Le Roman de Renart/Aventure 9
NEUVIÈME AVENTURE
’etoit peu de temps avant Noël, quand on pense à saler les bacons. Le ciel étoit parsemé d’étoiles, il faisoit un grand froid, et le vivier où Renart avoit conduit son compère etoit assez fortement pris de glace pour que l’on pût en toute sécurité former sur lui des rondes joyeuses. Il n’y avoit qu’un seul trou, soigneusement entretenu chaque jour par les paysans du village, et près duquel ils avoient laissé le seau qui leur servoit à puiser de l’eau.
Renart, indiquant du doigt le vivier : « Mon oncle, » dit-il, « c’est là que se tiennent en quantité les barbeaux, les tanches et les anguilles ; et précisément voici l’engin qui sert à les prendre. » (Il montroit le seau.) « Il suffit de le tenir quelque temps plongé dans l’eau, puis de l’en tirer quand on sent à sa pesanteur qu’il est garni de poissons. »
« — Je comprends, » dit Ysengrin, « et pour bien faire, je crois, beau neveu, qu’il faudroit attacher l’engin à ma queue ; c’est apparemment ainsi que vous faites vous-mêmes quand vous voulez avoir une bonne pêche. — Justement » dit Renart ; « c’est merveille comme vous comprenez aisément. Je vais faire ce que vous demandez. »
Il serre fortement le seau à la queue d’Ysengrin. « Et maintenant, vous n’avez plus qu’à vous tenir immobile pendant une heure ou deux, jusqu’à ce que vous sentiez les poissons arriver en foule dans l’engin. — Je comprends fort bien ; pour de la patience j’en aurai tant qu’il faudra. »
Renart se place alors un peu à l’écart, sous un buisson, la tête entre les pieds, les yeux attachés sur son compère. L’autre se tient au bord du trou, la queue en partie plongée dans l’eau avec le seau qui la retient. Mais comme le froid etoit extrême, l’eau ne tarda pas à se figer, puis à se changer en glace autour de la queue.
Le loup, qui se sent pressé, attribue le tiraillement aux poissons qui arrivent ; il se félicite, et déjà songe au profit qu’il va tirer d’une pêche miraculeuse. Il fait un mouvement, puis s’arrête encore, persuadé que plus il attendra, plus il amènera de poissons à bord. Enfin, il se décide à tirer le seau ; mais ses efforts sont inutiles. La glace a pris de la consistance, le trou est fermé, la queue est arrêtée sans qu’il lui soit possible de rompre l’obstacle. Il se démène et s’agite, il appelle Renart : « À mon secours, beau neveu ! il y a tant de poissons que je ne puis les soulever ; viens m’aider ; je suis las, et le jour ne doit pas tarder à venir. » Renart, qui faisoit semblant de dormir, lève alors la tête : « Comment, bel oncle, vous êtes encore là ? Allons, hâtez-vous, prenez vos poissons et partons ; le jour ne peut tarder à venir. — Mais, » dit Ysengrin, « je ne puis les remonter. Il y en a tant, tant, que je n’ai pas la force de soulever l’engin. — Ah ! » reprend Renart en riant, « je vois ce que c’est ; mais à qui la faute ? Vous en avez voulu trop prendre, et le vilain a raison de le dire : Qui tout désire tout perd. »
La nuit passe, l’aube paroit, le soleil se lève. La neige avoit blanchi la terre, et messire Constant des Granges, un honnête vavasseur dont la maison touchoit à l’étang, se lève et sa joyeuse mégnie. Il prend un cor, appelle ses chiens, fait seller un cheval ; des clameurs partent de tous les côtés, tout se dispose pour la chasse. Renart ne les attend pas, il reprend lestement le chemin de Maupertuis, laissant sur la brèche le pauvre Ysengrin qui tire de droite et de gauche, et déchire sa queue cruellement sans parvenir à la dégager. Survient un garçon tenant deux levriers en laisse. Il apperçoit le loup arrêté par la queue dans la glace, et le derrière ensanglanté. « Ohé ! ohé ! le loup ! » Les veneurs avertis accourent avec d’autres chiens, et cependant Ysengrin entend Constant des Granges donner l’ordre de les délier. Les braconniers obéissent ; leurs brachets s’attachent au loup qui, la pelisse hérissée, se dispose à faire bonne défense. Il mord les uns, retient les autres à distance. Alors messire Constant descend de cheval, approche l’épée au poing et pense couper Ysengrin en deux. Mais le coup porte à faux ; messire Constant, ébranlé lui-même, tombe sur la tête et se relève à grand peine. Il revient à la charge, vise la tête, le coup glisse et le glaive descend sur la queue qu’elle emporte toute entière. Ysengrin, surmontant une douleur aigue, fait un effort suprême et s’élance au milieu des chiens qui s’écartent pour lui ouvrir passage et courir aussitôt à sa poursuite. Malgré la meute entière acharnée sur ses traces, il gagne une hauteur d’où il les défie. Brachets et lévriers tous alors renoncent à leur chasse. Ysengrin entre au logis, plaignant la longue et riche queue qu’il s’est vu contraint de laisser en gage, et jurant de tirer vengeance de Renart, qu’il commence à soupçonner de lui avoir malicieusement ménagé toutes ces fâcheuses aventures.
Le Translateur. — À l’imitation d’Ysengrin devenu moine et pêcheur d’anguilles, Primaut, son digne frère, va devenir prêtre, et Renart lui fera partager l’aventure des marchands de poissons. Une seule légende latine aura sans doute inspiré les deux récits françois : deux compères auront (à l’insçu l’un de l’autre) taillé dans le même modèle Ysengrin et Primaut ; comme ils avoient déjà taillé, dans un autre, Chantecler et Noiret. L’histoire de l’entrée dans les Ordres a même été renouvelée pour la troisième fois au profit de Tiebert le chat. Mais de celle-ci nous nous en tairons.