Le Roman du Renart, supplément, 1835/Avertissement

Texte établi par Polycarpe ChabailleSylvestre (Supplémentp. vii-xxx).

AVERTISSEMENT.




Peu de temps après la mort de M. Méon[1], et à la vente de ses livres, M. le prince d’Essling, ami éclairé de notre ancienne littérature, fit l’acquisition d’une branche inédite du Roman du Renart, dont la copie avoit été prise par M. Méon lui-même.

Nous nous chargeâmes avec plaisir de la publication de cette branche sur la proposition que nous en fit M. Silvestre. La copie ne portoit aucune indication qui pût faire découvrir le manuscrit d’où elle étoit tirée ; pour tout renseignement on lisoit ces mots en tête : Tome 1, suite de la page 239. Le désir de remplir consciencieusement nos fonctions d’éditeur et l’espoir de faire quelque nouvelle découverte nous firent prendre la résolution de compulser les nombreux manuscrits du Roman du Renart que possèdent les bibliothèques publiques de Paris.

Dans un court avertissement placé en tête du Roman du Renart, l’éditeur dit qu’il a fait son travail sur douze manuscrits, mais il n’en cite indirectement que six[2] ; il fallut d’abord suppléer à ce silence et se livrer à la recherche des manuscrits. M. P. Paris, premier employé au département des manuscrits de la Bibliothèque du Roi, dont l’obligeance égale le mérite, voulut bien nous communiquer une liste assez longue de manuscrits, que nous nous sommes attaché à rendre aussi complète qu’il nous a été possible[3]. Cependant, malgré la persévérance de nos recherches et la bienveillance avec laquelle MM. les conservateurs et employés de la Bibliothèque du Roi et de la bibliothèque de l’Arsenal nous ont accueilli, nous n’oserions répondre qu’il ne nous en est pas échappé quelques-uns.

Quoi qu’il en soit, nous avons trouvé non-seulement le manuscrit qui contient la branche copiée par M. Méon, mais aussi une autre branche et plusieurs pièces inédites qui se rattachent à ce célèbre roman.

Nous nous étions contenté d’abord, et pour notre satisfaction personnelle, de charger notre exemplaire du Renart de quelques-unes des variantes que la collation des manuscrits nous offroit ; mais bientôt le nombre, l’étendue et l’importance de ces variantes nous permirent de croire que la publication des plus remarquables ne seroit peut-être pas sans intérêt pour la science.

Une révision attentive nous a fait aussi apercevoir dans l’imprimé quelques fautes que nous avons cru devoir relever.

Le travail que nous publions aujourd’hui se compose donc de morceaux inédits, de variantes et de corrections ; il est terminé par une table des branches, avec indication des folios où elles se trouvent dans les différents manuscrits, et des pages du Roman du Renart et de ce Supplément.

I. Si conme Renars menja dant Pinçart le Hairon et fist à peu noier le Vilain. C’est la branche de M. Méon ; le titre que nous lui donnons est composé d’après le texte même ; dans le manuscrit coté B. L. F. 195 B., de la bibliothèque de l’Arsenal, d’où elle est tirée, des majuscules peintes en rouge et en noir[4], et un C suivi d’un numéro d’ordre ajouté par une main moderne, distinguent seuls les différentes branches. Celle-ci figure au manuscrit comme chapitre ii, et vient entre les branches Si coume Renart manja le poisson aus charretiers et Si conme Renart fist avaler Ysengrin dedenz le puis. Suivant l’indication de M. Méon, elle devroit être placée après cette dernière branche. Sa composition ne doit pas remonter au-delà du XIVe siècle. La partie où le Héron est en scène est entièrement neuve ; le reste est imité des deux branches Si conme Renart se muça es piaus et Si conme Renart volt mengier son confessor.

II. De l’Andoille qui fui juye es marelles[5]. Tel est le titre de la seconde branche ; elle est tirée, aussi bien que la première, d’un manuscrit de la bibliothèque de l’Arsenal (B. L. F. 195 C.). Cette branche, d’un langage plus ancien que la précédente, a quelque analogie avec un épisode du Desputement de la Mesange avec Renart, dont le récit occupe les vers 2103-502 de l’édition de M. Méon ; mais les détails, et surtout le dénoûmment, en diffèrent entièrement, et sont plus conformes au caractère de Renart.

Les premiers vers semblent assigner sa place, t. Ier, p. 29, à la suite de la branche de Renart et d’Ysengrin come il issirent de la mer. Dans le manuscrit elle suit immédiatement celle de l’Ours et du Lou et du Vilains qui monstrèrent lor cus.

Comme presque toutes les autres branches, celles que nous publions aujourd’hui sont anonymes et n’offrent aucune indication qui puisse en faire connoître l’auteur.

III. Renars mestres de l’ostel le Roy. C’est d’après le vers 457 du Supplément que nous avons composé le titre de ce morceau, qui fait partie de li Dis d’Entendement, de Jehan de Condé ; voici quelques vers du prologue, qui donneront une idée du plan de cet ouvrage :

A l’entrer du mois de décembre…
En mon lit dormoie une nuit ;
Or escoutés, ne vous anuit.
L’avision qu’en sonjant vi…
Un poi devant soleil levant
Me vint un preudom au-devant,
Qui bien sambloit de grant eage.
« Diex te saut, frère ! en quel voiage,
Fet-il, en yras-tu si main ?…
— Ne sai quel part tenrai ma voie ;
Mès liés seroie se j’avoie
Compaignon qui me fust entiers.
— Amis, dist-il, moult volentiers
Tes compains serai, s’il te plaist.
— Sire, mie ne me desplaist…
Mais je vuel savoir vostre non. »
Il respont sans attendement :
« Frère, on me nomme Entendement… »
Ensement ensamble en alasmes,
Et de plusours choses parlasmes.

Après avoir été témoins de différentes scènes, dont l’Entendement donne l’explication, l’auteur et son compagnon assistent à une cour plénière tenue par le Roi Noble. Cet épisode, dans lequel le caractère des principaux personnages du Roman du Renart est fidèlement observé, est, comme les treize autres dont se compose li Dis d’Entendement, remarquable sous le rapport de l’invention, et sous celui de la correction du style. L’épisode que nous publions sous la forme d’une branche du Renart, est le onzième et l’un des plus étendus.

Nous avons peu de renseignements sur l’auteur. M. Robert, qui a imprimé quelques vers du Dit de la Fourmi de Jehan de Condé[6], dit dans son Essai sur les fabulistes placé en tête des Fables, t. I, p. clxiij : « Je ne sais à quelle époque il vivoit ; mais comme on trouve parmi ses poésies une pièce de vers contre Enguerrand de Marigni, il doit avoir écrit avant le règne de Charles-le-Bel, sous lequel la mémoire de ce malheureux surintendant fut réhabilitée. Beaudoin de Condé étoit sans doute parent de celui-ci. » Le manuscrit 317 B. L. F. de la bibliothèque de l’Arsenal confirme cette conjecture : on y lit, fol. I, vo, col. 1 : Ci finent li Dit Baudoin de Condeit, et commencent après li Jehan son fil.

Les œuvres de ces deux poètes, qui se composent généralement de pièces morales, sont réunies dans le ms. 7534-3.3. de la Bibliothèque du Roi et dans le ms. 317 de la bibliothèque de l’Arsenal. C’est sur ces deux manuscrits que nous avons copié et collationné celle que nous publions. Le ms. 317 offre très-peu de variantes ; la seule qui mérite d’être notée se rapporte au vers 496, p. 21 ci-après, où les mots li Rois sont remplacés par Renars. Dans le ms. 7534-3.3., chaque épisode du Dit l’Entendement est précédé du mot exemple et chaque explication du mot nota, écrits en marge.

IV. Renart le Bestourné, par Rutebeuf[7]. Legrand d’Aussy, dans son analyse du Roman du Renart[8], s’exprime ainsi :

« Je ne connois point d’écrivain plus inégal ; et ce Rutebeuf, qui quelquefois se fait lire avec plaisir, se montre d’ailleurs dénué de tout goût, courant après les équivoques, jouant sans cesse sur le mot et obscur jusqu’à être inintelligible : tel il est dans son Renart le Bestourné ; et j’avoue qu’après l’avoir lu et relu avec la plus grande attention, il m’a été impossible d’y rien comprendre… Je ne devine pas même ce qu’il entend par son Bestourné… Je le regarde comme un vrai coq-à-l’âne, »

On nous permettra d’appeler de ce jugement en ce qui touche Renart le Bestourné. Ce petit poëme n’est autre chose qu’une satire, et le voile qui en cache le sens général est d’ailleurs si léger, que l’on peut être surpris qu’un esprit tel que celui de M. Legrand n’ait pu le soulever. Les traits lancés par le poète contre la cour et les courtisans n’auroient pas dû échapper à l’écrivain qui venoit d’analyser le Roman du Renart.

Nous avouons au reste que si l’esprit général de la pièce nous a paru facile à saisir, il n’en est pas de même des allusions personnelles qu’elle renferme. On pense que Rutebeuf a pu écrire de 1250 à 1300, c’est-à-dire sous Saint-Louis, Philippe-le-Hardi et Philippe-le-Bel : à laquelle de ces trois cours la satire s’applique-t-elle ? c’est ce qu’il n’est pas facile de déterminer. Cependant ces vers, où le poète dit de Renart :

Il est sire…
Et de la Brie et du vignoble.
Renars fit en Costantinoble
Bien se aviaus,


ne peuvent guère s’appliquer qu’à Thibaud, roi de Navarre et comte de Champagne et de Brie, qui partit pour la croisade en 1238, à la tête de plusieurs seigneurs françois. Il ne seroit donc pas impossible de reconnoître les autres personnages que Rutebeuf désigne par des noms empruntés au Roman du Renart ; mais une simple lecture suffira, sans qu’il soit nécessaire de se livrer à cet examen, pour démontrer que ce petit poëme est loin d’être un vrai coq-à-l’âne. Quant au mot Bestourné, que M. Legrand n’a pas voulu comprendre non plus, il signifie doublement changé, métamorphosé.

V. De Renart et de Piaudoué. C’est une disputoison ou tenson entre un ménestrel nommé Renart et un clerc appelé Piaudoué. M. Raynouard[9] après avoir défini la tenson « une pièce en dialogue, dans laquelle ordinairement deux interlocuteurs défendoient tour à tour et par couplets de même mesure et en rimes semblables, leur opinion contradictoire sur diverses questions d’amour, de chevalerie, de morale, etc. », ajoute un peu plus loin (p. 188) que « la tenson n’étoit pas toujours présentée sous la forme d’une question ; elle étoit quelquefois une satire dialoguée entre deux personnages qui se faisoient mutuellement des reproches hardis et injurieux. » Renart et Piaudoué appartient à ce dernier genre ; et il faut avouer que les injures y sont débitées avec assez de talent et d’esprit pour nous faire pardonner de l’avoir publiée. Le nom et le caractère de l’un des interlocuteurs nous ont paru au reste des titres suffisants pour motiver son admission dans la famille du rusé compère d’Ysengrin.

L’idée qu’expriment les vers 167-68 a été reproduite par Villon dans son épitaphe :

Je suis François (dont ce me poise),
Né de Paris, emprés Ponthoise,
Or d’une corde d’une toise
Sçaura mon col que mon cul poise.[10]

L’auteur nous est inconnu aussi bien que les personnages cités dans le texte ; seulement les noms de Dammartin, de Loon (Laon), de Mantes, de Nogent, de Crose-Viler ou Moustier-Viler et de Senlis, nous apprennent que la scène se passe dans l’ancienne province de l’Ile-de-France.

Quant au rhythme, voici la définition qu’en donne l’Art et science de Rhetorique pour faire rigmes et ballades, de Henri de Croy :[11]

« Autre taille de rime nommée vers douzains ou deux estas. Et en sont plusieurs histoires et oroisons richement décorées, confine O digne preciosite et autres : dont le formulaire et croisure se demonstre par cest exemple :

Dame, ne vous souvient-il pas
Du très-grant labeur et des pas
Que pour vous j’ay fait et passez.
Comme desriglé, sans compas,
J’ay perdu repos et repas ;
A pou que n’en suis trespassez ;
Si tous voz dons ne sont passez,
Je vous prie que me repaissez
D’ung regard d’euil plain de solas,
Mes griefz tormens seront cassez ;
Riche seray trop plus que assez,
Hors de dangier et de ses latz…

Renart et Piaudoué se trouve aussi dans le ms. B. 60, in-folio, B. L. F., de la bibliothèque de l’Arsenal. Les variantes assez nombreuses que présente ce manuscrit ont été placées à la fin de celles du Roman du Renart, p. 275-78 de ce volume.

Outre Renart le Bestourné et de Renart et Piaudoué, nous avons emprunté au ms. 7218 la Compaignie Renart, déjà imprimée par M. Robert[12]. C’est la seule pièce au sujet de laquelle nous nous sommes écarté du plan que nous avions fait de n’admettre que des morceaux inédits dans le Supplément[13]. On la trouvera p. 100-109, à la suite des variantes de la branche de Renart et de Ysengrin et dou Lyon com il départirent la proie, dont elle paroît n’être que le résumé si elle n’en est pas l’origine.

Le même ms. 7218 contient aussi, fol. 342, vo, c. 1, le Plait Renart de Dammartin contre Vairon son Roncin, en vers de douze, qui pourrait bien être du même auteur que Renart et Piaudoué, et une autre petite pièce intitulée de Brichemer, par Rutebeuf, qu’on trouve également dans les mss. 7615 et 7633 ; elles n’ont d’autre rapport que le titre avec le Roman du Renart, et Legrand d’Aussy a fait connoître la dernière dans le tome V des Notices et Extraits des manuscrits : nous n’avons pas cru devoir les publier.

VI. La Vie du saint hermite Regnart. Ce conte ou cette fable se trouve dans le ms. in-16, vélin, no  387 fonds de Bigot, 8189-2 du Roi. On lit sur l’un des feuillets de garde en papier, ce titre, d’une écriture moderne : Demandes et Réponces très-curieuses. C’est une espèce de catéchisme ; les premières lignes donnent ainsi la définition de Dieu :

Quant à parler de noblece espirituele :

La greigneur noblece qui soit, ne que homme ou femme puisse acquerre en cest monde, c’est tourner s’affection à son Creator et acquerre congnoissance de li et de ses ordenances…

Or enquerons donquez de ces choses auxi comme se un diciple demandoit à son maistre, et il li respondoit la vérité de ces demandes.

Maistre, quele chose est Diex ? — Mon enfant, Diex est une substance espirituel, et qui est toute dignité et toute perfection ; qui est tout puissant, tout sachant, tout toudiz durant, sanz fin et sanz commencement d’autrui : et si ne peut estre esmesuré ne compris d’autrui. Il est si bel que nul créature ne pourroit estre saoulée de li voier, ne sa beauté ne pourroit estre esmesurée ne ymaginée tant est-elle grant. Et si est toute courtoisie et toute bonté.

Mestre, peut-il estre que un Dieux ? — Mon enfant, nanil.


La Vie du saint hermite Regnart, dont la fin manque, est placée à la suite de cet ouvrage, folio 80, vo, 86, vo, et dernier. Il est impossible de savoir combien il manque de vers : d’un côté la fable est presque terminée, et de l’autre le titre de Vie de Regnart semble annoncer un ouvrage d’une certaine étendue. La perte des derniers feuillets est d’autant plus à regretter qu’ils auroient peut-être donné quelque renseignement sur l’auteur, ou du moins sur la date de ce petit poëme, évidemment défiguré par un copiste de la fin du quinzième siècle, époque à laquelle l’heureuse concision de nos anciens trouvères, leurs tours si naïfs, étoient abandonnés, leurs règles grammaticales méconnues, leur orthographe violée, leur langue même à peine comprise. Le texte du manuscrit n’en a pas moins été scrupuleusement respecté ; seulement quelques corrections indispensables sont proposées en note au bas des pages. La pièce ne se trouve reportée à la fin des variantes que parce que nous n’en avons eu communication que lorsque l’impression de ce volume étoit presque terminée.

Rien ne nous garantit que nous possédions aujourd’hui toutes les branches du Roman du Renart ; s’il faut en croire un passage[14] desMiracles de la Vierge, par Gautier de Coinsi, il nous en manqueroit une dans laquelle il est question d’un personnage nommé Roumer. Toutefois, on peut soupçonner qu’il s’est glissé là une erreur, et qu’au lieu de Roumer c’est Froumer ou Fromer (l’âne), qu’il faut lire.

Dans sa confession, Renart, après s’être accusé de plusieurs méfaits, ajoute, vers 13033-34 :

Puis liai ma dame hersent
A la coue d’une jument.

Une note sur ces deux vers dit que ce tour n’est pas dans le roman. Il est probable que l’auteur de cette branche a voulu rappeler l’épisode de l’Ours et de Renart et dou vilain Liétart, où l’on voit non pas Hersent, mais Ermeline attachée à la cuisse de l’âne Fromer, et non à celle d’une jument.

Quelques vers provençaux cités par M. Raynouard, Journal des Savants, juin 1826, semblent annoncer l’existence d’une branche où Ysengrin, caché sous une peau de mouton, s’introduit dans une bergerie. Cette branche étoit-elle écrite en langue d’oc ou en langue d’oil ? C’est ce que rien ne donne à connoître.

L’auteur de la branche du Héron, Supp., p. 1, vers 13-14, nous apprend que les prosateurs s’exerçoient en même temps que les poètes sur le thème si populaire du Renart, bien avant les traductions que le quinzième et le seizième siècle ont fait subir à nos poëmes les plus remarquables.[15]

Nous avions d’abord eu l’intention de recueillir les citations du Renart que l’on rencontre dans les ouvrages des trouvères et dans ceux des troubadours ; mais outre qu’un travail de ce genre seroit nécessairement incomplet, ces citations à elles seules suffiraient pour composer un volume ; les deux que l’on va lire, tirées des ouvrages de trouvères anglo-normands, nous ont été transmises de Londres par M. Francisque Michel :

Ne voil pas en fables d’Ovide,
Seinnurs, mestre mun estuide ;
Ne jà, sachez, ne parlerum
Ne de Tristram, ne de Galerun,
Ne de Renard ne de Hersente ;
Ne voil pas mettre m’entente…[16]

Dunc vout quens Herluius parler ;
Ausi li prist talant d’usler
Cume fist à dan Isengrim.
Un chevalier de Costentin
Conuit qu’il aveit jà veu.[17]

La seconde partie de notre travail se compose de variantes recueillies sur quinze manuscrits, les seuls que nous ayons pu découvrir. Ici le choix devenoit nécessaire ; vouloir les donner toutes n’eût été rien moins que faire une nouvelle édition du Renart. Celles qui ne pouvoient servir à modifier, développer ou éclaircir le texte ont été écartées. En cela, comme dans tout le reste, nous avons fait nos efforts pour suivre les leçons d’un grand maître ; et nous avons cherché, par le rapprochement et la comparaison des divers manuscrits, à reconnoître et à reproduire le texte le plus pur, « sans y mêler de correction conjecturale et en invoquant seulement l’autorité des manuscrits.[18] » Nous avons mis à remplir cette tâche tout le soin, toute l’attention dont nous sommes capable.

Quelques fautes évidentes échappées aux scribes ont été relevées, mais en prenant la précaution de renfermer entre crochets [ ] les corrections proposées, en sorte qu’il sera facile de les reconnoître et de les adopter ou de les rejeter.

Les mss. 98-14 et 195 B. contiennent une longue variante de la branche Si come Renars se muça es piaus. Le très-petit nombre de vers déjà imprimés qui s’y rencontrent n’ont pas paru un motif suffisant pour la morceler ; on la trouvera entière à partir du vers 22022 jusqu’à la fin. La version du manuscrit 98-14 s’écartant le plus de l’imprimé, a été suivie de préférence ; on y a inséré du manuscrit 195 B. tout ce qui s’y lioit naturellement ; le reste a été rejeté en note, et ce qui appartient à l’un ou à l’autre de ces manuscrits a été soigneusement distingué.

Chaque variante porte le numéro du manuscrit d’où elle est tirée, à moins que le même manuscrit en ait fourni plusieurs de suite ; la citation dans ce cas a été placée après la dernière. La table générale des branches, qui donne l’indication précise des folios, recto et verso, où chacune commence et finit dans chaque manuscrit, facilitera les recherches et les vérifications.

Les variantes sont classées dans le même ordre et sous les mêmes titres que ceux adoptés par M. Méon, pour les branches.

Le Couronnement Renart seul n’a pas offert de variantes ; jusqu’ici on n’a pu découvrir d’autre manuscrit que celui d’après lequel il a été imprimé ; une collation attentive de ce manuscrit avec l’imprimé a permis de relever quelques fautes, qui, réunies à celles qui se sont glissées dans le Roman du Renart, composent la troisième et dernière partie de ce Supplément. Ce n’est point un minutieux errata : les fautes purement typographiques, qu’une sorte de fatalité ne permet pas d’éviter même dans les éditions les plus soignées, non plus que celles qui avoient été signalées dans les errata placés à la fin des trois premiers volumes, n’ont pas été comprises dans ces corrections, qui se composent principalement de mots mal lus, dont quelques uns figurent à tort dans les glossaires. Ces erreurs sont au reste moins nombreuses qu’on auroit pu le craindre eu égard à l’étendue, à la difficulté du travail et à l’époque où il parut.

Il est surtout à regretter que M. Méon n’ait pas connu ou ait négligé de consulter un ouvrage dans lequel les règles si simples et si importantes de la langue romane sont exposées avec cette habileté, cette précision, cette clarté si propres à dissiper tous les doutes[19]. La violation de ces règles a été pour l’éditeur du Roman du Renart une source perpétuelle d’erreurs qu’il étoit impossible de relever.

Les glossaires joints aux quatre premiers volumes suffiront pour expliquer les mots du Supplément ; quelques notes placées au bas des pages sont destinées à éclaircir les passages ou les locutions les plus obscurs.

Depuis l’époque où le Roman du Renart a paru, la belle Collection des anciens Monumens de l’Histoire et de la Langue françoise publiée par M. Crapelet, le Roman de Rou, les travaux si remarquables de MM. P. Paris et Francisque Michel, et d’autres publications du même genre ont singulièrement contribué à répandre le goût de notre ancienne littérature nationale ; il s’est propagé jusqu’en Allemagne. La langue romane doit à M. Bekker la publication de plusieurs compositions importantes ; le Roman du Renart surtout est un objet d’études pour nos voisins.

M. Fr.-J. Monc a donné une édition du Renart latin[20] . L’opinion de l’éditeur et sur la date de ce poëme et sur les allusions qu’il prétend y voir, a été réfutée par M. Raynouard dans le Journal des Savants, numéro de juillet 1834.

M. J. Grimm, dans le Reinhart Fuchs, après avoir combattu le système d’allusions de M. Mone, a émis à son tour des opinions qui trouveront plus d’un contradicteur.[21]

Les fréquents emprunts aux fables d’Ésope, le nombre des auteurs, la composition des diverses branches à de longs intervalles, tout porte à croire que « l’auteur primitif et ceux qui l’ont imité ont voulu, sous le nom de divers animaux, auxquels ils ont donné et conservé leur caractère connu, mais en leur prêtant les vices et les passions des hommes, peindre les usages, les vices, les ridicules du siècle où ils écrivoient. »[22]

C’est ainsi qu’entre autres ouvrages du même genre, la Bibliothèque du Roi conserve plusieurs manuscrits d’un poëme qui a le plus grand rapport avec Renart le Nouvel ; cet ouvrage est intitulé Fauvel ; au lieu d’un renard, le héros ou plutôt l’héroïne est l’ânesse ou la mule Fauve ou Fauvain, qui, montée par la dame Guille, joue un rôle dans le Renart. Les personnages que le poète met en scène sont six dames : Flatterie, Avarice, Vilenie, Variété, Envie, Lâcheté, dont les initiales composent le nom de FAUVEL.

De même que le Renart et d’après l’auteur :

Fauvel est beste appropriée,
Par similitude ordenée
De signifier chose vaine,
Barat et fausseté mondaine.

(Ms. 7073-2, Bigot 148.)

Les citations de Fauve ou Fauvain ne sont pas rares non plus chez nos anciens trouvères. Dans un sirvente ou satire qui vient immédiatement après son Dis d’Entendement, Jehan de Condé s’exprime ainsi :

S’est li siècles teus devenus
Que nus n’iert jamès bien venus
S’il ne set Fauvain estriller.

(Ms. 7534-3.3.)

Quant à l’origine du Roman du Renart, les uns en font honneur aux trouvères, les autres pensent qu’il a été écrit d’abord en latin, plusieurs croient que l’idée première en a été puisée dans les sagas du Nord ou dans les contes de l’Orient. Cette question si obscure, si vivement controversée, paroît devoir long-temps encore rester indécise.

Nous nous faisons un devoir ici de déclarer que c’est à MM. Raynouard et Monmerqué que nous devons la libre communication des manuscrits, sans laquelle il nous eût été impossible de mettre la dernière main à cet ouvrage, et nous les prions de vouloir bien agréer l’expression de notre reconnoissance.

Un coup d’œil jeté sur la table des manuscrits prouvera que le volume que nous publions aujourd’hui est le résultat de longues et laborieuses recherches ; quel que soit l’accueil qui lui est réservé, nous espérons en retirer au moins cet avantage que les études auxquelles sa composition nous a assujetti pourront nous mettre en état d’offrir désormais aux amateurs de notre ancienne littérature des publications plus dignes de leurs suffrages.

Jà de clerc qui reson entende
N’en serai blasmez ne repris
Se j’ai en aucun liu mespris
En tote ma premiere ovraingne,
Que pou avient qu’en ne mespraingne
Ou au chief ou à la parclose,
S’il n’est aüsez de la chose.

(Roman du Renart, t. II, p. 304.)

DÉSIGNATION DES MANUSCRITS.




Bibliothèque du Roi.


98-14
Supplément françois ; il est aussi désigné sous le nom de manuscrit de Sedan. Contient près de 500 miniatures.
68 C.
C’est le 68 Cangé ; ce manuscrit offre quelques variantes tirées du 98-14.
7607 A fait partie des manuscrits de Charles IX. Est un des trois manuscrits dont Legrand d’Aussy s’est servi pour son analyse.
7607-5 Ancien fonds. Manuscrit assez défectueux.
1980
Fonds de Saint-Germain, ou 2733. Est le second dont s’est servi Legrand ; le troisième, 1699 du Vatican, est aujourd’hui à Rome : nous regrettons vivement de n’avoir pu le consulter.
7534.3.3
Contient le Couronnement, et li Dit d’Entendement de Jehan de Condé.
7218
C’est de ce manuscrit que sont extraits la plupart des contes et fabliaux publiés par Barbazan, Méon, etc.
274 bis Fonds de l’église Notre-Dame de Paris.
8189-2. Bigot, 387. Vie du saint hermite Regnart.
2736. La Vallière, 81. Renart le Nouvel.
38 Lancelot, idem.
69. Cangé, idem.
7615 (olim Fauchet), idem, et Renart le Bestourné.
7633 Renart le Bestourné.


Bibliothèque de l’Arsenal.


195 B.
Belles-lettres françoises. On y trouve des notes détachées qui contiennent la concordance du texte imprimé avec celui de ce manuscrit ; nous croyons que ces notes sont de M. Lenormant, conservateur-adjoint à la Bibliothèque du Roi.
195 C. Nous en avons extrait la branche de l’Andoille.
317
Belles-lettres françoises. Contient les ouvrages de Baudoin et Jehan de Condé.
60
Belles-lettres françoises. A fourni les variantes de Renart et de Piaudoué.



Le Roman du Renart, supplément, 1835-d038
Le Roman du Renart, supplément, 1835-d038
Ms. de la bibliothèque de l’Arsenal, Belles-Lettres fr. 195. (B), fol. 74.
  1. M. Méon est mort en 1829. Voir un article nécrologique de M. Paris inséré dans l’Universel.
  2. Quatre de Renart le Nouvel, et deux de Renart le Contrefait. M. Robert prépare une édition de ce dernier ouvrage, dont il a déjà donné l’analyse dans ses Fables des XII, XIII et XIVe siècles, etc. Paris, 1825, t. I, p. cxxxiij-clij.
  3. Nous nous plaisons aussi à reconnoître que c’est à M. Paris que nous devons la découverte du petit poëme intitulé la Vie du saint hermite Regnart, voir ci-après, p. 379.
  4. Voir le fac simile placé en regard de la première page de texte de ce volume.
  5. Le jeu de merelle ou marelle, très en vogue avant l’invention des cartes, se joue sur une espèce d’échiquier coupé de lignes qu’on tire des angles et des côtés par le centre. Les deux joueurs ont chacun trois jetons qu’ils placent alternativement à l’extrémité de chaque ligne, et celui qui les range le premier sur un même côté gagne la partie. On nomme aussi marelle un autre jeu d’enfants, où les joueurs poussent à cloche-pied un petit palet dans chaque carré d’une espèce d’échelle tracée sur le terrain.

    Les trouvères font de fréquentes allusions au jeu de marelle ; voir ci-après, p. 73

  6. Fables des xii, xiii et XIVe siècles, etc. Paris, 1825, t. I, p. 2.
  7. M. A. Jubinal se propose de donner une édition des œuvres de ce trouvère, un des plus féconds et des plus remarquables du XIIIe siècle.
  8. Notices et Extraits des manuscrits, t. V, p. 328. Nous croyons devoir relever ici une erreur de Legrand : en parlant de la branche de Renart, de l’Ours et du vilain Liétart, il dit, p. 329, que Renart se vengea en mettant le feu à quelques bâtiments : le moyen employé par Renart est plus comique et plus ingénieux.
  9. Choix des poésies originales des Troubadours, t. II, p. 186.
  10. C’est à M. Sainte Beuve que nous devons se rapprochement.
  11. Introduction au curieux volume intitulé Poésies gothiques françoises. Paris, Silvestre, 1830-32, feuillet b ii, verso.
  12. Fables inédites, etc., t. I, p. 32-34.
  13. À la vérité, Renart le Bestourné se trouve à la fin de l’ouvrage de M. J. Grimm, intitulé Reinhart Fuchs, Berlin, Bei Reimer, 1834 ; mais il a été imprimé d’après le ms. 7615, et ne contient que 152 vers ; le texte que nous donnons d’après les mss. 7218, 7633 et 7615 en a 162.
  14. Cité par M. Méon. Avertissement, t. I, p. v.
  15. Le Manuel du Libraire, et les Nouvelles Recherches bibliographiques de M. J. C. Brunet, Paris, Silvestre, 1834, contiennent de curieux renseignements sur les nombreuses éditions du Roman du Renart dans toutes les langues de l’Europe.

    Voir aussi, Journal des Débats, année 1826, plusieurs articles remarquables sur le Roman du Renart, par M. Saint-Marc Girardin.

  16. Chardri. XIIe siècle. — La Vie de set Dormanz, manuscrit du musée Britannique ; bibliothèque Cottonienne, Caligula, A. IX, fol. 213, vo, col. 2, v. 20.
  17. L’Estoire e la Généalogie des Dux qui unt esté par ordre en Normendie, par Benoît de Sainte-More, manuscrit du musée Britannique, bibliothèque Harléienne, no 1717, fol. 105, vo, c. 1, v. 25.
  18. M. Raynouard, Rétablissement du texte de la Divina Commedia, XXVIe chant du Purgatoire, où le troubadour Daniel s’exprime en vers provençaux. Extrait du Journal des Savants, février 1830.
  19. Grammaire comparée des langues de l’Europe latine, qui forme le tome VI et dernier du Choix des Poésies originales des Troubadours, par M. Raynouard. Paris 1821. Les Observations sur le roman de Rou n’avoient pas encore paru ; mais dans un article du Journal des Savans (oct. 1816) sur le Roman de la Rose, publié par M. Méon, M. Raynouard avoit déjà indiqué les principales formes grammaticales de la langue des trouvères.
  20. Reinardus Vulpes, carmen epicum seculis IX et XII conscriptum. Stuttgardiæ et Tubingæ. J . C. Cotta, 1832.
  21. M. Conrad de Orell, instituteur à Zurich, a choisi le Roman du Renart en même temps que les Fabliaux et Contes, pour faire l’application des règles grammaticales.
  22. M. Raynouard, Journal des Savants, juin 1826.