Plon (4p. 64-69).

XX


Or, lorsqu’elle vogua en pleine mer et que les trois chevaliers se furent conté leurs aventures, Perceval regarda la demoiselle, qui s’était dévoilée, et il reconnut la muette qui s’était mise à parler le jour qu’il avait été armé chevalier par le roi Artus et qui l’avait fait asseoir à la Table ronde, celle qu’on nommait la Pucelle qui-jamais-ne-mentit.

— Seigneurs, dit-elle aux trois chevaliers, je vous annonce premièrement, comme à ceux que j’aime le plus au monde, que, si vous n’aviez pas une foi parfaite en Jésus-Christ, vous péririez sur cette nef. Et maintenant regardez de part et d’autre.

Ils visitèrent le navire et, en examinant toutes choses, ils découvrirent sous des courtines de soie le plus beau et riche lit qui ait jamais été. Au pied, quelqu’un avait posé une couronne d’or. Sur le chevet gisait une épée à demi tirée de son fourreau, qui était de très riche façon. Le pommeau était d’une seule pierre qui avait toutes les couleurs de la terre, et chacune de ces couleurs avait sa vertu. La poignée était faite de deux côtes : l’une du serpent nommé papaguste qui vit en Célidoine et qui a ce don que l’on ne sent jamais une trop grande chaleur lorsqu’on en serre un des os dans sa main, quelle que soit l’ardeur du soleil ou du feu ; la seconde côte était d’un petit poisson nommé ottonax qui habite dans le fleuve Euphrate et dont la vertu est telle : qui tient un de ses os oublie toute joie ou douleur passée, et se souvient seulement de la raison qu’il a eue de le prendre. Ainsi était la poignée de l’épée, et l’on y lisait :

Je suis merveilleuse à voir, plus merveilleuse à connaître, car nul ne me peut empoigner, pour grande que soit sa main, hormis celui à qui je suis destinée.

— En nom Dieu, dit Perceval, je verrai si c’est moi !

Mais vainement il essaya de prendre l’arme par le pommeau, et Bohor après lui ; quant à Galaad, il déclara qu’il ne tenterait l’aventure que lorsqu’il aurait vu toutes les merveilles de l’épée. En effet, sur la lame à demi dégainée, des lettres vermeilles comme du sang disaient ceci :

Que nul ne soit si hardi que de me tirer du fourreau s’il ne doit mieux frapper et plus hardiment que tout autre, ou bien il en mourra.

— Par ma foi, dit Galaad, je n’y mettrai pas la main !

— Attendez, sire, répondit la pucelle, d’avoir tout regardé.

Le fourreau était de la couleur d’une rose sèche et fait d’une peau de serpent. Mais les renges par lesquelles on devait le suspendre au ceinturon ne convenaient nullement à une si belle épée, car elles étaient d’étoupe de chanvre ou de quelque autre vile matière, et si faibles en outre qu’elles n’auraient pu supporter le poids de l’arme sans rompre. Et ceci était inscrit en lettres d’azur et d’or sur le fourreau couleur de rose :

Malheur à qui voudrait changer ces renges, car elles ne doivent être ôtées que par une fille de roi et de reine, et qui demeure pucelle toute sa vie : en leur place elle mettra la chose d’elle-même qui lui sera le plus chère, et elle appellera cette épée par son droit nom et moi par le mien.

Lorsque la pucelle leur eut lu cette inscription, les trois chevaliers se mirent à rire, disant que c’étaient là merveilles. Et ils remarquèrent alors le lit qui était de bois et muni de trois fuseaux : le premier, planté au chevet, était plus blanc que neige neigée ; le second s’élevait en face du premier, et il était plus rouge que sang naturel ; le troisième s’étendait au sommet de ces deux-là, qu’il réunissait, et il était aussi vert qu’une émeraude. Telles étaient les couleurs des trois fuseaux, sans nulle peinture, car ils provenaient tous trois de l’arbre de science dont Ève avait emporté un rameau pour cacher sa nudité quand elle fut chassée du Paradis terrestre ainsi qu’Adam ; et comment cela arriva, puis comment le roi Salomon, par le conseil de sa femme, fit bâtir la nef incorruptible et planta les fuseaux autour du lit sur lequel il plaça l’épée merveilleuse qu’il avait faite ; comment enfin la nef s’en alla toute seule sur la mer, où Nascien y monta et où personne ensuite ne la rencontra plus avant Galaad et ses compagnons, le livre de Merlin l’Enchanteur a suffisamment devisé de tout cela, en sorte qu’il n’y a pas d’utilité à le répéter : cela alourdirait ce conte-ci, qui est très bon. Il faut seulement dire ce qui ne l’a pas encore été : c’est que, lorsque la nef fut prête et que toutes choses y eurent été disposées, Salomon la fit amarrer au rivage ; et la même nuit il eut un songe : il vit un Homme qui descendait du ciel en compagnie de beaucoup d’anges et qui arrosait tout le navire d’eau bénite, disant : « Cette nef signifiera ma nouvelle maison » ; ensuite l’Homme faisait écrire des lettres sur le bordage par un ange de sa compagnie ; après quoi Il s’évanouissait de telle manière, avec les siens, qu’on n’aurait su dire ce qu’il était devenu. Le lendemain, sitôt que Salomon fut éveillé, il alla voir la nef et trouva que les lettres tracées par les anges disaient ceci :

Ô homme qui veux entrer en moi, garde-toi de le faire si tu n’es plein de foi, et sache que je ne te soutiendrai plus et que je t’abandonnerai si tu tombes jamais en mécréance.

Et à peine eut-il lu cela, les voiles de la nef se gonflèrent et le vent l’emporta sur la mer, où elle disparut en peu de temps. Et ce songe est de grand sens, car il montre que la nef incorruptible de Salomon signifie Sainte Église : c’est pourquoi il méritait d’être rapporté dans cette histoire.