XI


Songeant ainsi, il parvint auprès d’une chapelle où il entra pour crier merci à Dieu. Un prêtre vêtu des armes de Notre Seigneur y chantait la messe, servi par son clerc. Quand il eut achevé, Lancelot l’appela et lui dit qu’il voulait se confesser. Tout d’abord le prud’homme lui demanda son nom ; puis :

— Sire, dit-il, vous devez beaucoup de reconnaissance à Dieu de ce qu’il vous a fait si bel et si vaillant. Servez-Le au moyen des grands dons qu’il vous a octroyés et ne ressemblez pas à ce mauvais sergent dont parle l’Évangile. Un baron distribua à ses écuyers une partie de son or : à l’un il bailla un besant, deux à l’autre, cinq au troisième. Celui-ci revint bientôt auprès de lui : « Sire, voici cinq besants que j’ai gagnés au moyen de ceux que tu m’avais donnés. — Viens, bon et loyal sergent, répondit le baron, je te prends dans ma maison. » À son tour, le second montra deux besants qu’il avait gagnés grâce aux deux qu’il avait reçus, et le chevalier l’accueillit très bien. Mais le troisième avait enfoui sa pièce d’or dans la terre et jamais il n’osa plus reparaître devant son seigneur. Ainsi, vous que Dieu a orné de plus grandes prouesses et vaillance que nul autre, vous Lui devez d’autant meilleur service.

— Sire, cette histoire des trois sergents me chagrine, car je sais bien que Jésus-Christ m’avait doué en mon enfance de toutes les bonnes grâces qu’un enfant peut avoir, mais je Lui ai mal rendu ce qu’il m’avait prêté, car j’ai toute ma vie servi Son ennemi, et je Lui ai fait la guerre par mes péchés.

Le prud’homme soupira, mais montrant à Lancelot un crucifix :

— Voyez cette croix, sire : Celui-ci a étendu ses bras comme pour recevoir chaque pécheur qui s’adressera à lui. Sachez qu’il ne vous repoussera pas si vous vous confessez par mon audience. Car nul ne peut être propre et net en ce monde sinon par la confession : c’est par elle qu’on chasse l’Ennemi de soi-même, et, même après dix ans, vingt ans, qu’on se nettoie du péché. Tous ceux qui sont entrés en cette haute quête du Graal devront passer par la porte appelée confession ; ainsi deviendront-ils chevaliers de Jésus-Christ et porteront Son écu, qui est fait de patience et humilité. Quant à ceux qui y sont entrés par une autre porte, non seulement ils ne trouveront pas ce qu’ils cherchent, mais ils tomberont dans le mal pour avoir voulu faire la besogne des chevaliers célestiels sans l’être. Ha ! ils auront honte et déshonneur à suffisance devant qu’ils reviennent !… Dites-moi donc vos péchés et je vous conseillerai selon mon pouvoir.

Lancelot hésitait : c’est qu’il ne voulait confier à personne ses amours avec la reine. Il soupirait du tréfonds de son cœur, incapable de parler, ne l’osant, quoiqu’il le désirât : tel celui qui est plus couard que hardi. Mais le prêtre l’exhortait si bien à se débarrasser du poids de son erreur, lui promettant la vie éternelle s’il l’avouait et les peines de l’enfer s’il la cachait, qu’enfin Lancelot commença de confesser la vérité.

— Sire, mon péché, c’est d’avoir aimé une dame toute ma vie : la reine Guenièvre, femme de monseigneur le roi Artus. C’est par elle que j’ai eu en abondance l’or, l’argent, tous les riches dons que j’ai souvent faits aux chevaliers pauvres ; c’est elle qui m’a mis en la hautesse où je suis ; c’est pour l’amour d’elle que j’ai accompli ces prouesses d’armes dont on parle. Hélas ! je sais bien que c’est en raison de cela que Dieu s’est courroucé contre moi, comme Il me l’a assez montré !

Et il conta comment un chevalier l’avait abattu sans peine, puis comment le Saint Graal lui était apparu en rêve sans que Notre Sire permît qu’il s’éveillât.

— Je vous dirai la signifiance de ce qui vous est advenu, reprit le prud’homme. La voie de droite, que vous avez dédaignée au carrefour, était celle de la chevalerie terrienne, où vous avez longtemps triomphé ; celle de gauche était la voie de la chevalerie célestielle, et il ne s’agit plus là de tuer des hommes et d’abattre des champions par force d’armes : il s’agit des choses spirituelles. Et vous y prîtes la couronne d’orgueil : c’est pourquoi le chevalier vous renversa si facilement, car il représentait justement le péché que vous veniez de commettre ainsi.

— Las ! sire, dites-moi maintenant pourquoi la Voix cria que j’étais plus dur que pierre, plus amer que bois et plus nu que figuier.

— C’est que la pierre est dure par nature : elle ne peut être amollie ni par feu ni par eau ; et ce feu c’est celui du Saint Esprit qui ne peut pénétrer votre cœur, et cette eau, c’est la douce pluie de Sa parole qui ne peut l’attendrir.

Mais ce que vous a dit la Voix peut encore s’entendre autrement. C’est d’une pierre que jadis le peuple d’Israël vit l’eau sortir dans le désert si abondamment que les gens eurent tous à boire : et ainsi de la pierre vient quelquefois la douceur. Mais toi, tu es plus dur et moins doux que la pierre. Et autant il devrait y avoir de douceur en toi, autant il s’y trouve d’amertume : tu es amer comme un bois pourri et mort.

« Et quant au figuier, souviens-toi que, lorsque Notre Sire vint à Jérusalem sur Son âne et que les enfants des Hébreux chantèrent le doux chant dont Sainte Église fait mention chaque année, le jour qu’on appelle Pâque fleurie, le Haut Maître prêcha parmi ceux en qui résidait toute dureté ; mais quand Il se fut fatigué à cela tout le jour, Il ne trouva personne pour l’héberger, si bien qu’il sortit de la ville. Alors Il aperçut un beau figuier garni de feuilles et de branches, mais dépouillé de ses fruits, et Il maudit cet arbre qui ne fructifiait point. Toi de même, quand le Saint Graal vint, il te trouva dénué de bonnes pensées et de bonnes œuvres. Et c’est pourquoi la Voix t’a dit : Lancelot, plus dur que pierre, plus amer que bois et plus nu que figuier, va-t’en d’ici !

— Sire, dit Lancelot en pleurant, je jure à Dieu et à vous que je ne retournerai pas à la vie que j’ai menée, et que je garderai désormais ma chasteté, et que je ne pécherai plus avec la reine Guenièvre ni aucune autre.

Le prud’homme, joyeux, lui donna l’absolution et le bénit. Mais il le retint deux jours auprès de lui pour l’exhorter encore. Et le premier jour, il lui dit :

— Dans ton enfance, de bonnes vertus étaient en toi. Car, toutes les fois que tu songeais au mauvais désir de la chair, tu pensais qu’il n’est pas de plus haute chevalerie que de garder net et vierge son corps. Et tu étais humble : tu portais la tête inclinée. Et en toi tu avais la souffrance, telle une émeraude : rien ne vainc l’Ennemi comme la souffrance. Et tu avais la droiture, qui est vertu si puissante que par elle toutes choses sont estimées à leur valeur juste. Et tu avais la charité, car eusses-tu possédé toutes les richesses du monde, tu les eusses bien données pour l’amour de ton Créateur. Et le feu du Saint Esprit était alors chaud et ardent en toi, de façon que tu avais la volonté de maintenir ce que ces vertus t’avaient procuré.

« Ainsi fait, tu reçus le haut ordre de la chevalerie. Mais, quand l’Ennemi te vit ainsi armé et protégé de toutes parts, il se demanda comment il pourrait te tromper, et il pensa que ce serait par une femme plutôt que par aucun autre moyen : car c’est par une femme que notre premier père l’a été, et mêmement Salomon, le plus sage des hommes, et Samson, le plus fort, et Absalon, le plus beau. Alors l’Ennemi entra en la reine Guenièvre, qui ne s’était pas bien confessée au moment de son mariage, de manière qu’elle te regarda volontiers. Et toi, quand tu t’en aperçus, tu songeas à elle : et à ce moment l’Ennemi te frappa d’un de ses dards, à découvert, si rudement qu’il te fit chanceler et quitter la droite voie. C’est de la sorte que tu as pris la route de la luxure où, à peine y eus-tu mis le pied, tu perdis ton humilité et dressas la tête comme un lion, jurant en toi-même d’avoir à ta volonté celle que tu voyais si belle.

« Ainsi te perdit Notre Sire, qui t’avait garni de tant de bonnes grâces ; et toi qui devais être le sergent de Jésus-Christ, tu devins l’homme lige du diable. Du reste de vertu qui te demeura tu fis les grandes prouesses dont on parle ; cependant tu avais perdu l’honneur d’achever les aventures du Saint Graal, car ce n’est pas là une quête de choses terriennes que l’on mène à fin par la bravoure du corps, mais célestielles, où ne vaut que la force de l’âme.

Là-dessus le prud’homme se tut, et apercevant que Lancelot menait trop grand deuil :

— Lancelot, reprit-il, ne te trouble pas : si Notre Sire Dieu, qui est tant doux et débonnaire, voit que tu requiers de bon cœur Son pardon, Il t’enverra Sa grâce et tu Lui seras temple et logis : Il s’hébergera en toi.

Ils passèrent la journée à de tels discours, et le soir ils mangèrent un peu de pain sec et burent seulement de la cervoise ; puis ils se couchèrent, mais dormirent peu, car ils pensaient aux choses du ciel plutôt qu’à celles de la terre. Et le lendemain matin, le prud’homme donna une haire à Lancelot.

— Je vous recommande de prendre cette haire, lui dit-il, et tant que vous serez en quête du Saint Graal, vous ne mangerez pas de chair et ne boirez pas de vin : car c’est de pain et d’eau que les chevaliers célestiels doivent repaître leur corps, et non de ces nourritures fortes qui mènent l’homme à la luxure et au péché mortel.

Lancelot reçut la discipline de bon cœur. Puis il vêtit la haire qui était âpre et piquante, et par-dessus il passa sa robe et se couvrit des armes que le prud’homme lui donna. Après quoi, il prit humblement congé et s’en fut par la forêt profonde.