Le Roman de Renart/Aventure 6

Traduction par Paulin Paris.
Texte établi par Paulin ParisJ. Techener (p. 43-44).

SIXIÈME AVENTURE

Comment le Frère convers ne détacha pas les chiens.



Mais pour surcroît de danger, en s’éloignant de la Mésange afin de rentrer dans le bois, il se trouve en présence d’un de ces demi-vilains, demi-valets qui, par charité ou pour quelque redevance, obtenoient la faveur de vivre de la vie des moines, qu’ils servoient ou dont ils gardoient les terres et les courtils. On les désignoit sous le nom de Frères convers ou convertis à la vie monacale ; gens peu considérés, et qui méritoient rarement de l’être davantage. Celui-ci avoit la charge de tenir en laisse deux veautres ou lévriers. Bientôt le premier valet qui aperçoit Renart lui crie à haute voix : délie, délie ! Renart comprend le danger ; au lieu de tenter une fuite devenue impossible, il aborde résolument le Frère convers, qui s’adressant à lui : « Ah ! méchante bête, c’est fait de vous ! — Sire religieux, » dit Renart, « vous ne faites pas que prud’homme : aucun ne doit être privé de son droit. Ne voyez-vous pas qu’entre les autres chiens et moi, nous courons un enjeu que gagnera le premier arrivé ? Si vous lâchez les deux veautres, ils m’empêcheront de disputer le prix, vous en aurez tout le blâme. »

Le Frère convers, homme simple de sa nature, réfléchit, se gratta le front : « Par Notre-Dame, » ce dit-il, « damp Renart pourroit bien avoir raison. » Il ne lâcha donc pas les lévriers, et se contenta de souhaiter bonne chance à Renart. Celui-ci, pressant alors le pas, s’enfonce dans les taillis et, toujours poursuivi, s’élance dans une plaine que terminoit un large fossé. Le fossé est à son tour franchi, et les chiens, après un moment d’incertitude, perdent ses pistes et retournent. Mis à l’abri de leurs dents cruelles, Renart put enfin se reconnoître. Il étoit épuisé de fatigue ; mais il avoit mis en défaut ses ennemis, et si quelques heures de repos ne le rassasièrent pas, au moins elles lui rendirent sa légèreté et toute son ardeur de chasse et de maraude.