Le Roman de Renart/Aventure 48

Traduction par Paulin Paris.
Texte établi par Paulin ParisJ. Techener (p. 266-271).

QUARANTE-HUITIÈME AVENTURE.

De l’arrivée du père et des frères du Chevalier ; d’un beau nain qui les accompagnoit, et comment on découvrit damp Renart.



Les tables levées, on quitte la salle, on monte les degrés de la tour principale, pour mieux jouir de la belle vue. Le Chevalier, l’épieu à la main, s’appuye aux créneaux. Les autres s’asseyent, regardant à leur aise les vignes, la prairie, les champs de blé, la rivière et la mer qui se perdoit dans l’étendue. Mais d’autres objets attirent leur attention. Des limiers, des brachets, des levriers accouroient vers le château, conduits par des valets à cheval. L’un portoit un cor à son cou dont il cornoit doucement. Après, venoient deux pesans chariots précedés d’un nain et escortés de deux écuyers. À la suite des chariots, quatorze hommes d’armes sur des chevaux richement caparaçonnés.

Le Chevalier s’adressant aux deux écuyers arrivés le matin : « Frères, » leur dit-il, « n’est-ce pas là l’équipage de mon seigneur de père ? — Oui, sire, n’en doutez pas, » répondent-ils. Cependant le pont s’abaissoit, la porte du château s’ouvroit : on décharge les chariots en grande hâte, car la nuit approchoit : le Chevalier rentre dans la grande salle et s’assied dans le faudesteuil, sous un riche dais. Puis il se lève à l’approche des hommes d’armes, qui venant s’incliner devant lui : « Sire, » disent-ils, « Dieu vous accorde bonne nuit ! » Le Chevalier rend courtoisement le salut et conduit à table tous les nouveaux arrivés. Quand le repas fut terminé, le Chevalier donne en se levant le signal de la retraite ; les étrangers sont conduits dans les chambres où ils doivent reposer, et le lendemain matin ils sont réveillés par la gaite ou sentinelle qui du haut des créneaux corne le jour. Le Chevalier levé, chaussé, vêtu, se rend avec Madame Florie au moutier pour y entendre la messe de Notre Dame, et dès que l’office est achevé, il fait seller les chevaux pour aller au-devant de son père ; mais avant de s’éloigner il a soin de donner des ordres pour que tout concoure à la bonne réception qu’il prétend faire à ceux qui vont arriver.

Ils n’avoient pas marché une demie lieue sur le chemin ferré qu’ils entendirent le bruit joyeux d’une compagnie à cheval. C’est d’abord un grouppe de quatre valets de pied tenant en main la laisse d’un brachet ou d’un levrier. Le Chevalier passe outre jusqu’à son noble père qu’il accole tendrement. Il n’y a fête qu’il ne lui fasse ainsi qu’à ses deux frères : ils reprennent la route du château, et chemin faisant, ils demandent nouvelles de tout ce qui peut les intéresser. Comme ils approchoient des fossés, ils distinguent fuyant vers le bois un goupil que le voisinage des chiens avoit fait lever. « Ah ! vraiment, » dit le Chevalier en riant, « c’est le même goupil qui m’a déjà tant gabé ; je le reconnois. — Gabé ! » font les autres, « et comment ? — Je vais vous le dire : Je l’ai fait deux fois chasser ; quand il se voit trop pressé des chiens, il se prend à fuir vers le château, nous l’y voyons entrer : nous tournons le pont, nous fermons les portes, et nous avons beau chercher nous ne le trouvons pas. Impossible de savoir où il se retire. — Ami, » dit le père, « bien fin celui qui trompera le goupil ; cependant si vous faisiez délier vos chiens, on pourroit le chasser et lui ôter tout moyen de retraite. »

Sur-le-champ les valets mettent les chiens aux pistes de Renart ; mais dès que celui-ci reconnoit leurs voix, il reprend le chemin du château. Ce fut un cri général. Les veneurs ont beau crier et les chiens aboyer, Renart atteint le pont et franchit la porte. Les valets, les écuyers accourent, se tuent à chercher, à tout ouvrir et bouleverser, autant de peines inutiles. On prend alors le parti d’en rire, le Chevalier le premier et plus fort que les autres. « Oui, mes seigneurs, voilà, par saint Lambert, comment le goupil en use avec nous depuis longtemps. N’y pensons plus, et ne songez qu’à bien vous reposer. »

Le père et les trois frères, les mains l’une dans l’autre, montent les degrés de la salle, et le premier objet qu’ils voient en entrant est le nain qui les avoit accompagnés. À vrai dire on eût pu le prendre pour un démon : bossu par devant et derrière, les pieds tordus, les hanches écrasées, deux courtes branches de pin au lieu de bras que le quart d’une aune de serge suffisoit pour couvrir ; la bouche contournée, les lèvres assez relevées pour donner passage à un pied de veau ; les dents de la couleur d’un jaune d’œuf, le nez long d’un demi-pouce, des yeux de chien, des cheveux noirs comme de l’encre et les oreilles d’une chèvre. Il étoit occupé à tresser un chapeau avec des brins de fenouil ; il s’interrompit pour regarder de travers ceux qui entroient. « Nain, Dieu te garde ! » dit le Chevalier. Au lieu de répondre, il branla la tête et fit entendre un grognement.

Pour offrir un contraste avec cette hideuse créature paroit Madame Florie qui fait aux nouveaux venus le plus gracieux accueil. On rit, on échange des paroles courtoises et plaisantes jusqu’à l’heure du manger. Cependant les nappes sont mises, et sur la table le pain et le sel. On donne à laver à chacun, on prend place à table. Je ne décrirai pas les mets ni les vins. Il y eut sanglier empoivré, bons lardés de cerf, excellens pâtés de chapons, le tout arrosé de vins d’Orléans et d’Auxerre. Pendant qu’ils mangeoient, on remarqua que les brachets levoient la téte, l’œil inquiet, la bouche haletante, comme s’ils eussent senti quelque proie vivante.

Le Chevalier s’adressant alors à son veneur : « Ami, » dit-il, « apprends-moi, je te prie, combien nous avons de peaux de goupil. — Vous en avez neuf. — Neuf ? diable ! moi j’en vois dix, et je ne comprends pas ces brachets qui jappent si fort après elles. » Le Veneur s’approche alors des peaux ; l’une semble respirer et respiroit en effet, car c’étoit Renart lui-même, en os, en chair et en peau ; il pendoit au plus caché des ardillons destinés à réunir les pelisses de ses pareils ; il s’y retenoit des dents et des pieds de devant. Le veneur le reconnoît : « Ah ! par saint Léonart, c’est en vérité le goupil qui se trouve là dans la compagnie de ces peaux, et voilà pourquoi les chiens glapissent. Un instant, et je vous l’amène. »

Il lève alors la main vers les ardillons, arrive à Renart qu’il essaie de prendre ; mais l’autre fait un demi-tour et remplace au crochet les pattes de devant par celles de derrière ; et quand le veneur fait une seconde tentative, il saisit de ses dents la main qu’il broie au point de séparer l’ongle de la chair. Le malheureux veneur pousse un cri aigu, Renart fait un saut vers la porte, sort de la maison et prévoyant qu’on pourra le joindre dans le bois, prend le chemin de la prairie : il est arrêté dans sa course par la rivière qui lui ferme le passage ; mais il n’avoit plus rien à craindre de la poursuite des valets du Chevalier, et comme on devoit le croire au bois, il sait qu’on l’y cherchera, avant de penser à le battre dans la plaine.