II


Le jour de la Pentecôte, le roi Artus et la reine Guenièvre vêtirent leurs robes royales et posèrent leurs couronnes d’or sur leurs têtes ; et certes le roi était très beau ainsi et il avait bien l’air d’un prud’homme. Comme il sortait de la messe, passée l’heure de tierce, il trouva Lancelot qui revenait, en compagnie de Bohor, de l’abbaye de la forêt où il avait adoubé son fils Galaad, ainsi que le conte l’a rapporté. À tous trois, le roi fit joie, puis il commanda de mettre les tables, car à son avis il était grand temps de manger.

— Sire, dit Keu le sénéchal, nous avons toujours vu qu’aux grandes fêtes vous ne vous asseyiez point à votre haut manger avant qu’une aventure fût advenue en votre maison : à faire autrement, aujourd’hui, vous enfreindriez la coutume.

— Vous dites vrai, Keu. J’ai tant de joie de l’arrivée de Lancelot et de ses cousins qu’il ne me souvenait plus de cette coutume.

Or, tandis qu’ils parlaient ainsi, les chevaliers s’étaient approchés de la Table ronde. Sur chaque siège se trouvait écrit le nom de celui à qui la place appartenait. Mais, sur celui qu’on nommait le siège périlleux parce qu’aucun homme jamais ne s’y était assis sans être puni par Dieu, on s’aperçut que des lettres d’or nouvellement tracées (on ne sut jamais par qui) disaient ceci :

Quatre cent cinquante-quatre ans après la Passion de Jésus-Christ, le jour de la Pentecôte, ce siège aura son maître.

— En nom Dieu, s’écria Lancelot après avoir répété ces mots à haute voix, qui voudra faire le compte trouvera que c’est aujourd’hui même !

Tous les pairs et les compagnons de la Table ronde demeurèrent ébahis de cette grande merveille et Keu s’écria :

— Par mon chef, sire, vous pouvez maintenant dîner, car l’aventure ne vous a point failli !

— Allons ! dit le roi.

Les nappes mises et l’eau cornée, les chevaliers lavèrent leurs mains dans les bassins d’or, puis le roi s’assit sur son estrade et chacun a sa place ; et, comme les compagnons de la Table ronde étaient tous venus, tous les sièges furent occupés, hormis le siège périlleux. Mais, au moment qu’on allait servir le premier mets, soudain les portes et les fenêtres se fermèrent d’elles-mêmes ; puis, au milieu de la salle, apparut un vieillard en robe blanche, que nul n’avait vu entrer, et qui tenait par la main un chevalier vêtu d’une armure couleur de feu, mais sans écu.

— La paix soit avec vous ! dit le prud’homme à si haute voix que chacun l’entendit. Roi Artus, voici le vrai chevalier, le désiré, le promis, sorti du haut lignage du roi Salomon et de Joseph d’Arimathie, celui qui mènera à bien la quête du Saint Graal et achèvera les temps aventureux !

— Bienvenu soit-il, dit le roi en se levant, car nous l’avons longtemps attendu ! Jamais il n’y eut si grande joie que celle que nous lui ferons.

Alors le chevalier ôta son heaume et l’on vit qu’il était tout jeune ; et comme le gerfaut est plus beau que la pie, la rose que l’ortie et l’argent que le plomb, il était plus beau que tous ceux qui étaient là. Le vieillard le désarma et le conduisit par la main au siège périlleux, où il s’assit sans hésiter, en toute sûreté. Et quand les barons virent ce jouvenceau en cotte rouge et surcot vermeil fourré d’hermine prendre place si simplement au lieu que tant de bons et de vaillants avaient redouté et où étaient advenues déjà de si hautes aventures, il n’est aucun d’eux qui ne le tint pour son maître, car ils pensèrent que cette grâce lui était accordée par la volonté de Notre Sauveur. Mais quelle fut la joie de Lancelot, lorsqu’il reconnut que ce damoisel n’était autre que son fils Galaad !

— Roi, disait le vieillard, aujourd’hui tu obtiendras le plus grand honneur qui ait jamais été accordé à aucun roi de Bretagne : et sais-tu lequel ? Le Saint Graal entrera dans ta maison et rassasiera les compagnons de la Table ronde.

Là-dessus, il sortit par la grande porte qui pourtant était close, et sachez que jamais personne ne le revit plus. Mais, à peine eut-il disparu, un coup de tonnerre éclata, puis un rayon de soleil traversa les verrières, qui fit tout paraître deux fois plus clair dans la salle : ceux qui étaient là en furent illuminés comme de la grâce du Saint Esprit ; toutefois ils sentirent en même temps qu’ils étaient devenus aussi muets que les bêtes. Et voici qu’un vase en forme de calice apparut, caché sous un linge blanc, et qui semblait flotter dans l’air, car nul ne pouvait apercevoir qui le portait. Et aussitôt que ce très saint vase fut entré, le palais s’emplit de parfums, comme si l’on y eût répandu toutes les bonnes épices du monde. Et à mesure qu’il passait devant les tables, celles-ci se trouvaient chargées des viandes les plus exquises ; chacun eut devant soi justement celles qu’il désirait. Puis, quand tout le monde fut servi de la sorte, le vase s’en alla comme il était venu, on n’aurait su dire comment ; alors tous, grands et petits, retrouvèrent la parole et rendirent grâces à Dieu qui avait permis qu’ils eussent la visite du Saint Graal.

— Seigneurs, dit le roi, Notre Sire nous donne certes une haute marque d’amour en venant nous rassasier de Sa grâce en un si haut jour que celui de la Pentecôte !

— Encore y a-t-il autre chose que vous ne savez point, lui répondit messire Gauvain : c’est que chacun a été servi des viandes qu’il souhaitait et désirait ; et cela n’était jamais advenu ailleurs qu’à la cour du roi Pellès, au Château aventureux. Néanmoins il n’a été permis à aucun de nous d’apercevoir le Saint Graal sous l’étoffe qui le cachait. C’est pourquoi je fais vœu d’entrer en quête demain matin et d’y rester un an et un jour, ou davantage s’il le faut ; et, quoi qu’il m’arrive, je ne reviendrai qu’après avoir découvert la vérité du vase très précieux, à moins qu’il ne puisse ou qu’il ne doive pas m’être donné de la connaître : auquel cas je m’en retournerai.

Tous les compagnons de la Table ronde se levèrent et firent le même vœu que messire Gauvain, jurant qu’ils ne cesseraient jamais d’errer avant de s’être assis à la haute table où la douce nourriture était tous les jours servie, si toutefois cela pouvait leur être permis. Mais, à les écouter, le roi sentait un si grand chagrin que l’eau du cœur lui vint aux yeux.

— Gauvain, Gauvain, dit-il, vous m’avez trahi ! Car vous m’avez ôté mes amis, la plus belle compagnie et la plus loyale qui soit. Je sais bien que les compagnons de la Table ronde ne reviendront pas tous de cette quête et qu’il en manquera beaucoup : certes cela ne me peine pas peu ! Je les ai élevés aussi haut que j’ai pu et je les aime comme des fils et des frères… Ha, je doute beaucoup de les revoir jamais !

— Pour Dieu, sire, que dites-vous ? s’écria Lancelot. Un roi ne doit pas nourrir la crainte en son cœur, mais la hardiesse et l’espoir. Et si nous mourons en cette quête, ce sera la plus belle et la plus honorable des morts.

— Lancelot, Lancelot, c’est le grand amour que j’ai pour vous tous qui me fait parler ainsi ! Et ce qui me chagrine, c’est que je sais bien que vous ne serez pas rassemblés à la table du Graal comme vous l’êtes à celle-ci et que bien peu y seront admis !

À cela Lancelot ni messire Gauvain ne répondit rien, car ils sentaient que le roi disait vrai et qu’eux-mêmes, peut-être, n’auraient pas place à la haute tablé du Graal. De façon que messire Gauvain se serait repenti du vœu qu’il avait fait, s’il l’eût osé.