Plon (4p. 30-33).

X


Après avoir erré longuement par la haute forêt, il parvint vers l’heure de none à un carrefour de deux routes ; une croix s’y dressait, sur laquelle des lettres gravées disaient :

Chevalier errant qui vas cherchant des aventures, voici deux chemins. Tous deux sont périlleux. Mais celui de gauche, n’y entre pas, car il te faudrait être trop prud’homme.

Lancelot savait tant de lettres qu’il pouvait très aisément entendre un écrit. Sans hésiter il tourna à gauche, et il ne tarda guère à voir sur une table, au milieu d’une clairière, une couronne d’or merveilleusement riche, qu’il prit aussitôt et mit sous son bras, pensant qu’il serait beau de la porter devant le peuple. Mais il n’avait pas fait une demi-lieue qu’il entendit le bois frémir derrière lui comme si une tempête se fût levée : c’était un chevalier couvert d’armes blanches qui lui courait sus à toute bride. Il pique des deux à son tour ; mais à la rencontre sa lance se brise comme une branche morte, tandis que l’autre le fait voler par-dessus la croupe de son destrier aussi aisément qu’un enfant ; et il demeure à terre tout meurtri et étourdi pendant que son vainqueur descend, prend la couronne et s’éloigne sans plus le regarder.

Tout dolent, Lancelot remonta comme il put sur son destrier et erra jusqu’à la nuit sans trouver ni maison, ni logis. Alors il dessella son cheval et le débrida ; avec son épée il lui coupa de l’herbe belle et drue au lieu de foin, lui frotta la tête et l’échine de sa cotte d’armes de soie ; après quoi il suspendit son écu à un arbre, ôta son heaume, déceignit son épée et s’endormit tout armé, dessous un chêne.

Or, voici qu’il vit venir en songe une litière où se trouvait un chevalier malade, laquelle s’arrêtait auprès d’une chapelle très antique et ruineuse. On en descendait le malade qui gémissait à cœur fendre, implorant Dieu de lui envoyer le précieux vase qui le guérirait, et si tendrement qu’il était impossible qu’on n’en fût point touché. Alors, au fond de la chapelle, apparut un grand chandelier d’argent où brûlaient six cierges, et derrière le chevalier, sur une table d’argent aussi, le Saint Graal voilé d’un linge blanc. À la force des bras, comme il put, le malade se traîna et fit tant qu’il baisa la table et la toucha de ses paupières.

— Beau Sire Dieu, s’écria-t-il, loué soyez-Vous ! Je suis maintenant aussi net et sain que si je n’eusse jamais souffert !

Et tandis que le très précieux vase s’éloignait précédé du candélabre, sans qu’on pût voir qui les portait, l’inconnu se leva guéri, et se tournant vers Lancelot endormi :

— Il faut que ce chevalier soit bien souillé de péchés, s’écria-t-il, pour que Dieu ne lui ait pas permis de s’éveiller et de saluer le Saint Graal ! Quelle honte pour lui !

Là-dessus, il s’empara de la lance, de l’épée, de l’écu et du heaume de Lancelot, comme on fait à un excommunié, sella le cheval, l’enfourcha et piqua des deux.

Quand le dormeur s’éveilla et se mit sur son séant, il ne vit pas trace de la chapelle, ni du chevalier, mais non plus de ses armes et de son destrier, et il entendit une Voix qui lui criait :

— Lancelot, plus dur que pierre, plus amer que bois, plus nu que figuier, comment es-tu si hardi que d’approcher des lieux où se trouve le Graal ? Va-t’en : ici, tout est empuanti par ta présence !

Ce qu’entendant, Lancelot se mit debout et s’en tut à pied par la forêt, la tête basse, sans heaume, sans écu, sans lance, sans épée. En vain le soleil commençait de luire : la douceur du temps et le chant des oisillons, bien loin de le réjouir, accroissaient son deuil, et, songeant que son Créateur le haïssait :

— Ha, Sire Dieu, se disait-il, c’est l’Ennemi qui m’a empêché de saluer le Saint Graal, et ce n’est point merveille, car, depuis que j’ai reçu la chevalerie, il n’est d’heure où je n’aie été couvert de ténèbres et de péché mortel : n’ai-je pas vécu dans la luxure ?