harcelés par eux pour qu’il entretînt le duc de Choiseul des moindres affaires de la république de Genève, et ne pouvant leur faire entendre « qu’il était difficile que M. le duc de Choiseul donnât beaucoup de temps à des affaires qui l’intéressaient peu, » M. Necker finit par s’excuser d’une façon un peu vague « sur ses grandes affaires et sur l’état de sa santé, qui ne lui permettait pas de s’occuper, avec autant de zèle qu’il l’aurait désiré, des affaires de la république. » Le Magnifique Petit Conseil fut blessé de cette défaite ; mais comme c’était un gros parti à prendre que de destituer un représentant aussi bien vu à Versailles, on s’arrêta à un moyen terme, il faut en convenir, assez singulièrement trouvé. « Après la prière, disent les procès-verbaux du conseil, M. le premier (le premier syndic qui présidait le Petit Conseil) a dit que la santé du sieur Necker est dérangée de manière qu’il ne peut s’occuper des affaires dont il est chargé autant qu’il serait à désirer. On décida qu’on enverrait quelqu’un à Paris pour soulager le sieur Necker avec des lettres de créance sans qualité, et que, vu la nature de l’envoi, il n’était pas nécessaire de l’en prévenir. » Et, dans une séance ultérieure, le conseil désigna, pour partir prochainement, un de ses membres, noble[2] Philibert Cramer.

Celui qui acceptait la mission délicate d’aller ainsi, sans qualité et à son insu, remplacer le ministre de Genève à Paris, était cependant un homme d’esprit. Philibert Cramer était le frère de ce Gabriel Cramer, libraire de Voltaire, que Voltaire appelait tantôt le beau Cramer et tantôt le marquis, tandis qu’il appelait Philibert le prince. Notre Cramer était en effet fort élégant de sa personne, quoique légèrement contrefait ; il avait le goût des lettres, l’usage du monde et, de plus, il connaissait déjà Paris. Mais un peu d’ambition le tenant, il crut pouvoir accepter une mission irrégulière dont il ne devait retirer, on va le voir, que des désagrémens. En effet, bien que des peines assez sévères fussent portées contre les conseillers qui trahiraient le secret des délibérations du Magnifique Petit Conseil, le départ d’un personnage aussi important que noble Philibert Cramer ne pouvait être résolu et préparé sans que le bruit en courût par la ville. Le résident de France, Hennin, eut vent de ce départ, et il en informa le duc de Choiseul, qui en informa à son tour M. Necker par un billet ainsi conçu[3] :


Je vous envoie et vous confie une lettre que je viens de recevoir de Genève et que je n’entends pas. Mais je vous prie de mander à cette ville que tout autre que vous seroit désagréable et que, par une conséquence naturelle, je ne le recevrois point. Vous connoissez mon amitié pour vous. Renvoyez-moi la lettre de M. Hennin.

P. S. — La Borde et La Balue sont enchantés de vous. Que de remerciemens ne vous dois-je point !


La république de Genève prenait mal son temps, comme on le voit, pour essayer de supplanter indirectement M. Necker. Il venait d’avancer 1, 300, 000 livres aux banquiers de la cour, et ce n’était pas le premier service de ce genre qu’il rendait. Ainsi prévenu et rassuré, M. Necker put attendre philosophiquement l’arrivée de ce successeur inconnu. Débarqué à Paris, le nouvel envoyé se trouva fort dans l’embarras pour s’ouvrir un accès auprès du duc de Choiseul, et ne sachant à quelle porte frapper, il prit le parti d’aller trouver M. Necker. Celui-ci le reçut avec bonne grâce, mais le plongea dans un embarras plus grand encore en lui communiquant la lettre du duc de Choiseul. Laissons noble Philibert Cramer nous dépeindre lui-même, dans une dépêche adressée au Magnifique Petit Conseil, la gaucherie de sa situation :


Le conseil comprendra mon embarras à la lecture de ce billet. Obligé cependant de me décider provisionnellement, j’ai cru qu’il seroit aussi indélicat que dangereux d’exposer un membre du conseil à être mal reçu, et je vous assure qu’en cela je ne m’envisageois nullement. Au reste, M. Necker se porte à merveille ; il est gros, gras et gai, et si nous avions eu son portrait au conseil, jamais je ne serois parti.

P. S. — Ce que je vois de plus intéressant dans tout ceci, c’est de sauver le ridicule. Ce que je désire beaucoup aussi, c’est qu’on ne m’adresse pas de Genève des lettres sous le titre de ministre de la république. Dans la position où je suis, ce seroit un sobriquet.


Éviter le ridicule était en effet la chose difficile, et noble Philibert Cramer ne devait pas y réussir complètement. Comme il ne savait trop quel parti prendre, M. Necker vint à son aide et lui proposa, avec une courtoisie un peu ironique, de le présenter lui-même au duc de Choiseul comme un membre du Magnifique Petit Conseil de la république de Genève. « M. Necker m’a offert, écrivait Cramer, de me présenter à M. de Choiseul comme un magistrat de Genève, mais, vu ce qui s’est passé, je ne crois pas cela trop convenable, et si je puis me faire présenter à lui d’une autre main, je crois cela préférable. »

Faute sans doute d’avoir trouvé une autre main et plutôt que de recourir à celle de M. Necker, Cramer se détermina à écrire directement au duc de Choiseul pour solliciter une audience ; mais soit qu’il l’eût fait en termes maladroits, soit que le duc de Choiseul fût impatienté de cette insistance, le nouveau refus que le ministre opposa à cette demande d’audience fut tourné d’une façon assez désobligeante pour que Cramer crût devoir s’en retournera Genève, non sans avoir protesté contre l’atteinte que cette lettre portait, suivant lui, à sa dignité et à celle du Magnifique Petit Conseil lui-même. Il fallut que M. Necker s’interposât encore pour empêcher l’affaire de s’envenimer :


M. Cramer est parti lundy dernier, écrivit-il au conseil. Il n’a pas accepté que je le présentasse à M. de Choiseul comme membre du conseil. J’aurois insisté davantage là-dessus s’il n’avoit pas écrit une lettre qui ne rendoit plus cette démarche possible. Il ne recevra pas de réponse de M. le duc à ce qu’il m’a dit hier. Je supprime quelques observations qu’il m’a faites à cet égard comme inutiles à l’heure qu’il est. Je lui ai demandé si, dans la lettre qu’il a écrite à M. Cramer, il avoit eu quelque dessein de mortifier le conseil ou la république, et il m’a assuré que non. J’en étois persuadé et que l’on devoit tout attribuer au motif que je vous ai indiqué.


Il ne restait plus au Magnifique Petit Conseil qu’à couvrir de son mieux la retraite de Cramer. C’est ce que le Conseil crut faire en décidant « d’écrire à M. Necker pour lui accuser réception de sa lettre, le féliciter du retour de sa santé, et lui exprimer les sentimens du Conseil, la satisfaction de ses services, et qu’il n’a point eu d’autre motif de l’envoi de M. Cramer à Paris que ce qu’il a marqué lui-même de l’état de sa santé. » Ainsi, dans cet imbroglio diplomatique d’où le pauvre Cramer (qui craignait tant les sobriquets) remporta celui de renvoyé de France, M. Necker avait fait preuve de plus d’adresse dans le maniement des hommes qu’il n’en devait déployer dans d’autres circonstances. L’avantage était resté tout entier de son côté, et il avouait, au tout de bien des années, que de tous les souvenirs de sa carrière publique, celui de cette première passe d’armes lui était le plus agréable.

Quelques années après, M. Necker vit le duc de Choiseul succomber sous la cabale de Mme du Barry, et il put ainsi faire avec les intrigues de cour une première connaissance que les événemens devaient rendre plus ample. Sa situation diplomatique ne lui permit pas d’être au nombre de ceux qui allèrent rendre visite au ministre disgracié, dans son glorieux exil de Chanteloup, mais il conserva longtemps avec le duc et la duchesse de Choiseul d’affectueux rapports. J’anticiperai un peu sur l’ordre des temps, en insérant ici deux lettres de l’aimable duchesse, que l’imagination prend involontairement pour type des grâces aristocratiques d’autrefois, en oubliant qu’elle était la fille d’un gros financier. La première de ces lettres n’est qu’un simple billet, mais agréablement tourné, par lequel elle remercie M. Necker de l’envoi du Compte-rendu :


Ce lundy.

Je l’ai lu, monsieur, ce Compte-rendu, et ce qu’il y a de plus extraordinaire, c’est que je crois l’avoir entendu. Puisque je crois l’avoir entendu, vous pensés qu’il m’a charmé, et vous ne devés pas douter que je ne vous sois maniement obligée et du plaisir qu’il m’a fait et de l’attention que vous avez eue de me l’envoyer.

À propos, vous êtes un coquet dans tout le bien que vous dites de la nation ; je ne doute pas que cette coqueterie ne vous réussisse auprès d’elle, car elle vous a très bien réussi auprès de moi. Je croirois aussi qu’une de vos notes est une coqueterie pour M. de Choiseul.


Quelques mois après la publication du Compte-rendu, M. Necker tombait brusquement en disgrâce. Aussitôt que la nouvelle de sa retraite arrivait à Chanteloup, la duchesse de Choiseul s’empressait de témoigner à M. Necker la part qu’elle prenait à cet événement :


À Chanteloup, ce 22 may 1781.

C’en est donc fait, monsieur, vous nous abbandonnez. Vous emportez votre gloire, vous nous laissez les regrets. Vous nous aviez fait beaucoup de bien, vous nous en auriez fait encore davantage. Votre retraite nous livre aux plus cruelles inquiétudes qui seront peut-être justifiées par les plus grands maux. Si cette retraite était précipitée, votre gloire vous consolleroit-elle des maux où vous nous auriez exposés ? Je ne puis le croire, et je désire votre bonheur. Je suis profondément triste parce que je deviens désintéressée. Comment pourroit-on s’intéresser au bien qui ne peut pas se faire ?

Vous m’aviez fait espérer, monsieur, avant mon départ, que si le malheur que je craignois arrivoit, vous vienderiez m’en consoller icy par votre présence. Je vous avais priée d’engager Mme Necker a me faire le même honneur. La discrétion qui me privoit alors de celui de faire connoissance avec elle ne subsiste plus aujourd’hui, et vous avez besoin l’un et l’autre de vous arracher dans ce moment-ci aux importunités auxquelles votre commune célébrité vous expose. Vous ne trouverez icy que des amis et avec eux la paix, le repos et là liberté. Vous vous livrerez sans inquiétude au besoin de parler de ce que vous avez fait, vous vous prêterez sans crainte au besoin qu’on aura de vous entendre. Si je ne suis pas assez heureuse pour que Mme Necker et vous ayez accepté ma proposition avant le départ de M. de Choiseul, il ira vous en presser l’un et l’autre. Je conserverai le plus que je pourrai l’espérence de son succès et je méritte de l’obtenir par les sentimens avec lesquels j’ai l’honneur d’être, monsieur, votre très-humble et très-obéissante servante.

La duchesse de Choiseul.


Ce mot naïf et profond : « Je suis profondément triste, parce que je deviens désintéressée, » exprime à merveille la nature toute particulière des regrets que la disgrâce de M. Necker faisait éprouver à la duchesse de Choiseul. Longtemps M. Necker avait passé à la cour pour être de ce qu’on appelait le parti Choiseul, et peut-être la duchesse espérait-elle qu’à la mort du vieux Maurepas, il contribuerait à rappeler son mari au pouvoir. C’était cette dernière espérance dont la duchesse pleurait la perte autant qu’elle déplorait la chute de M. Necker. Necker et Choiseul ! deux noms que l’histoire n’a point associés et que l’imagination même a quelque peine à rapprocher. Qui sait cependant si la bonne grâce et la dextérité de l’un venant en aide à la science financière et à la capacité de l’autre, leurs efforts n’auraient pas réussi à éviter recueil où la monarchie devait sombrer ?

On a vu en quels termes le duc de Choiseul remerciait M. Necker des services financiers rendus par lui à l’état. Ces services étaient fréquens, et la correspondance de M. Necker avec les gardes du trésor royal montre à quel désordre incroyable l’état des finances publiques était arrivé à la fin du règne de Louis XV. Ces gardes d’un trésor bien mal gardé supplient à chaque instant M. Necker de venir à leur secours. Toute leur espérance est en lui. Ils font appel à son amour pour la réputation du trésor, et c’est, à un moment donné, de cet amour que dépend le départ de la maison du roi pour Fontainebleau. Il faut penser que ces supplications s’adressent à un banquier protestant qui représentait auprès de la cour de France un gouvernement étranger, pour mesurer l’urgence d’une réforme à tout le moins dans le gouvernement des finances. Quels que fussent cependant les services rendus par M. Necker et la réputation qui commençait à s’attacher à son nom, encore fallait-il qu’une circonstance heureuse vînt le tirer de la pénombre et le mettre en pleine lumière. Comme son élévation politique est par elle-même un fait assez étrange, ses adversaires n’ont pas manqué de l’expliquer par quelque intrigue à laquelle il serait descendu. Sénac de Meilhan a mis en circulation sur ce point une anecdote à laquelle M. Droz a accordé les honneurs de la reproduction dans sa grave Histoire de Louis XVI et que MM. de Goncourt ont recueillie dans un de ces nombreux ouvrages où la saine critique est remplacée par l’esprit, l’entrain et la recherche infatigable des documens. D’après Sénac de Meilhan, le véritable auteur de la fortune de M. Necker serait une sorte de chevalier d’aventure dont il est souvent question dans les mémoires du temps, et qui, de son véritable nom Masson de Pezai, se faisait appeler le marquis de Pezai. Ce prétendu marquis de Pezai, homme à inventions creuses et en même temps faiseur de vers assez médiocres (ce qui faisait dire de lui, dans un quatrain, qu’en dépit de la nature il s’était fait poète et marquis), avait su cependant se créer dans le monde une situation à laquelle les agrémens de sa personne n’avaient pas nui. C’était à son propos que M. de Maurepas disait plaisamment ; « M. de Pezai gouverne la France, » et comme on lui demandait pourquoi, il répondait : « M. de Pezai gouverne la princesse de Montbarrey dont il est l’amant ; Mme de Montbarrey gouverne ma femme, ma femme me gouverne, et moi, est-ce que je ne gouverne pas la France ? » Ce serait, toujours d’après Sénac de Meilhan, ce personnage assez peu recommandable qui aurait attiré sur le banquier genevois l’attention du premier ministre de Louis XVI, lui encore qui aurait été chargé par M. Necker de remettre au roi, dont il avait su capter la confiance, un mémoire sur l’état des finances, lui enfin qui aurait par ses insistances triomphé des hésitations du roi et de celles de Maurepas lorsqu’il s’était agi de pourvoir à la vacance ouverte au contrôle-général par la mort de M. de Clugny. « Plus d’une fois, dit Sénac de Meilhan, le superbe Necker, enveloppé d’une redingote, est venu attendre chez M. de Pezai, au fond de la remise d’un cabriolet, le moment où il devait revenir de Versailles. » Le malheur, c’est qu’aucun document n’a jamais été produit par Sénac de Meilhan à l’appui de son affirmation malveillante et que ceux des archives de Coppet ne la confirment pas. Ces archives contiennent en effet plusieurs lettres adressées par Pezai (qui écrivait à tout le monde) à M. et à Mme Necker. Aucune de ces lettres ne contient la moindre allusion à quelque service rendu par lui à M. Necker et celle même qu’il adresse à Mme Necker pour la féliciter de l’élévation de son mari est aussi insignifiante que les autres. Or Pezai n’était point homme à laisser oublier un service rendu par lui, et si M. Necker lui avait eu tant d’obligations, il n’aurait pas été en mesure de lui refuser, ainsi qu’il fit plus tard, la succession de M. de Trudaine aux ponts et chaussées.

Il faut donc en revenir, pour expliquer cette élévation, à la raison toute naturelle, c’est-à-dire à la haute estime que M. Necker avait su inspirer de ses talens et aux relations familières que ses fonctions diplomatiques avaient créées entre lui et Maurepas. « Deux conversations avec M. de Maurepas, dit Mme de Staël dans sa notice sur la vie privée de son père, avaient suffi pour le déterminer à proposer M. Necker pour directeur du trésor royal. » Deux conversations, ce n’est pas tout à fait assez dire. Il fallut encore une longue lettre directement adressée par M. Necker à Maurepas et dont l’original se trouve aux archives nationales. Dans cette lettre, écrite au moment où le roi hésitait encore à consacrer le choix de Maurepas, M. Necker s’ouvre à son protecteur avec une habile franchise du désir qu’il éprouve d’entreprendre de commun accord avec lui la tâche de rétablir l’ordre dans les finances. Après avoir commencé par remercier Maurepas d’un billet affectueux, qui, dit-il, « sera sur son cœur toute sa vie, » M. Necker continue en ces termes :


J’ai toujours eu pour amis ceux à qui j’ai pu me montrer à découvert, et la bienveillance que vous montrez, monsieur le comte, m’encourage encore à cet égard. Vous m’aimerez encore davantage quand je pourrai dans une carrière commune vous rapporter tous mes sentimens et toutes mes pensées. Ne craignez donc point de déployer toute votre force ; je vous donne ma parole d’honneur que vous n’y aurez point de regret. Et, sans cette confiance, comment et dans quel but pourrois-je rechercher une place qui ne peut m’intéresser que par le sentiment de satisfaction que j’espère inspirer et que je suis sûr de mériter par une conduite sur laquelle la plus rigoureuse critique ne trouvera jamais à reprendre ? Que puis-je craindre aussy moi même avec ce mobile ? Si je puis bien faire, il faudra bien qu’on soit content, si je ne le puis par des circonstances que j’ignore, je ne serai pas embarrassant, car je m’en irai bien vite.


Il y avait cependant une difficulté qui tenait à la religion de M. Necker. La place de contrôleur-général donnait droit d’entrée et voix délibérative dans le conseil d’État ; or, il n’y avait pas plus de quatorze ans qu’un arrêt du parlement de Toulouse avait condamné à mort un pasteur protestant, François Rochette, comme « atteint et convaincu d’avoir exercé les fonctions de son ministère, et il avait marché au supplice pieds nus, tête nue, la hart au col, portant au cou un écriteau sur lequel était écrit : « Ministre de la religion prétendue réformée. » Peu s’en était fallu qu’en 1769 le maréchal de Beauvau, nommé gouverneur de Provence, ne fût tombé en disgrâce pour avoir rendu la liberté à quelques femmes protestantes encore détenues dans la vieille tour d’Aigues-Mortes. Les derniers protestans sortaient à peine du bagne, et ceux qui étaient toujours demeurés libres n’avaient pas le droit légal de se marier et de faire reconnaître leurs enfans. La pensée de revêtir un protestant d’une importante fonction publique montrait donc un grand progrès de la tolérance, et il faut faire honneur au pieux et timoré Louis XVI d’avoir su vaincre ses scrupules dans l’intérêt public. Mais c’était trop lui demander que de le faire entrer d’emblée au conseil. L’expédient imaginé fut de partager les attributions du contrôle-général et, à côté d’un contrôleur général qui ne serait rien, de nommer un directeur du trésor qui serait tout. Il semble que la trace des hésitations par lesquelles Louis XVI dut passer se retrouve dans le libellé du brevet qui fut délivré à M. Necker. Les actes officiels ne revêtaient point alors cette formule uniforme et invariable sous laquelle se dissimule aujourd’hui la pensée qui les a dictés. La rédaction de ces actes était pleine de nuances auxquelles il n’est pas indifférent de s’attacher. C’est ainsi que les termes du brevet de M. Necker semblent indiquer l’intention d’atténuer l’importance des fonctions qui lui étaient conférées et d’expliquer en même temps une nomination qui pouvait surprendre.


Aujourd’hui, 22 octobre. 1776, le roi étant à Fontainebleau, ayant jugé convenable au bien de son service, en nommant le sieur Taboureau des Réaux, conseiller d’état, ancien intendant de Valenciennes, pour remplir la charge de contrôleur-général des finances, vacante par le décès du sieur de Clugny, de se réserver la direction du trésor royal, Sa Majesté a cru en même temps ne pouvoir confier un détail aussi important à personne qui en fût plus digne que le sieur Necker. Les preuves multipliées qu’il a données de son zèle pour le service de Sa Majesté et les connoissances profondes qu’il a acquises dans l’administration des finances, lui persuadent qu’il répondra dignement à la confiance dont Sa Majesté veut bien l’honorer. A cet effet, Sa Majesté l’a nommé et nomme, pour exercer sous ses ordres la direction de son trésor royal, avec le titre de conseiller des finances et de directeur général du trésor royal ; et pour assurance de sa volonté, Sa Majesté a signé de sa main le présent brevet et fait contresigner par moi, conseiller secrétaire d’état et de ses commandemens et finances. Signé : Louis, et plus bas : Amelot.


Cette combinaison ne pouvait durer longtemps. L’officieuse Mme de la Ferté-Imbault, qui connaissait le ménage Taboureau, avait bien donné force conseils à Mme Necker, en lui recommandant de ménager la vanité de Mme Taboureau et de se montrer souvent en public avec elle. Mais d’inévitables froissemens survinrent, et, après neuf mois de collaboration, durant lesquels Taboureau s’occupa exclusivement de rechercher les émolumens de sa place négligés par ses prédécesseurs, il donna sa démission. Intervient alors un second brevet qui détermine la nature des fonctions nouvelles, créées pour M. Necker :


Aujourd’hui, 29 juin 1777, le roi étant à Versailles, ne jugeant pas convenable de nommera la place de contrôleur-général de ses finances, vacante par la démission du sieur Taboureau des Réaux, conseiller d’état, croyant cependant nécessaire de réunir entre les mains d’une seule personne les fonctions relatives à l’administration des finances, et voulant donner au sieur Necker une preuve de la satisfaction qu’il a de ses services ; à cet effet, Sa Majesté l’a nommé et nomme, pour exercer immédiatement sous ses ordres la place de directeur-général de ses finances.


« La mission de M. Necker, écrivait au Magnifique Petit Conseil M. de Vergennes, ministre des affaires étrangères, ne pouvait finir plus glorieusement qu’elle le fait, et la place de confiance à laquelle il est appelé est une preuve éclatante de toute la considération qu’il s’est acquise. » Aussi le Magnifique Petit Conseil, secrètement flatté de l’honneur qui avait été conféré à son représentant, arrêtait-il en ces termes la rédaction d’une inscription latine, qui serait gravée sur une médaille décernée à M. Necker : Jacobo Necker, Régis Gallorum œrarii superadministratori, quod octo annos legatus apud Regern christianissimum, eximia fide peritia defunctus sit, civi optimo, de patria bene merito Senatus. Gen. D. D. 1776.

Cette inscription fut la première des quatre-vingt-deux qui devaient être rédigées en l’honneur de M. Necker durant les années qui allaient suivre, en attendant l’heure des libelles.


II.

En passant de l’hôtel Leblanc à celui du Contrôle-général, qui était situé rue Neuve-des-Petits-Champs, M. Necker échangeait la situation d’un riche financier, mari d’une femme aimable, contre celle d’un homme public qui allait bientôt devenir le personnage de France le plus en vue. Ses fonctions nouvelles allaient lui créer, avec le roi et les membres de la famille royale, avec les hommes de cour et les évêques, avec les hommes de lettres et les philosophes, des relations dont je voudrais marquer la nature sans entreprendre de retracer l’histoire de son administration. Les adversaires de M. Necker font assez volontiers le silence sur ces cinq années d’une conduite si avisée, si prudente, durant lesquelles il réussit souvent à faire triompher dans la direction des finances des principes qui sont passés aujourd’hui à l’état d’axiome, mais qui alors étaient à peine entrevus par les esprits les plus éclairés. Je dirai seulement un mot du caractère de cette administration. L’incontestable supériorité de M. Necker sur les financiers du temps, c’est d’avoir discerné avec sagacité les points où une réforme était indispensable et d’avoir avec beaucoup de sûreté de coup d’œil porté la main sur des rouages vieillis dont quelques-uns furent définitivement brisés par lui, dont les autres devaient l’être plus tard par des mains plus brutales. Lorsqu’au prix de beaucoup de colères et de ressentimens, il réduisait le nombre de ces intermédiaires, fermiers généraux, croupiers, régisseurs, receveurs-généraux, entre les mains desquels restait une partie de l’argent produit par les impôts, lorsqu’il travaillait à ramener l’unité dans la comptabilité générale en supprimant quelques-unes des caisses publiques, et (tâche plus difficile encore) quelques-uns des trésoriers, lorsqu’il s’efforçait d’obtenir que chaque année, à une époque fixe, il fût établi une sorte de tableau comparatif des recettes probables et des dépenses projetées qui permît de mettre en équilibre les unes avec les autres ; il ne faisait rien autre chose que mettre à l’avance en pratique les principes d’après lesquels se gouvernent aujourd’hui en matière de finances tous les pays civilisés.

Lorsque, dans un autre ordre d’idées, il essayait d’organiser par toute la France des assemblées provinciales qui seraient, entre autres fonctions, chargées de la répartition de l’impôt, il jetait les premiers fondemens de la seule de nos institutions dont nos bouleversemens politiques n’aient fait qu’accroître la solidité : celle des conseils-généraux. Détail assez curieux : c’est dans le projet d’édit soumis au roi par M. Necker que se trouve, sous la désignation de bureau ou commission intermédiaire, la première idée de ce rouage d’une commission permanente que notre législation récente a cru emprunter à la Belgique, commission qui fonctionne aujourd’hui dans tous nos départemens et dont l’administration, sans être irréprochable, vaut à tout prendre mieux pour eux que celle des préfets d’aventure auxquels nous les voyons condamnés.

Enfin, lorsque peu de mois avant de quitter le pouvoir, M. Necker jetait, par la publication du fameux Compte-rendu, une lumière inattendue sur la matière obscure des finances publiques, cette innovation hardie lui était inspirée par une prévision dont l’expérience a démontré la justesse. Son instinct financier devinait les ressources inépuisables que, dans un pays fertile et laborieux, un gouvernement sage peut obtenir en faisant appel au crédit, mais il sentait bien que par ce temps où l’opinion publique était devenue une puissance, les opérations mystérieuses n’avaient plus leur raison d’être et que la publicité était devenue la seule base du crédit. Cette vérité, qui paraît aujourd’hui si simple, était alors une découverte à peine entrevue. La proclamer était une grande hardiesse, et il n’est pas surprenant que M. Necker ait été accusé par ses adversaires d’avoir trahi le secret de l’état. Mais ce qui est plus étrange, c’est qu’il se trouve encore de nos jours des écrivains pour le lui reprocher.

Un autre caractère de l’administration de M. Necker, c’est une préoccupation constante du sort des petits, des humbles, des souffrans. On connaît sa réponse à une solliciteuse qui lui disait : « Qu’est-ce que mille écus de pension pour le roi ? — Mille écus ! mais c’est la taille d’un village ! » Le souci de la condition faite à ces classes silencieuses et souffrantes « dont la voix, disait-il dans un de ses ouvrages, ne se fait jamais entendre à l’avance, et qui ne sait longtemps que bénir ou pleurer, » lui inspire même parfois quelques théories assez malsonnantes sur l’origine et les limites du droit de propriété, théories qui lui ont valu de la part de mon éminent collaborateur, M. Janet, le reproche de socialisme[4]. Pardonnons cependant à ces théories en faveur du sentiment qui les lui dictait et qui lui faisait dire, dans son Traité sur l’administration des finances, après avoir établi le chiffre des sommes mises par l’impôt à la disposition du roi : « Je voudrais que l’administration ne vît pas seulement dans un pareil tableau la puissance politique du monarque, mais qu’elle y lût encore en lettres de feu l’effrayante étendue des sacrifices qui sont exigés des peuples. » Ce sentiment était assez nouveau chez un successeur des Emery et des Terray pour qu’il soit équitable d’en faire honneur à M. Necker et de revendiquer pour lui une part de l’éloge que Louis XVI décernait à Turgot lorsqu’il disait : « Il n’y a que M. Turgot et moi qui aimions le peuple. »

Ces communes préoccupations de philanthropie n’étaient pas le seul lien qui unît le monarque au ministre : il y avait entre eux plus d’une ressemblance : même irréprochable honnêteté dans la vie privée, même droiture dans les intentions politiques, et aussi même indécision lorsque s’imposait la nécessité de prendre et de suivre définitivement un parti énergique. Mais il y avait chez Louis XVI plus de simplicité et de détachement de lui-même, chez M. Necker plus d’esprit et de sagacité. Aussi les relations du roi et de son ministre furent-elles un perpétuel malentendu. Louis XVI croyait que les vertus privées dont il donnait l’exemple suffisaient pour tirer la France des difficultés où les abus du pouvoir royal l’avaient plongée et il rêvait pour son peuple un gouvernement paternel à la Louis XII. M. Necker, mieux au fait du mouvement des esprits, sentait qu’un changement dans la constitution du royaume était devenu nécessaire, et il aurait désiré préparer graduellement ce changement, tandis que Louis XVI était au contraire disposé à voir dans toute tentative de cette nature un attentat à l’autorité royale. Mais avec quelque sévérité que Louis XVI ait fini par juger la conduite politique de M. Necker, il n’a jamais prêté l’oreille aux calomniateurs qui s’efforçaient de lui dépeindre son ministre comme un conspirateur travaillant à la ruine de la monarchie. Et, de son côté, M. Necker, deux fois abandonné par le roi dans des circonstances où cet abandon lui fut assurément cruel, n’a cependant jamais perdu une seule occasion de rendre hommage en termes émus au prince qui avait mis en lui une confiance momentanée. Mme de Staël a eu raison, pour l’honneur de son père, de publier les lignes suivantes, qu’elle a retrouvées après sa mort et qui furent écrites par lui sous le coup de l’émotion que lui causa l’exécution de Louis XVI :


Ô Louis, excellent prince et le meilleur des hommes, qu’il n’y ait jamais un écrit de moi où je n’atteste vos vertus comme un témoin digne de foi, aucun où je n’appelle à votre défense le seul jugement durable, le jugement de la postérité. Innocente victime, s’il en fut jamais ! innocente victime des passions humaines ! Quel sacrifice impie !


Si Marie-Antoinette devait, aux approches de la révolution, entrer avec violence dans les inimitiés que son entourage nourrissait contre M. Necker, du moins, à l’époque, qui nous occupe, eut-elle le bon esprit de ne point prêter la main aux intrigues dont on aurait voulu qu’elle devînt l’instrument. Vertement tancée par sa mère pour la part qu’elle avait prise à la disgrâce de Malesherbes et de Turgot, elle avait adopté la résolution, qui ne coûtait guère à son insouciance, de renoncer à toute intervention directe dans les affaires publiques. Mais elle se prêta de bonne grâce aux sacrifices qui étaient exigés d’elle, entre autres à la réforme de sa maison et de celle du roi, qui faisait partie des plans de M. Necker. Elle ne crut pas, ainsi qu’on s’efforça de le lui persuader, la dignité royale intéressée à conserver dans sa cour une foule de places superflues à la dénomination bizarre, sauf (tant était grand le désordre des sept ou huit caisses chargées de payer les gages de cette nombreuse livrée) à ce que ses laquais mendiassent, faute d’argent, dans les rues de Versailles, comme le faisaient ceux de Louis XV. Elle ne lui sut pas davantage mauvais gré de la résistance souvent maussade qu’il opposa aux demandes de la coterie avide dont elle était malheureusement environnée. C’est ainsi que, le duc de Guines ayant obtenu, par l’intervention de la reine et en dépit de M. Necker, une dot de cent mille écus pour sa fille et ayant jugé plaisant ou habile d’écrire à M. Necker pour l’en remercier, il s’attira la réponse suivante :


Monsieur le duc,

Quoique j’attachasse beaucoup de prix à votre reconnoissance, je dois à la vérité de ne point accepter ce qui ne m’appartient pas. Toutes les fois que la reine m’a fait l’honneur de me parler de votre affaire, j’ai fait en loyal administrateur des finances toutes les observations contre que j’ai cru pouvoir me permettre. Sa Majesté m’a ensuite parlé de la volonté du roi qui me seroit manifestée, et de ce moment je n’ai eu qu’à montrer mon respect et mon obéissance. Vous voyez donc, monsieur le duc, que si le roi me donne des ordres, vous ne me devrez rien. Après cet aveu, qui me fait perdre un titre à votre bienveillance, je vous prie de croire au désir sincère que j’ai d’en acquérir, et je chercherai avec empressement les occasions de vous en convaincre.


Le duc de Guines était des mieux placés auprès de Marie-Antoinette, qui s’était déjà employée en sa faveur dans un procès important, Néanmoins elle ne témoigna aucune mauvaise humeur de cette rebuffade adressée à son favori, et lorsque M. Necker, quelque temps après, donna sa démission, Mme Necker put écrire au curé d’une des paroisses de Paris : « Une consolation pour nous dans le monde, s’il en peut exister, c’est que la reine partage notre patriotisme ; elle a pleuré samedi toute la journée. »


Avec les autres membres de la famille royale, les relations de M. Necker n’étaient point aussi faciles. Nous trouverons tout à l’heure la main du comte d’Artois dans l’intrigue qui le renversa. Quelques mois après son arrivée à la direction générale des finances, il eut le périlleux honneur de se trouver en lutte directe avec Monsieur. Celui qui devait plus tard, sous le nom de Louis XVIII, rendre à la France un si insigne service et lui assurer dix de ses plus belles années, était alors fort préoccupé de faire valoir et d’augmenter sa fortune personnelle. Il avait d’abord sollicité la faveur d’être admis à constituer sur sa tête et sur celle de Madame un capital de 2,500,000 livres dans un emprunt viager. M. Necker ayant fait repousser cette demande, il introduisait alors une réclamation tendant au remboursement d’une créance de 1,064,191 livres 18 sols 3 deniers (rien n’était oublié) qu’il prétendait lui rester due sur la succession du dauphin et de la dauphine, ses père et mère. Il chargeait son intendant, Cromot, d’exposer à M. Necker cette réclamation tardive, et Cromot terminait sa lettre dans les termes suivans :


En m’acquittant des ordres de Monsieur, je dois vous prévenir qu’il lui est revenu que vous étiés dans l’opinion que cette affaire avoit été déjà traitée et même consommée avec vos prédécesseurs. Monsieur ne peut se persuader que vous ayez abondé dans une idée qui lui seroit aussi injurieuse, et si on avoit cherché à vous induire dans une semblable erreur, vous en sortiriés facilement, en faisant vérifier les faits dans vos propres bureaux. Je mettrai la réponse dont vous voudrés bien m’honorer sous les yeux de Monsieur qui l’attend avec impatience.


La demande était directe, la démarche pressante et la tentative d’intimidation à peine déguisée. Un ministre moins pénétré de ses devoirs que M. Necker aurait peut-être plié. Mais il n’hésita pas, et quelques jours après il répondait à Cromot une lettre habilement rédigée qu’à son tour il terminait ainsi :


Il est vrai, monsieur, que j’ai fait quelques recherches pour examiner si cette demande n’avoit pas déjà été formée ! Les raisons qui pouvoient me le faire croire étoient assez plausibles : connoissant votre activité pour les intérêts de Monsieur et votre intelligence, il me paroissoit extraordinaire que depuis tant d’années où vous aviez eu le temps de mettre en avant cette prétention, vous eussiez choisi le moment où les finances sont le plus accablées du poids d’une guerre infiniment dispendieuse. Je ne puis même vous dissimuler qu’après avoir fait pendant quelque temps des recherches inutiles à cet égard, j’ai acquis depuis peu de jours des renseignemens d’où il résulte que cette demande a été formée et rejetée sous le feu roi au rapport de M. l’abbé Terray, et ces renseignemens sont tels que j’y aurois ajouté la plus entière foi si vous ne me disiez pas le contraire.

Je prendrai sur tout cela les ordres du roi, si Monsieur l’exige ; mais j’ai cru avant tout devoir faire connoître ma façon de penser, afin que Monsieur puisse choisir un autre intermédiaire s’il le juge à propos ou suivre directement cette affaire. Et comme le roi ne trouve pas mauvais que vous fassiez valoir les droits de Monsieur selon vos lumières, j’espère que Son Altesse Royale ne désapprouvera pus que je discute les intérêts de Sa Majesté suivant ma conscience.


Inutile de dire que la réclamation de Monsieur n’eut jamais d’autres suites ; mais je doute que l’intendant auquel un démenti était si poliment donné et le prince lui-même aient jamais pardonné cette lettre à M. Necker.

Si M. Necker eut souvent à lutter contre des difficultés de la nature de celle que je viens d’indiquer, en revanche il dut se sentir singulièrement encouragé par les témoignages de confiance qu’il recueillait de tous côtés. Il n’y a rien peut-être qui ferait mieux revivre l’esprit dont la France était animée sous le règne de Louis XVI que la publication des milliers de lettres, discours, pièces de vers, qui furent adressés à M. Necker durant les cinq années de son premier ministère. Rien non plus qui ferait davantage regretter que tant de mouvemens généreux, tant de bonnes volontés ardentes n’aient pas réussi à éviter la catastrophe finale. Jamais, à la prendre dans son ensemble, la France ne fut animée de sentimens meilleurs que durant ces quinze premières années du règne de Louis XVI. Jamais souverain n’obéit à des intentions plus pures ; jamais noblesse ne se montra plus disposée à se réformer elle-même ; jamais nation n’eut l’oreille plus ouverte et le cœur plus accessible à toutes les idées élevées. Quand on songe que, pour rechercher les causes de ce tragique avortement, il faut remonter à plus d’un siècle de politique fausse ou funeste, on est effrayé du poids dont la fatalité pèse sur les affaires humaines lorsqu’elle n’est combattue par aucune volonté ferme, et on se prend à creuser le sens profond du vers antique :

Delicta majorum immeritus lues.

Parmi ces nombreux témoignages de l’incroyable popularité dont jouissait M. Necker je choisirai ceux où se peint le mieux l’esprit qui animait alors les différentes classes de la société. Assurément il n’y aurait eu rien d’étonnant à ce qu’un ministre étranger et bourgeois trouvât liguée contre lui la noblesse de cour et que la cabale des courtisans s’acharnât tout entière contre lui. Il n’en fut rien. Si M. Necker excita des rancunes implacables chez quelques-uns de ceux dont il contribua à faire rejeter les demandes, et en particulier dans les quatre familles qu’on appelait les quatre coins de la reine, il trouva cependant dans les rangs des plus grands seigneurs des partisans chaleureux. Ce sont, leurs lettres l’attestent, les Montmorency, les La Rochefoucauld, les Noailles, les Mouchy, les Beauvau, les Crillon, les Mailly, bien d’autres encore qui se prononcèrent avec le plus de vivacité en faveur de M. Necker. Je choisirai, parmi ces témoignages d’ardeur désintéressée, quelques billets dont le tour me paraît le plus propre à montrer quels sentimens animaient alors une partie de ce monde de la cour de Louis XVI. Presque tous ces billets ont été écrits, soit à l’occasion de la publication du Compte-rendu, soit au moment de la retraite de M. Necker. Veut-on savoir, par exemple, quels sentimens la lecture du Compte-rendu avait excités chez un maréchal de France qui devait un jour périr sur l’échafaud, ainsi que sa femme et sa petite fille ? qu’on lise cette lettre du maréchal duc de Mouchy :


Versailles, ce 17 février 1781.

Je viens de lire avec enthousiasme, monsieur, l’admirable compte que vous avez rendu au roy : rien de plus beau et de plus touchant pour tout homme qui scait penser ; rien de plus capable et de plus fait pour enflamer tous les bons François d’amour pour leur maistre et de la reconnoissance d’avoir choisi un ministre aussi éclairé et aussi actif et qui a fait en quatre ans ce qui illustreroit une longue vie. J’en fais aussi mon sincère compliment à la digne et respectable compagne de vos traveaux dans un détail si intéressant et si pénible. Tous les bons patriotes doivent faire des vœux pour que la France vous conserve un siècle pour son bonheur. Je ne serai pas des derniers à le désirer très vivement.

J’ai l’honneur d’être, monsieur, avec un inviolable attachement, votre très humble et très obéissant serviteur.

N. Maréchal duc de Mouchy.

J’ai une grande impatience que ce chef-d’œuvre gagne la province.


Est-on curieux du jugement que portaient sur les événemens du nouveau règne et sur l’entreprise de M. Necker, les courtisans vieillis à la cour de Louis XV, dont la jeunesse avait eu des spectacles bien différens sous les yeux ? voici une lettre écrite d’une main affaiblie et tremblante par un homme dont on n’est guère accoutumé à associer le nom à tout ce mouvement d’idées des premières années du règne de Louis XVI, par ce comte de Tressan, que Marie Leckzinska appelait le plus aimable des vauriens et auquel elle imposait de faire des cantiques en vers comme pénitence :


À Franconville, ce mardy[5].
Monsieur,

J’ay été élevé sous les yeux du régent et à la cour du feu roy, par un oncle qui m’avoit apris à bien voir ; je suis bien vieux, mais ma vue n’est point affoiblie, et je gémis sur tout ce que je vois, et prévois. Votre belle ame, monsieur, et celle qui lui est égale et qui fait votre bonheur sont les seules qui puissent estre fermes et tranquilles en ce moment. J’ay été passer hyer une heure avec M. de Buffon mon ami depuis cinquante ans, j’ay baisé, les larmes aux yeux, une lettre faitte pour instruire et pénétrer le cœur d’un vray sage. Permettez-moy, monsieur, de vous jurer de nouveau l’attachement, le dévouement que vous m’avez inspiré. Je vous admireray, vous respecteray, vous aimeray jusqu’au dernier soupir ; je vous suplie de me mettre aux pieds de Mme Necker, mon cœur fut déchiré en passant hyer devant Saint-Ouen, j’envie le bonheur du concierge de votre maison.

De grâce, ne me privez pas longtemps tous les deux de l’honneur et du bonheur de vous aller rendre un bien pur homage, et lorsque vous voudrez bien voir vos serviteurs les plus fidelles, je vous conjure d’apeller ce vieux Tressan qui dans ce moment ne conoit de gens éclairés qui sont heureux que M. et Mme Necker.


Parfois ces témoignages d’enthousiasme arrivaient à M. Necker d’un camp bien voisin de celui où il comptait ses ennemis les plus acharnés. C’est ainsi que le propre beau-père de l’amie de la reine, le vicomte de Polignac, mécontent, il est vrai, d’un passe-droit qu’il avait subi, exhalait, dans une lettre à M. Necker, son enthousiasme et ses griefs :


Je ne croyois pas, monsieur, pouvoir rien ajouter aux sentimens de haute, estime et admiration que vous m’avez déjà inspiré, mais après la lecture de votre ouvrage, je ne scay plus de quels termes me servir pour vous exprimer toutes les impressions qu’il m’a fait ? Tout bon François doit verser des larmes en le lizant et tout bon patriote en doit verser de sang. — Souffrez que je vous rappelle qu’étant en Suisse, j’eus l’honneur de vous envoyer quelques foibles idées de patriotisme, une espèce de projet ou d’apperçu informe pour prouver que l’administration des finances demandoit une nouvelle forme. Je voyois comme au travers d’une glace à facettes une quantité d’abus de mauvaises gestions, de rapines, de foiblesses… Rien n’est si rebutant pour un bon sujet et bon patriote que de voir de pareilles menées. Aussy j’ay pris mon parti ; j’ay dit pour toujours adieu à la cour ; j’y serois fort inutile, ma franchise et mon âge fort déplacés. Si j’étois assez connu de vous, monsieur, vous ne douteriez pas de la sincérité et franchise avec laquelle je m’exprime. Elles partent d’un cœur vraiment touché et admirant votre mérite peu commun.


Un grand nombre de femmes de la cour ne se montraient pas moins favorables à M. Necker.


Jamais surintendant ne trouva de cruelles,


a dit Boileau ; mais ce n’est point ainsi qu’il faut l’entendre de M. Necker, et s’il eut les femmes pour lui (chose rare pour un ministre réformateur), il faut l’attribuer en partie à cette mode qui les poussait à prendre vivement parti dans des questions peut-être un peu au-dessus de leur portée, comme elles l’avaient fait dans la question du commerce des grains, à la suite de l’abbé Galiani. Au premier rang de ces tenantes de M. Necker étaient la maréchale de Beauvau, qui, discourant avec vivacité dans son salon sur l’égalité des conditions, s’offusquait bien un peu de ce qu’un avocat profitât de sa distraction pour puiser sans façon dans sa tabatière, mais qui, à travers l’épreuve des événemens, demeura fidèle à ses amis comme à ses opinions ; la duchesse de Lauzun, dont on n’a pas oublié la lettre enjouée où elle confesse s’être prise de querelle aux Tuileries avec un promeneur inconnu qui médisait de M. Necker ; la princesse d’Henin, qui sera plus tard une des meilleures amies de Mme de Staël ; la duchesse de Bohan, née d’Uzès, qui, apprenant la retraite de M. Necker, lui écrivait « que c’était comme citoyenne qu’elle s’affligeait ; » la comtesse de la Marck, née Noailles, une des correspondantes de Gustave III ; la duchesse d’Enville, qui, depuis le temps où elle avait fait la connaissance de Mme Necker sur les bords du lac de Genève, n’avait pas perdu le goût des philosophes. J’en pourrais nommer bien d’autres ; mais plutôt que de continuer cette nomenclature, j’aime mieux choisir, parmi ces témoignages d’enthousiasme féminin, deux lettres qu’on lira peut-être avec intérêt, car elles portent la signature de deux femmes pour lesquelles notre temps s’est épris d’un goût assez vif. L’une est de la célèbre Mme d’Épinay, qui devait sans doute à sa belle-sœur, Mme d’Houdetot, la connaissance des Necker, et qui exprimait en ces termes à M. Necker le regret que lui causait sa retraite :


Je sens, monsieur, qu’il est peut-être fort indiscret de vous parler de la peine que je partage avec tout le public, et que j’ose prendre la liberté de vous assurer que personne ne ressent aussi vivement que moi. Tous nos amis communs m’ont interdit l’honneur de vous écrire, mais mon sentiment me commande de vous réitérer l’hommage de ceux que de tout temps je vous ai voué ; j’y joignois celui de la reconnoissance pour tout le bien public que nous devons à votre ministère et pour avoir bien voulu vous occuper de moi dans ces momens de crise. Pardonnez mon indiscrétion, c’est une faute de mon cœur. La grâce et la distinction, que j’ai l’honneur de vous demander, c’est de ne pas me répondre ; je ne vous ai été que trop un sujet d’importunité. Si je puis espérer que dans quelques jours de loisir vous me fassiez l’honneur de me venir voir, vous mettrez le comble à mes vœux. Recevez, avec votre bonté ordinaire, l’assurance de rattachement le plus vrai et de tous les sentimens que la vénération et la reconnoissance peuvent inspirer, avec lesquels je suis monsieur, votre très humble et très obéissante servante.

D’Esclavelles d’Épinay.

À Paris, ce 20 mai 1781.


L’autre est de la marquise de Créquy, dont les pseudo-mémoires, fabriqués par M. Decourchant, avaient fait une personne médisante, à la langue acérée et qui était en réalité une femme spirituelle, sagace et bonne. Son enthousiasme pour M. Necker est d’autant plus significatif qu’elle avait, comme on sait, pour meilleur ami Senac de Meilhan et que celui-ci avait dû tout faire pour l’en dégoûter. « Retirez-vous, polisson ! M. Necker s’avance, » lui avait-elle écrit un jour, et peut-être cette boutade explique-t-elle quelques-uns des sentimens que Sénac de Meilhan portait à M. Necker. En tout cas, il n’avait pas exercé beaucoup d’influence sur son amie, car voici comme elle appréciait la retraite de M. Necker :


À Monflaux, (Bas-Maine), ce 18 aoust[6].

Vous allés pâtir, madame, de ma solitude, car j’ay grande envie de parler. Je suis partie de Paris il y a plus d’un mois, et après avoir été longtemps inquiette de M. Necker, on m’a assuré que sa santé était rétablie, mais je connois les effets de la sensibilité, et j’ay besoin d’estre encore réassurée. J’ay la confiance, madame, que vous ne desaprouveréz pas la liberté que je prends ; j’y suis autorisée par le cri de la populace avec laquelle j’ay des communications, et quand il s’y mesle un ordre plus élevé je trouve le même sentiment, si ce n’est le même langage. Chacun s’intéresse à Aristide, car je n’en sortirai pas, c’est lui-même, et s’il y avoit une assemblée ou il fut question du juste, chacun se tourneroit de son côté comme on fit à Athènes.

Je ne puis que sentir les malheurs de ma patrie, les miens ne peuvent être mis à côté, mais enfin nous voila à la veille d’une famine, les bleds nous vont manquer, le fermier sera hors d’état de soulager et pensera à tirer parti du peu qui lui viendra, et le propriétaire touchant peu, donnera mal. En prevoiant ce très prochain avenir, je dis : O Aristide, comme vous m’auriez donné des secours ! et puis je pleure seule et sans témoins, car je me suis aperçue que l’avenir échappe à ces gens-là, et c’est toujours autant de gagné.

Pline le jeune ayant perdu son ami craignoit de se relâcher dans la vertu. Je vous assure, madame, que je crains de ne pas commencer à la pratiquer depuis que je vois comme elle est traittée, et que, malgré les motifs supérieurs il y a des instans ou je me sens foible, personnelle, intéressée. Un grand modèle dans une place élevée élevoit les âmes ; chaque action mettoit un degré d’émulation. Il est vrai que les âmes viles ont pris de la jalousie, mais aucune n’a osé révoquer en doute les vertus d’Aristide. On m’a écrit que le mémoire au roi paroissoit imprimé, je l’aurai sûrement, j’y trouve un très grand déffaut, c’est qu’il n’y a pas un mot qui ne soit vrai ; cela ne se pardonne point.

Je compte m’en retourner le mois prochain ou les premiers d’octobre. Me permettriez-vous, madame, d’aller une fois vous rendre les devoirs qu’on doit à la vertu, me frotter à la manche d’Aristide, et vous assurer tous deux des sentimens de vénération, et d’attachement avec lesquels j’ay l’honneur d’estre, madame, votre très humble et très obéissante servante.

La marquise douairière de Crequy.


Si M. Necker trouvait pareil accueil auprès d’un monde auquel il était étranger par son origine, on peut penser avec quel enthousiasme son arrivée au pouvoir fut saluée par les hommes de lettres qui composaient la petite cour de Mme Necker. Bien que, dans son salon, M. Necker ne se familiarisât guère avec eux, peu s’en fallait cependant qu’ils ne considérassent comme un des leurs l’auteur d’un Éloge de Colbert qui avait été couronné par l’Académie française. Aussi les trouvons-nous tous groupés autour de lui, chacun dans l’attitude que nous lui connaissons déjà : Marmontel obséquieux, Diderot déclamateur, Grimm flatteur avec adresse. Chez Marmontel l’enthousiasme tient du délire :


Enfin nous y voilà, écrit-il à Mme Necker. Ce n’est plus seulement M. Necker qui se comble de gloire ; c’est le roi. Ce ne sont plus les vues confuses d’économie et les moyens éparpillés qu’on se proposoit avant ce ministère et qui se trouvèrent aussi impraticables qu’ils étoient minutieux, et vains. C’est un plan solide et vaste qui embrasse tout et met tout au niveau. C’est une marche ferme et sûre qui va au but en ligne droite. C’est un procédé géométrique appliqué à l’économie. Dans ce nouvel ordre de choses, rien n’est timide et rien n’est hazardé. Au lieu de ces mots en usage : car tel est notre bon plaisir, le roi pourrait écrire : car telle est la raison éternelle et la règle universelle des choses.


Ce ne sont pas seulement des cris d’admiration que lui arrache la lecture manuscrite du Compte-rendu : ce sont des larmes qui coulent de ses yeux et qui baignent son visage. Il croit voir Hercule armé de sa massue pour écraser l’hydre de la calomnie, ou plutôt (car cette image ne convient point à la modération et à la modestie de M. Necker) le Saint Michel de Raphaël tenant sous ses pieds le dragon. Il donne ses avis sur tout, sur la régie des domaines, sur la comptabilité de la marine. A force de parler finances, la fièvre le gagne, et il envoie à Mme Necker tout un projet de son cru avec le billet suivant :


Ce vendredi matin.

Je ne rêve plus que finances, madame, et M. Necker n’en est pas plus occupé que moi. Ce n’est pas que je sois devenu meilleur citoyen ; mais l’intérêt de l’amitié se joint à celui du patriotisme. Je viens d’écrire à la hâte ma rêverie de ce matin. Ayez la bonté de la lire, et si vous ne trouvez pas cela trop commun, ou trop peu pensé, vous la jetterez à M. Necker, en lui disant : Tiens, voilà ce pauvre homme qui devient fou par amitié pour nous.

J’espère bien, madame, avoir l’honneur de diner avec vous ; mais je n’ai pas voulu tarder à vous prouver que ma première pensée, à mon réveil, a été pour ce qui vous interesse le plus au monde, impatient de vous apprendre non ce que j’ai rêvé, mais à qui j’ai rêvé.


Diderot ne se prodigue pas autant, car il est moins de la maison. Entre temps, il ne néglige pas cependant d’assurer le sort de son gendre qu’il recommande pour un emploi à la bienveillance de M. Necker, et de solliciter l’envoi de la petite brochure où Mme Necker avait exposé les résultats obtenus par elle dans la maison de santé qui porte aujourd’hui son nom. Cette lettre, qui a été publiée pour la première fois il y a peu de temps dans la nouvelle édition de Diderot, donnera l’idée du diapason de son admiration :


Madame,

Je ne sais si c’est à vous ou à M. Thomas que je dois la nouvelle édition de l’Hospice ; mais pour ne manquer ni à l’un ni à l’autre, permettez que je vous en remercie tous les deux. J’ai désiré l’Hospice afin de le joindre au Compte-rendu et de renfermer dans un même volume les deux ouvrages les plus intéressans que j’aie jamais lus et que je puisse jamais lire. J’ai vu dans l’un la justice, la vérité, le courage, la dignité, la raison, le génie, employer toutes leurs forces pour refréner la tyrannie des hommes puissans ; et dans l’autre la bienfaisance et la pitié tendre leurs mains secourables à la partie de l’espèce humaine la plus à plaindre, les malades indigens. Le Compte-rendu, apprend aux souverains à se préparer un règne glorieux, et à leurs ministres à justifier aux peuples leur gestion. L’Hospice enseigne leurs devoirs à tous les fondateurs et directeurs d’hôpitaux ; grandes leçons qui resteront longtemps infructueuses ; mais ceux qui les ont données marcheront sur la terre au milieu de l’admiration et des éloges de leurs contemporains, et n’en mériteront pas moins, de leur vivant ou après leur mort, un monument commun où l’on nous montrerait, l’un instruisant les maîtres du monde et l’autre relevant le pauvre abattu. Voilà, madame, ce que je pense, avec tous les citoyens honnêtes, de ces deux productions. S’il arrivoit toutefois qu’on vous dît que je suis resté muet devant quelques malheureux personnages, en qui le sentiment de l’honneur fût étouffé ou ne poignît jamais et qui auroient eu l’imprudence de les attaquer, croyez-le. L’indignation et le mépris, lorsqu’ils sont profonds, se manifestent, mais ils ne parlent pas ; et je suis persuadé qu’il est des circonstances où ce n’est pas honorer dignement la vertu que d’en prendre la défense.

Diderot.


Grimm était encore en Russie lorsqu’il apprit l’arrivée de M. Necker aux affaires. Ce fut l’impératrice qui lui communiqua cette nouvelle ; aussi, tout en adressant ses félicitations à Mme Necker, Grimm ne perd pas l’occasion d’étaler à ses yeux l’intimité si flatteuse où il vit avec la grande Catherine :


L’impératrice vient, madame, de m’apprendre le choix que le roi a fait de M. Necker pour l’administration d’une des branches les plus importantes de ses finances. Comme elle se mêle un peu du métier et qu’elle prétend avoir apprécié les talens de M. Necker depuis longtemps, elle m’a fait à cette occasion l’éloge le plus touchant d’un jeune roi qui sait faire de pareils choix. Ensuite est venu l’esprit de prophétie qui possède toujours plus ou moins les gens du métier et qui m’a prédit les suites naturelles de ce choix. Sur ce point, je me suis trouvé parfaitement d’accord avec Sa Majesté. Ensuite elle m’a demandé ce que vous diriez de cet événement. Je lui ai promis, madame, de vous le demander et de lui lire votre réponse. Ensuite elle m’a appris que tout le public de Paris avait infiniment applaudi le choix du roi, de sorte que le public, l’impératrice et moi nous sommes d’accord avec le roi très chrétien. De tout cela est résultée une conversation où l’impératrice m’a laissé entrevoir ses principes et ses procédés dans l’administration des finances, et comme l’ordre qu’elle y a mis et les ressources qu’elle a su y trouver, en soulageant d’année en année ses peuples, ne sont pas ce qu’il y aura de moins mémorable dans son règne, je dois en dernier ressort, au choix que le roi a fait de M. Necker, une séance des plus intéressantes et une soirée des plus agréables. J’ai de ces séances une ou deux par jour et je passe ma vie à entendre les principes du grand art de gouverner. Si ma mémoire était assez fidèle et que j’eusse assez de talent pour écrire ces conversations avec cette variété de tons et de couleurs qui s’y fait sentir à chaque trait, j’aurois fait un des livres les plus extraordinaires et les plus piquans de ce siècle. Il n’y a qu’un seul grand inconvénient à ma manière de vivre actuelle, c’est de voir l’impératrice trop souvent, car ordinairement, depuis midi jusqu’à neuf ou dix heures du soir, il n’y a guère que deux heures où elle ne me voit pas, d’où il arrive que plus je la vois, plus je m’y attache et qu’elle se lassera d’autant plus vite de moi qu’elle me voit trop souvent. Il lui restera le parti de me renvoyer quand la satiété sera arrivée et à moi celui de me rappeler toute ma vie avec reconnoissance mon bonheur et ses bontés.


La satiété sans doute étant venue, et Grimm de retour en France, « le céleste baron, » comme l’appelait Catherine, continua ce bon office de transmettre à M. et Mme Necker les complimens de l’impératrice et ceux des princes avec lesquels il était en correspondance habituelle. Tout en trouvant que « les finances du roi très chrétien étaient une matière tout à fait dégoûtante, » Catherine suivait avec intérêt les réformes de M. Necker et elle ne doutait nullement « que le ciel ne l’eût destiné à tirer les finances de la France de l’état très embarrassé où il les avait trouvées. » — « Pauvres gens ! écrivait-elle à Grimm sur le bruit assez frivole que M. Necker avait fait scandale par son apparition en bottes fortes dans les galeries de Versailles, pauvres gens ! des gens non bottés ne peuvent souffrir ceux qui sont trop fermes, trop constamment d’aplomb, trop difficiles, trop conséquens, trop forts et trop pleins de raison. Tout cela est incommode. » Et ces appréciations de Catherine étaient fidèlement transmises à M. Necker par l’intermédiaire de sa femme. Mais ce rôle d’entremetteur ne suffisait pas à Grimm, et il trouvait, pour exprimer l’admiration que lui causait le mémoire sur les assemblées provinciales, des termes dont Diderot aurait été jaloux :


J’ai l’honneur, madame, de vous renvoyer le mémoire que M. Meister m’a confié ce matin de la part de M. Necker. De telles lectures réconcilient avec l’existence et rendent de l’énergie à une âme flétrie par le spectacle habituel des malheurs et des sottises. Moi dont le cœur dur n’a pu être ému un instant par quarante Barmécides[7] massacrés dans un mouvement de légèreté d’un prince d’ailleurs plein de bonté et de générosité, j’ai pleuré aux sanglots en lisant rapidement ce mémoire sublime. Il est fâcheux qu’un tel écrit ne puisse pas être livré à l’attendrissement et à la reconnoissance du public. C’est un chef-d’œuvre de sagesse et de sensibilité, de cette sensibilité vraie et profonde dont on entend parler sans cesse et qu’on ne rencontre nulle part. Lorsqu’on voit un bon roi conseillé et inspiré de cette manière, l’on dort tranquille et l’on se dit que, malgré la légèreté et la témérité des jugemens publics et l’impulsion qu’ils recevront souvent, sans s’en douter de l’intrigue et de l’intérêt particulier, il est impossible que la nation ne récompense pas enfin par des acclamations générales et un mouvement vif de reconnoissance, les efforts d’un ministre vertueux et éclairé dirigés avec une sagesse si rare vers le plus grand bonheur.

Mme d’Épinay partage ma reconnoissance. Cette lecture a fait une distraction bien puissante à ses maux habituels, dont elle est plus accablée qu’à l’ordinaire. J’espère, madame, vous présenter demain l’hommage de mon respect.


Ce mémoire sur les assemblées provinciales, qui devait demeurer inédit, fut livré par une indiscrétion à la publicité et devint une des causes de la disgrâce de M. Necker. C’est un exposé bien fait des inconvéniens d’une centralisation excessive et de l’administration des intendans. Mais, s’il ne fallait singulièrement rabattre des expressions de cette sensibilité « dont on parle sans cesse, mais qu’on ne rencontre nulle part, » on ne comprendrait pas qu’une telle lecture ait pu provoquer cette chose rare entre toutes, les larmes de Grimm.

Si l’on veut maintenant connaître le jugement porté sur M. Necker par quelqu’un qui n’était point un complaisant, il faut le demander à Buffon, dont la nature orgueilleuse se pliait mal à reconnaître le mérite d’autrui. Jamais, dans sa correspondance avec Mme Necker, Buffon n’appelle M. Necker autrement que « notre grand homme. » Parfois il juge convenable de l’admettre en tiers dans cette relation dont on n’a pas oublié la nature passionnée. « Jamais, lui écrit-il, ma très respectable amie n’a manqué de vous mettre de part et souvent de moitié dans les sentimens qu’elle a eu la bonté de me témoigner. » Mais c’est surtout au moment de la publication du Compte-rendu qu’éclate son admiration et que la forme où elle s’exprime rappelle le Magna sonaturum que Mme Necker proposait d’inscrire sur le socle de sa statue :


Jusqu’ici, ma noble amie, écrit-il à Mme Necker, je n’avois vu votre très illustre époux que comme l’on peint le génie, avec une auréole de gloire autour d’une tête du plus grand caractère, et dont en même temps le corps, les bras, les mains, même les ailes et les organes agissans sont dans un nuage qui nous dérobe le reste de sa nature divine, parce que les peintres ont craint qu’elle ne devînt trop humaine ; aujourd’hui par cet écrit en lettres d’or, par ce Compte-rendu au roi, je vois M. Necker, non-seulement comme un génie, mais comme un dieu tutélaire amant de l’humanité, qui se fait adorer à mesure qu’il se découvre. J’en dirois bien autant d’une autre moitié de lui-même, mais vous me désavoueriez, mon adorable amie ; votre modestie, plus grande encore que vos hautes vertus, voudra toujours garder son voile, ne fût-ce que pour tempérer leur éclat, et je ne puis que vous en louer encore. Oui, je vous aime, je vous admire et respecte tous deux du plus profond de mon cœur ; je vous le dis en vérité et dans l’enthousiasme que je viens d’éprouver après la lecture de cet écrit sans exemple et à jamais mémorable, qui fera plus de bien et d’honneur à notre siècle que tous nos autres écrits mis ensemble.


Le témoignage d’un homme tel que Buffon était de ceux qui pouvaient inspirer quelque orgueil à M. Necker. Souvent on lui a reproché son infatuation et la haute opinion qu’il avait de lui-même ; mais n’est-ce pas une excuse que cette opinion ait été partagée par les plus distingués d’entre ses contemporains, et peut-on exiger d’un homme qu’il ait la modestie de ne pas en croire sur son propre compte des juges désintéressés ?

Trouvant un pareil appui dans le monde des lettres et des philosophes, M. Necker n’aurait guère eu le droit de se plaindre s’il était venu se heurter à une hostilité systématique de la part du clergé catholique. Sa nomination n’avait pas été vue de bon œil par plusieurs membres de l’épiscopat, et l’on trouve écrit partout que l’opposition du clergé, comme celle du parlement, fut une des difficultés avec lesquelles M. Necker eut à lutter. Une affirmation aussi générale n’est pas exacte. « Je vous l’abandonne, si vous voulez vous charger de payer les dettes de la France, » avait répondu M. de Maurepas à un évêque qui lui reprochait la nomination d’un protestant à des fonctions publiques aussi importantes ; Mais le haut clergé ne présentait pas alors cette unité de doctrines et de vues qu’offre aujourd’hui l’épiscopat français, et il se divisait en plus d’un parti. Il y avait d’abord le parti qu’on appelait le parti dévot, qui s’employait avec plus de fougue que d’adresse à combattre les doctrines philosophiques ou jansénistes, et qui déployait un zèle égal contre les progrès de la tolérance et contre ceux de l’impiété. À la tête de ce parti était l’archevêque de Paris, Christophe de Beaumont, dont le nom doit à certaine lettre de Rousseau une célébrité fâcheuse. Tout à l’opposé, se faisait remarquer le parti des prélats de cour, dont le cardinal de Rohan a été le type le plus éclatant, beaucoup plus occupés de galanteries et d’intrigues que de querelles théologiques, et dont on avait grand’peine à obtenir quelques mois de résidence dans leurs diocèses. Enfin il y avait entre les deux un parti intermédiaire qu’on avait le tort d’appeler parfois le parti philosophique, composé de prélats dont l’orthodoxie était suffisante, les mœurs honnêtes, mais qui ne dédaignaient ni le suffrage des beaux esprits ni le commerce du monde. Parmi ces prélats on comptait l’archevêque de Bordeaux, Champion de Cicé, qui joua un rôle assez important à l’assemblée constituante, l’archevêque d’Aix, Cucé de Boisgelin, qui fut à l’Académie française le successeur de Voisenon, l’archevêque de Bourges, Phelipeaux, que M. Necker devait mettre à la tête de l’assemblée provinciale du Berry, l’archevêque de Narbonne, Dillon, les évêques du Puy, de Mirepoix et d’autres encore. M. Necker, dont le système politique était de ménager le clergé et de l’associer à ses plans de réforme, rechercha l’appui de ces prélats. Il n’eut pas de peine à l’obtenir. D’assez nombreuses lettres échangées entre eux et Mme Necker, qui était dans beaucoup de circonstances le secrétaire de son mari, vont nous montrer que, si la tolérance n’était pas encore inscrite dans nos lois, elle était du moins (ce qui vaut autant) entrée profondément dans nos mœurs. On sera peut-être étonné de voir que les membres les plus haut placés du clergé ne jugeaient pas les actes de l’administration de M. Necker moins favorablement que Grimm et Diderot. C’est ainsi que l’évêque de Mirepoix, Tristan de Cambon, écrivait à Mme Necker au moment de la publication du Compte-rendu :


À Toulouse, ce 7 mars.

Je devrois vous bouder, madame, il sort de chez vous un écrit admirable et vous ne me l’envoyés pas. Quelques personnes en reçoivent des exemplaires, et je suis obligé d’avoir recours à elles pour le lire, nos libraires ne l’ayant pas encore reçu. Il contient un détail clair et simple de ce qui a été fait. L’emphase n’est emploiée que pour relever les petites choses et jamais on n’en eut moins de besoin ; aussi n’y en a-t-il d’aucune espèce. M. Necker annonce de plus grandes choses encore et qui exigent plus de combinaisons : la gabelle, les traités extérieurs, etc. Tel est l’effet de la force de la vérité portée à l’évidence que je regarde M. Necker comme placé sur un rocher immense contre lequel tous les flots de la mer viendront se briser. Je le souhaite et je l’espère ainsi, bien plus comme citoyen que comme votre ami. Ce que j’admire le plus n’est pas ce qu’il a fait, mais, pour me servir d’une de ses expressions, c’est la mesure qu’il y met. Je suis bien de son avis, c’est une excellente réponse aux libelles. Je ne pourrois trop vous parler de l’effet admirable que cet écrit a fait. M. l’archevêque de Toulouse en a été attendri jusqu’aux larmes et cette impression s’est soutenue après plus d’une lecture. J’aime bien le compte qu’il rend des hôpitaux et des prisons, etc. Je suis parfaitement de son avis surtout ce qu’il contient, Tout ceci va bien prêter à l’éloquence de M. Burke et doit faciliter une paix brillante et solide.

J’ai l’honneur d’être avec respect, madame, votre très humble et très obéissant serviteur.

L’évêque de Mirepoix.


De toutes ces lettres les plus agréables sont celles de l’archevêque d’Aix, qui sentent l’académicien et l’homme du monde autant que le prélat, et c’est un trait de mœurs curieux que cette correspondance fréquente entre un évêque de l’ancien régime et une protestante. M. de Boisgelin venait volontiers à Paris, et durant ses longs séjours un goût très vif l’attirait vers Mme Necker. Mais parfois, comme s’il eût éprouvé la crainte que sa présence ne jetât quelque gêne dans un salon où la liberté des conversations était grande, il se tenait sur la réserve et adressait en ces termes à Mme Necker l’expression de ses regrets :


Il y a bien longtems, madame, que je n’ay eu l’avantage de vous faire ma cour. J’y ai mis, je le sens bien, une sorte de réserve et j’ay peut-estre eu tort. J’ay cru dans ma dernière visite vous avoir causé quelqu’importunité. Mais il y a trop longtemps aussy que je suis privé d’un plaisir dont vous scavez que je scais connoître tout le prix. Il m’est doux de retrouver dans vostre conversation les sentimens nobles et les idées justes dont il faut avouer que l’entretien sera toujours le plus aimable délassement de la solitude et du monde. J’en suis fâché pour vous, madame, mais au milieu de ce monde qui vous aime et que je ne hais pas, vous avez le malheur de penser souvent comme moy, et je vous parle avec confiance et liberté de ces mêmes impressions et réflexions que je crois partager avec vous. J’ay voulu plus d’une fois vous chercher ; délivrez-moi de cette crainte involontaire de venir dans des momens où je vous causerais quelque gesne. J’ay passé chez M. Necker ce matin à Paris ; on m’a dit qu’il y venoit de tems en tems. Je n’ay pas été assez heureux pour le trouver. Agréez le sincère et respectueux attachement avec lequel j’ay l’honneur d’estre, madame, votre très humble et très obéissant serviteur.

L’archevêque d’Aix.


Nul doute que Mme Necker n’ait fait ce qui dépendait d’elle pour délivrer l’archevêque d’Aix de cette gêne involontaire. Mais elle n’y réussit qu’imparfaitement, car à une lettre de reproches qu’elle lui adressait sur la rareté de ses visites, il répondait de nouveau : « Je puis vous assurer et bien franchement que j’ay mis pendant quelque temps de la discrétion à ne pas aller vous chercher, mais il est vrai aussy qu’ensuite j’ay eu des remords, J’ay senty que ma discrétion prolongée devenoit un tort pour moy, et vous deviez être bien sûre que les remords deviendroient encore plus sensibles par les regrets. »

Ces fréquens séjours de l’archevêque d’Aix à Paris avaient peut-être encore une autre raison que le goût d’un monde qu’il avouait ne pas haïr. Par ses actes d’habile administration, il s’était déjà créé dans son diocèse une juste popularité et il devait se sentir aussi propre à la conduite des grandes affaires que plus d’un prélat qui y avait été déjà appelé. Cette honorable ambition ne fut cependant pas satisfaite[8], et quelques années plus tard, définitivement fixé dans son diocèse, il prenait Mme Necker pour confidente de ses déceptions avec une mélancolie qui n’était pas exempte de bonne grâce et de dignité :


Vous me parlez, madame, avec bonté d’une carrière brillante à laquelle je ne me crois pas destiné. J’en ay vu les apparences s’évanouir dans des momens où je pouvois me laisser séduire : je ne rouvrirai plus mon âme à la séduction. À quoi serviroit l’expérience qui dément si bien les erreurs du passé, si elle laissoit toutes ces vaines espérances que j’appelle les erreurs de l’avenir ? J’ay pris depuis dix ans un parti dont je ne m’écarterai pas. J’ay le bonheur de prendre intérest à tout ce que j’ay à faire ; je suis sur de l’employ du présent ; ma vie est dans mes devoirs et dans mes gousts ; je ne la laisseray pas s’échapper au-delà d’elle-même. Il est permis à M. Necker de jouir d’une gloire acquise ; les souvenirs agréables sont les trésors de tous les momens. Il possède ce qu’il a fait ; il voit une révolution entière éclorre du sein d’une opération qu’il avait commencée et sans doute il ne peut pas oublier une existence que l’opinion publique lui rend toujours présente. Mais ceux qui n’ont pas remply les grandes places doivent se contenter d’un sentiment honorable d’eux-mêmes et de quelques suffrages flatteurs qui semblent suppléer un moment par une illusion assez naturelle aux occasions qui leur ont manqué. Vous m’avez souvent jugé avec une indulgence qui m’a fait plaisir, et je ne puis m’empescher de me livrer à votre confiance, à votre jugement.


Mme Necker devait faire une conquête plus difficile que celle de ce prélat aimable : c’était celle de l’archevêque de Paris, Christophe de Beaumont, celui qu’on appelait le chef du parti dévot. Des relations fréquentes n’avaient pu manquer de s’établir entre le chef du diocèse de Paris, et la femme du directeur-général des finances, lorsque celle-ci avait donné l’exemple assez nouveau d’une femme s’occupant avec ardeur de soulager la misère publique, tout en continuant d’être mêlée à la vie du monde. Les ennemis de Mme Necker n’ont pas manqué de tourner ce zèle en ridicule, et Weber, le frère de lait de Marie Antoinette, lui reproche dans ses Mémoires l’ostentation avec laquelle elle pratiquait la charité. Pour la défendre de ce reproche, je me bornerai à dire que de tous les dossiers de lettres qui se trouvent dans les archives de Coppet, le plus volumineux est peut-être celui de sa correspondance avec Mme Reverdil, mère du précepteur de Christian VII, qui était l’intermédiaire des secours discrets envoyés par Mme Necker à des amis ou à des parens pauvres du pays de Vaud. Quant à conduire en secret les travaux nécessaires à l’érection de l’hôpital qui a reçu depuis et qui porte encore le nom d’hôpital Necker, c’eût été pour elle une tâche d’autant plus difficile qu’il s’agissait d’une entreprise publique dont le roi avait fourni les fonds sur sa cassette, et dont elle n’avait que l’administration. Il s’agissait de démontrer par l’expérience la possibilité de réaliser, sans dépenses exagérées, un progrès considérable pour l’époque : soigner chaque malade dans un lit séparé, et Mme Necker se consacra à cette tâche avec l’ardeur qu’elle mettait à toute chose. À cette époque, la charité laïque, cette mode du jour, n’avait pas encore été inventée, et le succès de l’œuvre dépendait du concours des autorités religieuses. Mme Necker s’adressa aux filles de la Charité et conclut avec la supérieure un traité qui affectait douze d’entre elles au service de l’hôpital[9] sous la surveillance du curé de Saint-Sulpice. Pareils arrangemens ne pouvaient être pris sans l’intervention de l’archevêque, et ce fougueux adversaire des philosophes et des jansénistes ne tarda pas à nouer avec M. et Mme Necker de cordiales relations. Il leur offrit même, dans son palais épiscopal, un dîner qui fit grand bruit et qui donna lieu à l’épigramme suivante :


Nous l’avons vu, scandale épouvantable !
Necker assis avec Christophe à table,
Et dix prélats savourant à l’envi
Et grande chère, et nectar délectable.
L’église en pleure et Satan est ravi…
Mais en ce jour d’une indulgence telle
Quel serait donc le motif important ?
C’est que Necker… le fait est très constant,
N’est janséniste ; il n’est que protestant.


L’archevêque de Paris devait même, quelque temps après, donner une preuve de tolérance plus grande encore que celle d’offrir à M. Necker « grande chère et nectar délectable » en compagnie de dix prélats. La ville de Paris ayant été condamnée à lui payer, à la suite d’un procès, une somme assez considérable, il crut, tant était grande sa confiance dans les intentions charitables de M. Necker, ne pouvoir faire un meilleur usage de cette somme que de lui en faire remise, « pour être, dit l’acte de donation, les dits fonds employés par mon dit sieur Necker, suivant ses vues à tel objet d’utilité publique qu’il jugera convenable, voulant qu’il ne puisse être tenu de rendre compte du dit employ qu’à Sa Majesté seule. » Je doute que de nos jours (et je le dis sans aucune pensée de critique) aucun prélat fût disposé à faire entre les mains d’un homme étranger à sa foi l’abandon d’une somme aussi considérable ; mais notre ancien clergé a été si souvent accusé de fanatisme et d’intolérance qu’on me pardonnera de m’être attardé à montrer sous un jour assez différent quelques-uns de ses membres les plus respectables et les plus haut placés.

Aux témoignages de confiance et de sympathie qui venaient de si haut témoigner à M. Necker les sentimens dont les classes privilégiées étaient alors animées, d’autres venaient s’ajouter plus modestes et plus humbles, mais qui, par cela même, étaient de nature à flatter davantage un amour-propre délicat. C’étaient des lettres que des bourgeois, des militaires, des prieurs et des supérieures de communauté lui adressaient du fond de leurs provinces, de leurs garnisons et de leurs couvens ; des vers rédigés par les ouvriers de l’imprimerie royale qui avaient imprimé le Compte-rendu ; des acrostiches tournés par les dames de la halle, tout un concert de louanges, dont les auteurs ne prétendaient ni à la notoriété ni à la récompense. Toutefois il s’en trouvait parmi ces enthousiastes quelques-uns dont les effusions n’étaient pas tout à fait aussi désintéressées. C’est ainsi que, dans ce fatras de lettres, j’en ai découvert une qui est ainsi conçue :


À MADAME NECKER.

Sous les traits de Mentor Minerve révérée,
Fit jadis aux Crétois admirer ses vertus :
Le sage respecté, les préjugés vaincus,
Dressèrent à sa gloire un immortel trophée.
Dans le char d’Apollon conduite par les Ris,
Elle descend encore du céleste hémisphère ;
Mais pour rendre aux Français sa présence plus chère,
Elle a l’esprit de Neckre et les traits de Cypris.

Je ne vous fatiguerai pas davantage, madame, par des répétitions rimées, de ce que le public ne cesse de dire en prose, ma voix est trop faible pour la mêler au concert que les muses donnent tous les jours à votre gloire, et je n’ai pas assez d’esprit pour attacher un fleuron à la couronne qu’elles vous préparent. Je n’ai point d’autre hommage à vous présenter que l’occasion de faire un heureux. Votre seconde métamorphose a dû combler les vœux d’une nation dont les délices sont de cultiver les sciences et qui se fait une gloire d’être soumise à l’empire des grâces. Si d’un jeune homme honnête et qui n’est rien, vous vouliez faire quelque chose, cette dernière transformation ne serait point aussi glorieuse pour vous, ni fort utile au genre humain, mais elle opéreroit le bonheur d’un individu, et Minerve, en dictant les loix qui devoient rendre heureux les peuples de Crète, n’oublioit pas l’infortuné qui gémissoit dans l’obscurité d’une retraite éloignée. Des mœurs, point de talent, une mauvaise écriture, une bonne volonté et un grand fond de reconnoissance, voilà tous mes titres ; s’ils ne suffisent point pour m’obtenir la grâce que je demande, peut-être la nécessité excusera-t-elle à vos yeux la liberté que je prends aujourd’hui, et je remercirai la fortune de ses rigueurs, si, en me servant de prétexte pour vous offrir un hommage qui se seroit confondu avec celui du public dans des jours plus sereins, elles ne me font point encourir votre disgrâce et si j’apprends que vous n’avez pas dédaigné les assurances du respect avec lequel je suis, madame,

Votre très humble et obéissant serviteur.
Vergniaud.

Paris, ce 12 décembre 1776 (hôtel de l’Amérique, rue des Vieux-Augustins).


Cette lettre date de l’époque incertaine de la jeunesse de Vergniaud où, tout en étudiant la théologie à la Sorbonne, il sollicitait l’honneur d’être présenté à Thomas et tournait des vers dans le genre de ceux qu’on vient de lire. L’avoir écrite à vingt-trois ans n’est pas bien criminel, mais montre que le futur chef de la Gironde, « ce jeune homme honnête et qui n’était rien, » avait grande envie de devenir quelque chose.

La popularité de M. Necker était donc à son apogée lorsqu’il quitta le pouvoir assez brusquement par une démission moitié volontaire et moitié forcée. On en sait assez les causes. M. Necker était vilipendé chaque jour dans des pamphlets que son collègue Maurepas, bien revenu de ses anciens sentimens de bienveillance, encourageait secrètement. Le plus violent de ces pamphlets, qui avait paru sans nom d’auteur, venait d’être saisi, lorsque le lieutenant de police reçut la visite d’un personnage assez obscur, nommé Bourboulon, trésorier dans la maison du comte d’Artois, qui s’en déclara hardiment l’auteur. L’acte était audacieux et le scandale fut grand, car Bourboulon, en revendiquant la responsabilité d’un pamphlet qui pouvait le faire mettre à la Bastille, témoignait ouvertement qu’il se croyait assuré d’un puissant protecteur. Le comte d’Artois lui-même fut effrayé de tant d’audace et après avoir mis son trésorier en avant, il le fit désavouer par son chancelier M. de Montyon[10], qu’il chargea d’écrire à M. Necker la lettre suivante :


J’ai rendu compte à Monseigneur le comte d’Artois, disait M. de Montyon, du mémoire par lequel le sieur Bourboulon, son trésorier, attaque la vérité de l’état des finances du roy que vous avez rendu public par ordre de Sa Majesté. L’étude que j’ay faite depuis longtemps des objets discutés dans ce mémoire m’a convaincu que dans plusieurs articles sur lesquels j’ay des notions certaines, il est tombé dans des erreurs évidentes. Je l’ay fait connoître à Monseigneur le comte d’Artois, qui m’a chargé de vous témoigner son estime et son affection et de vous assurer qu’il apprenoit avec plaisir que le sieur Bourboulon étoit dans l’erreur.


Cette réparation à huis-clos ne parut pas, à juste titre, suffisante à M. Necker. Pour rétablir son crédit, que ces attaques tolérées et encouragées par le principal ministre Maurepas risquaient singulièrement d’ébranler, il crut devoir exiger une marque publique de la faveur royale. Il sollicita donc son entrée avec voix délibérative au conseil d’état, dont il était demeuré exclu jusque-là, et il faut avouer que c’était pour lui une situation singulière que d’être chargé d’un département aussi important que celui des finances, et de n’avoir pas accès au conseil, où ses projets pouvaient être discutés et battus en brèche. À cette demande si juste M. de Maurepas répondit que, s’il voulait avoir entrée au conseil, il n’avait qu’à changer de religion. C’était, à la fois une fin de non-recevoir et une insulte. M. Necker le comprit ainsi, et il adressa sa démission au roi par une lettre dont l’original, retrouvé dans l’armoire de fer, est aux archives nationales, et dont le texte a été pour la première fois publié par Soulavie :


La conversation que j’ai eue avec M. de Maurepas ne me permet plus de différer de remettre entre les mains du roi ma démission. J’en ai l’âme navrée. J’ose espérer que Vôtre Majesté daignera garder quelque souvenir des années de travaux heureux, mais pénibles et surtout du zèle sans bornes avec lequel je m’étais voué à la servir.


M. Necker n’essayait pas de dissimuler, dans cette lettre, la vivacité des regrets que lui causait la détermination à laquelle il avait cru devoir s’arrêter. Plus tard, ces regrets devaient se transformer en remords. De tous les actes de sa vie publique, cette retraite volontaire était le seul qu’il se reprochât. Il se demandait, après avoir été témoin, de tous les malheurs auxquels ses successeurs devaient conduire la monarchie, s’il n’aurait pas été en son pouvoir de prévenir ces malheurs, si le parti auquel il s’était arrêté s’imposait à lui, et si, avec plus de souplesse, de dextérité, de patience, il n’aurait pas pu, comme la reine le lui demandait, attendre la mort imminente de Maurepas, qui lui aurait laissé le champ libre. Mais ces reproches, que M. Necker s’adressait plus tard à lui-même, personne ne songeait sur le moment à les diriger contre lui, et c’était à la cour que l’on s’en prenait de sa chute. Plus encore que le renvoi de Turgot, dont quelques-uns des plans étaient mal compris et peu populaires, la disgrâce subite et inexpliquée de M. Necker fut une de ces fautes qui commencèrent d’aliéner à Louis XVI la faveur de l’opinion publique. Les témoignages de la sympathie qui éclata en faveur de M. Necker furent si nombreux et si unanimes que Mme Necker put, quelques années plus tard, écrire sans aucune exagération sur la volumineuse liasse où sont rassemblés ces témoignages :


L’effet que produisit la retraite de M. Necker fut si extraordinaire qu’il nous étonna nous-mêmes, malgré le sentiment que nous avions de notre amour pour le bien public, de nos efforts et même de nos succès. Résignés à l’ingratitude des hommes et affectés de l’injustice dont nous étions la victime, nous négligeâmes d’abord de conserver les lettres que nous receumes ; enfin nous fûmes frappés de leur multitude et nous résolûmes de garder ce monument d’estime, mais ce ne fut qu’après avoir brûlé une si grande quantité de ces lettres que ce qui nous en reste ne peut donner qu’une bien faible idée des marques d’affection que M. Necker a reçues.


Ce monument d’estime ne formerait pas en effet, si toutes les lettres étaient publiées, moins d’un gros volume. Dans le nombre, je n’en choisirai qu’une et ce qui me détermine dans ce choix, c’est précisément l’obscurité même de celui qui écrivait à M. Necker, dans les termes qu’on va lire :


Metz, 29 mai 1781.
Monsieur,

Me permettrez-vous de vous dire et de vous témoigner la grande douleur dont j’ai été pénétré lorsque j’ai appris que vous n’occupiez plus la place que vous avez si dignement rempile depuis quelque temps pour le bonheur de la France ? Non, il n’est pas possible que je contienne plus longtemps mon affliction ; il faut que mon cœur s’épanche et il ne seroit qu’imparfaitement soulagé s’il ne s’épanchoit dans votre sein. Ayez pour agréables les larmes qui m’ont échappées lorsque, pendant la nuit, le défaut de sommeil me permettant de donner un libre essor à mes réflexions, j’ai médité sur la perte que fait la France. Il n’y a que la nouvelle de la mort d’un père âgé et respectable que j’aime de tout mon cœur, qui puisse entrer en comparaison avec la sensation que m’a fait celle de votre remerciement. Je sais que ce fut sans brigues que vous obtîntes cette charge importante. Le seul mérite vous y plaça ; vous y avez fait tout le bien qu’il était possible de faire ; vous vous proposiez d’en faire beaucoup davantage dans la suite et lorsque nous vous élevions déjà des autels dans nos cœurs, tout à coup vous remerciez ! Quelle perte pour l’état ! Quel sujet de chagrin pour tous les bons citoyens ! Encore une fois, monsieur, permettez-moi de vous dire que cette nouvelle a été pour moi un coup accablant. Elle l’a été de même pour tous ceux qui désirent sincèrement le bien. Je ne suis que leur écho.

Je suis avec un très profond respect, un respect que je ne puis assez exprimer, monsieur, votre très humble et très obéissant serviteur.

Jacob,
Chanoine régulier au collège de Saint-Louis.


Inutile de transcrire ici les lamentations des Marmontel et autres. Il était cependant parmi les amis de M. et de Mme Necker quelqu’un qui se refusait à plaindre le ministre disgracié : c’était Gibbon. Mais la raison qu’il donnait ne pouvait blesser ni le mari ni la femme : « Le sort de votre mari, écrivait-il à Mme Necker, est toujours digne d’envie ; il se connoît, ses ennemis l’estiment, l’Europe l’admire et vous l’aimez ! »

Que serait-il advenu si M. Necker fût demeuré en possession de la confiance de Louis XVI, et si le temps nécessaire lui eût été laissé pour mener à bien ses vastes projets de réforme politique et financière ? Il est toujours facile de refaire l’histoire après coup, et de dire avec assurance ce qui se serait passé si tel ou tel événement n’avait pas eu lieu. Les ennemis de M. Necker ont eu beau jeu pour prétendre que ce sont ses concessions imprudentes qui ont amené la révolution française. Il ne serait pas moins facile de soutenir qu’il l’aurait prévenue s’il n’avait pas été sacrifié sans motifs à des rancunes mesquines. Mais ce qu’on peut dire avec certitude, c’est que la situation de la monarchie eût été meilleure si le déficit financier ne l’eût mise à la merci des états-généraux et que M. Necker eût sauvé la monarchie du déficit. Malouet, dans ses Mémoires, émet un jugement plus favorable encore à M. Necker, et l’on me permettra de rapporter ici sans la discuter l’opinion du seul homme peut-être qui ait traversé cette époque redoutable sans qu’on puisse lui reprocher ni une illusion ni une faiblesse : « Quoi qu’on en puisse dire, c’est de la retraite de M. Necker en 1781 et de l’impéritie de ses successeurs que datent les désordres qui nous ont conduits aux états-généraux. »

  1. On appelait, dans la langue politique de Genève, bourgeois, ceux qui, en vertu de leur naissance, étaient investis du droit exclusif de participer au gouvernement de la république, et natifs, ceux qui, nés sur le territoire de parens étrangers, étaient au contraire exclus de ce droit et même de l’exercice de certaines professions ; représentans, ceux qui avaient adressé des représentations au Magnifique Petit Conseil après la condamnation de l’Émile ; négatifs ceux qui contestaient la légalité de ces représentations. Le Magnifique Petit Conseil, émanation du conseil des deux cents, était composé des syndics et d’un nombre variable de bourgeois. C’était un corps à la fois politique, administratif et judiciaire, qui exerçait presque tous les pouvoirs dans la république.
  2. On donnait à Genève le titre de noble à ceux qui avaient exercé d’importantes fonctions publiques telles que celles de syndic ou de procureur général, et aussi par courtoisie (comme en Angleterre le titre de lord) à leurs fils. La titre de spectable était réservé a ceux qui avaient embrassé certaines professions libérales telles que celles de pasteur, d’avocat, de médecin, et aussi celle de pharmacien, honorée à Genève d’une considération particulière.
  3. Cette lettre et les suivantes sont tirées des archives de Genève, qui m’ont été très libéralement ouvertes.
  4. Voyez dans la Revue du 15 juillet, l’intéressante étude de M. Janet sur les Origines du socialisme contemporain.
  5. Cette lettre, qui ne porte point de date, a dû être écrite au moment de la disgrâce de M. Necker.
  6. Si la démonstration n’avait été surabondamment faite, cette lettre achèverait d’établir le caractère apocryphe des Mémoires où Mme de Créquy parle au contraire des Necker en termes presque injurieux.
  7. La Harpe venait de faire représenter au Théâtre-Français sa tragédie des Barmécides, qui avait été sifflée.
  8. M. de Boisgelin fut cependant élu à l’assemblée constituante, où il se signala par la modération de ses opinions ; il rentra en France au moment du concordat et fut nommé cardinal et archevêque de Tours, où il mourut en 1804.
  9. C’est à Mme Necker qu’est également due l’idée d’employer des religieuses à la garde des prisonnières, idée qui a donné depuis de si admirables résultats. Les premiers efforts tentés en France pour l’amélioration des prisons datent de l’administration de M. Necker, et c’est à Mme Necker que l’illustre Lavoisier faisait hommage au nom de ses confrères du projet de réforme rédigé par l’Académie des sciences.
  10. Il s’agit ici du célèbre philanthrope que, dans une étude récente, M. Fernand Labour nous a montré quelque peu âpre dans ses rapports avec ses tenanciers et assez justement impopulaire dans son domaine patrimonial.