Le Roman de Renart/Aventure 8

Traduction par Paulin Paris.
Texte établi par Paulin ParisJ. Techener (p. 49-54).

HUITIÈME AVENTURE

Où l’on voit comment Ysengrin eut envie de se convertir, et comme il fut ordonné moine de l’abbaye de Tyron.



Pendant que Renart est ainsi festoyé dans Maupertuis, que la sage Hermeline (car la dame a jugé convenable d’abandonner son premier nom de Richeut, pour en prendre un autre plus doux et plus seigneurial), qu’Hermeline lui frotte et rafraichit les jambes, que ses enfants écorchent les anguilles, les taillent, les étendent sur des tablettes de coudrier, et les posent doucement sur la braize ; voilà qu’on entend frapper à la porte. C’est monseigneur Ysengrin, lequel, ayant chassé tout le jour sans rien prendre, étoit venu d’avanture s’asseoir devant le château de Maupertuis. Bientôt la fumée qui s’échappoit du haut des toits frappe son attention, et profitant d’une petite ouverture entre les ais de la porte, il croit voir les deux fils de la maison occupés à retourner de belles côtelettes sur les charbons ardents. Quel spectacle pour un loup mourant de faim et de froid ! Mais il savoit le naturel de son compère aussi peu genereux que le sien ; et la porte etant fermée, il demeura quelque temps à lécher ses barbes, en étouffant ses cris de convoitise. Puis il grimpe à la hauteur d’une fenêtre, et ce qu’il y voit confirme ses premières découvertes. Maintenant, comment pénétrer dans ce lieu de délices ? comment décider Renart à défermer sa porte ? Il s’accroupit, se relève, tourne et retourne, baille à se demettre la mâchoire, regarde encore, essaie de fermer les yeux ; mais les yeux reviennent d’eux-mêmes plonger dans la salle qui lui est interdite : « Voyons pourtant, » dit-il, « essayons de l’émouvoir : Eh ! compère ! beau neveu Renart ! Je vous apporte bonnes nouvelles ! j’ai hâte de vous les dire. Ouvrez-moi. »

Renart reconnut aisément la voix de son oncle, et n’en fut que mieux résolu de faire la sourde oreille. « Ouvrez donc, beau sire ! » disoit Ysengrin. « Ne voulez-vous pas prendre votre part du bonheur commun ? » À la fin, Renart, qui avoit son idée, prit le parti de répondre au visiteur.

« Qui êtes-vous, là-haut ?

— Je suis moi.

— Qui vous ?

— Votre compère.

— Ah ! je vous prenois pour un larron.

— Quelle méprise ! c’est moi ; ouvrez.

— Attendez au moins que les Frères soient levés de table.

— Les Frères ? il y a des moines chez vous ?

— Assurément, ou plutôt de vrais chanoines ; ceux de l’abbaye de Tyron, enfants de saint Benoit, qui m’ont fait la grâce de me recevoir dans leur ordre.

— Nomenidam ! alors, vous m’hébergerez aujourd’hui, n’est-ce pas ? et vous me donnerez quelque chose à manger  ?

— De tout notre cœur. Mais d’abord répondez. Venez-vous ici en mendiant ?

— Non ; je viens savoir de vos nouvelles. Ouvrez-moi.

— Vous demandez une chose impossible.

— Comment cela ?

— Vous n’êtes pas en état.

— Je suis en état de grand appétit. N’est-ce pas de la viande que je vous vois préparer ?

— Ah ! bel oncle ! vous nous faites injure. Vous savez bien qu’en religion on fait vœu de renoncer à toute œuvre de chair ?

— Et que mangent-ils donc, vos moines ? des fromages mous ?

— Non pas précisément ; mais de gros et gras poissons. Notre père saint Benoit recommande même de choisir toujours les meilleurs.

— Voilà du nouveau pour moi. Mais enfin cela ne doit pas vous empêcher de m’ouvrir et de m’accorder gîte pour cette nuit.

— Je le voudrois bien ; par malheur, il faut, pour entrer, être ordonné moine ou hermite. Vous ne l’êtes pas ; bon soir ! passez votre chemin.

— Ah ! voilà de méchants moines ; je ne les reconnois pas à leur charité : mais j’entrerai malgré vous. Non ! la porte est trop forte, et la fenêtre est barrée. Compère Renart, vous avez parlé de poisson, je ne connois pas cette viande. Est-elle bonne ? Pourrois-je en avoir un seul morceau, simplement pour en goûter ?

— Très volontiers, et bénie soit notre pêche aux anguilles, si vous en voulez bien manger. » Il prend alors sur la braise deux tronçons parfaitement grillés, mange le premier et porte l’autre à son compère. « Tenez, bel oncle, approchez ; nos frères vous envoient cela, dans l’espoir que vous serez bientôt des nôtres.

— J’y penserai, cela pourra bien être ; mais pour Dieu ! donnez, en attendant.

— Voici. Eh bien, que vous semble ?

— Mais c’est le meilleur manger du monde. Quel goût, quelle saveur ! je me sens bien près de ma conversion. Ne pourriez-vous m’en donner un second morceau ?

— Par nos bottes ! si vous voulez être moine, vous serez bientôt mon supérieur ; car, je n’en doute pas, avant la Pentecôte, nos frères s’entendront pour vous élire abbé.

— Se pourroit-il ? oh ! non, vous raillez.

— Non vraiment ; par mon chef ! vous feriez le plus beau rendu du monde, et quand vous aurez passé les draps noirs sur votre pelisse grise....

— Alors, vous me donnerez autant de poisson que je voudrai ?

— Tant que vous voudrez.

— Cela me décide ; faites-moi rogner tout de suite.

— Non pas seulement rogner, mais raser.

— Raser ? je ne croyois pas qu’on exigeât cela. Qu’on me rase donc !

— Il faut attendre que l’eau soit un peu chaude ; la couronne n’en sera que plus belle. Allons ! elle est à peu près comme il faut ; ni trop froide ni bouillante. Baissez-vous seulement un peu et passez votre tête par le pertuis que j’ouvre maintenant. »

Ysengrin fait ce qu’on lui dit ; il allonge l’échine, avance la tête, et Renart aussitôt renverse le pot et l’inonde d’eau bouillante. « Ah ! » s’écrie le pauvre Ysengrin, « je suis perdu ! Je suis mort ! au diable la tonsure ! vous la faites trop grande. » Renart, qui rioit sous cape : « Non, compère, on la porte ainsi ; elle est tout au plus de la largeur voulue. — Cela n’est pas possible. — Je vous le proteste, et j’ajoute que la règle du couvent demande que vous passiez dehors la première nuit en pieuses veilles. — Si j’avois su tout cela, » dit Ysengrin, « et surtout comment on rasoit les moines, au diable si l’envie m’eût pris de le devenir ! mais il est trop tard pour s’en dédire. Au moins, me servira-t-on des anguilles ? — Une journée, » dit Renart ; « est bientôt passée ; d’ailleurs je vais vous rejoindre pour vous la faire trouver moins longue. » Cela dit, il sortit par une porte secrète connue de lui seul, et arriva près d’Ysengrin. Tout en parlant de la vie douce et édifiante des moines, il conduisit le nouveau rendu sur le bord d’un vivier, où lui arriva l’aventure que nous allons vous raconter.