Le Roman de Renart/Aventure 7

Traduction par Paulin Paris.
Texte établi par Paulin ParisJ. Techener (p. 45-48).

SEPTIÈME AVENTURE.

Comment Renart fit rencontre des Marchands de poisson, et comment il eut sa part des harengs et des anguilles.



Renart, on le voit, n’avoit pas toujours le temps à souhait, et ses entreprises n’étoient pas toutes également heureuses. Quand le doux temps d’été faisoit place au rigoureux hyver, il étoit souvent à bout de provisions, il n’avoit rien à donner, rien à dépendre : les usuriers lui faisoient défaut, il ne trouvoit plus de crédit chez les marchands. Un de ces tristes jours de profonde disette, il sortit de Maupertuis, déterminé à n’y rentrer que les poches gonflées. D’abord il se glisse entre la rivière et le bois dans une jonchère, et quand il est las de ses vaines recherches, il approche du chemin ferré, s’accroupit dans l’ornière, tendant le cou d’un et d’autre côté. Rien encore ne se présente. Dans l’espoir de quelque chance meilleure, il va se placer devant une haie, sur le versant du chemin : enfin il entend un mouvement de roues. C’etoit des marchands qui revenoient des bords de la mer, ramenant des harengs frais, dont, grace au vent de bise qui avoit soufflé toute la semaine, on avoit fait pêche abondante ; leurs paniers crévoient sous le poids des anguilles et des lamproies qu’ils avoient encore achetées, chemin faisant.

À la distance d’une portée d’arc, Renart reconnut aisément les lamproies et les anguilles. Son plan est bientôt fait : il rampe sans être apperçu jusqu’au milieu du chemin, il s’étend et se vautre, jambes écartées, dents rechignées, la langue pantelante, sans mouvement et sans haleine. La voiture avance ; un des marchands regarde, voit un corps immobile, et appelant son compagnon : « Je ne me trompe pas, c’est un goupil ou un blaireau. — C’est un goupil, » dit l’autre ; « descendons emparons-nous-en, et surtout qu’il ne nous échappe. » Alors ils arrêtent le cheval, vont à Renart, le poussent du pied, le pincent et le tirent ; et comme ils le voient immobile, ils ne doutent pas qu’il ne soit mort. « Nous n’avions pas besoin d’user de grande adresse ; mais que peut valoir sa pelisse ? — Quatre livres, » dit l’un. « — Dites cinq » reprend l’autre, « et pour le moins ; voyez sa gorge, comme elle est blanche et fournie ! C’est la bonne saison. Jetons-le sur la charrette. »

Ainsi dit, ainsi fait. On le saisit par les pieds, on le lance entre les paniers, et la voiture se remet en mouvement. Pendant qu’ils se félicitent de l’aventure et qu’ils se promettent de découdre, en arrivant, la robe de Renart, celui-ci ne s’en inquiète guères ; il sait qu’entre faire et dire il y a souvent un long trajet. Sans perdre de temps, il étend la patte sur le bord d’un panier, se dresse doucement, dérange la couverture, et tire à lui deux douzaines des plus beaux harengs. Ce fut pour aviser avant tout à la grosse faim qui le travailloit. D’ailleurs il ne se pressa pas, peut-être même eut-il le loisir de regreter l’absence de sel ; mais il n’avoit pas intention de se contenter de si peu. Dans le panier voisin frétilloient les anguilles : il en attira vers lui cinq à six des plus belles ; la difficulté etoit de les emporter, car il n’avoit plus faim. Que fait-il ? Il apperçoit dans la charrette une botte de ces ardillons d’osier qui servent à embrocher les poissons : il en prend deux ou trois, les passe dans la tête des anguilles, puis se roule de façon à former de ces ardillons une triple ceinture, dont il rapproche les extrémités en tresse. Il s’agissoit maintenant de quitter la voiture ; ce fut un jeu pour lui : seulement il attendit que l’ornière vînt trancher sur le vert gazon, pour se couler sans bruit et sans risque de laisser après lui les anguilles.

Et cela fait, il auroit eu regret d’épargner un brocart aux voituriers. « Dieu vous maintienne en joie, beaux vendeurs de poisson !, » leur cria-t-il. « J’ai fait avec vous un partage de frère : j’ai mangé vos plus gros harengs et j’emporte vos meilleures anguilles ; mais je laisse le plus grand nombre. »

Quelle ne fut pas alors la surprise des marchands ! Ils crient : Au Goupil, au Goupil ! mais le goupil ne les redoutoit guères : il avoit les meilleures jambes. « Fâcheux contre-temps ! » disent-ils, « et quelle perte pour nous, au lieu du profit que nous pensions tirer de ce maudit animal ! Voyez comme il a dégagé nos paniers ; puisse-t-il en crever au moins d’indigestion ! »

« Tant qu’il vous plaira, » dit Renart, « je ne crains ni vous ni vos souhaits. » Puis il reprit tranquillement le chemin de Maupertuis. Hermeline, la bonne et sage dame, l’attendoit à l’entrée ; ses deux fils, Malebranche et Percehaye, le reçurent avec tout le respect qui lui etoit du, et quand on vit ce qu’il rapportoit, ce fut une joie et des embrassemens sans fin. « À table ! » s’écria-t-il, « que l’on ait soin de bien fermer les portes, et que personne ne s’avise de nous déranger. »