Le Roman de Renart/Aventure 47

Traduction par Paulin Paris.
Texte établi par Paulin ParisJ. Techener (p. 261-265).

QUARANTE-SEPTIÈME AVENTURE.

De la visite annoncée au Chevalier, et de la chasse au cerf et au porc sanglier.



Les voilà donc assis au manger du matin. À peine commençoient-ils à toucher aux mets qu’ils voient de la fenêtre arriver au château deux écuyers bien équippés portant chacun un grand quartier de biche ou de sanglier. Ils mettent pied à terre devant le degré, montent dans la salle et saluant le Chevalier : « Sire, Dieu vous bénisse et votre compagnie ! — Dieu vous sauve ! » répond le courtois seigneur, « et soyez ici les biens venus ! Mais d’abord lavez, et prenez place à la table. — Avant tout, sire, nous dirons l’occasion de notre venue. Votre cher père vous salue et vos deux frères : tous trois doivent arriver ici demain. — Soyez donc une seconde fois bien venus, » dit le Chevalier en levant le siége pour les embrasser. Entrent alors deux beaux jeunes varlets, le premier portant une serviette, l’autre un bassin de pur argent. Le bassin, rempli d’une eau claire et limpide, est présenté aux deux écuyers qui après avoir lavé disent à demi-voix aux varlets : « Frères, allez prendre les denrées que nous avons laissées au bas du degré, et n’oubliez pas nos chevaux. » Les varlets s’éloignent : l’un se charge de déposer les quartiers de biche et de sanglier dans le garde-manger, l’autre conduit les chevaux à l’écurie, les fournit de foin et d’avoine, leur prépare une bonne litière et revient dans la salle où les écuyers avoient pris place auprès de Madame Florie. Les nappes repliées et les tables levées, on se dispose à retourner au bois, afin d’y chercher la venaison nécessaire pour bien recevoir ceux qu’on attend le lendemain. Le chasseur est amené, les levriers sont accouplés, et tous entrent dans la forêt.

Ils n’y furent pas longtemps sans lever un grand cerf de quatre cors, lequel ne jugea pas à propos de les attendre. Les chiens lâchés se mettent à sa poursuite avec ardeur. Le cerf les auroit pourtant lassés, sans un archer qui de loin lui décocha une flêche, l’atteignit au flanc, et le fit tomber sanglant et sans force. Les levriers accourent et le déchirent ; le cerf demeure au pouvoir des veneurs. On relie alors les chiens, et l’on confie cette belle proie aux soins de deux écuyers qui le mettent en état et le font conduire au château.

Ce n’étoit que le début de la chasse. Le Chevalier bat d’un long bâton recourbé les bruyères et les buissons ; le Veneur donne du cor, et le son retentit jusqu’aux extremités de la forêt. Réveillé par le bruit, un énorme sanglier sort d’un taillis et se met à courir au plus vîte. Un grand et fort levrier s’élance après lui, gagne sur les autres l’avance d’une portée d’arc, l’atteint, et pour le dompter essaie de le mordre à l’oreille. Le sanglier furieux tourne la dent, ouvre le flanc du levrier et le porte au pied d’un chêne sur lequel il le jete, en faisant jaillir entrailles et cervelle à la fois. Les autres chiens l’entourent avec un redoublement de rage : il leur échappe ; les buissons croisés, les rameaux entrelacés, les branches épaisses le dérobent longtemps à leur vengeance. Enfin, se voyant poussé à bout, il prend le parti de sortir du bois et de fuir du côté de la rivière. Il atteint à la falaise et tombe à plat ventre dans l’eau ; il s’y croyoit à l’abri, quand un levrier saute après lui, jette les dents à son cou, pendant que la meute entière accourt pour porter aide à leur camarade ; mais il étoit déjà trop tard : le porc l’avoit retourné et noyé sous le poids de son corps. Ce double exemple n’arrêta pas les autres ; ils nagent autour de lui, s’acharnent après sa croupe et ses flancs, jusqu’au moment où les chasseurs arrivent. Le porc alors rassemble ses forces, passe à l’autre rive et fuit à travers champs ; les chiens, les chasseurs le rejoignent et le dépassent : il est forcé de s’arrêter. Un levrier plus ardent que les autres est atteint de sa terrible dent, et jeté dans l’air il retombe sans vie, pendant que la bête, gravement blessée, parvient encore à mettre un espace entre les chiens et elle. Mais toute issue lui est interdite ; le sanglier revient à l’eau, la meute entière l’y joint encore, mais reste à quelque distance, et c’est avec cette furieuse escorte qu’il rentre une seconde fois dans la forêt. Un quatrième levrier, qui l’avoit osé prendre à la gorge, est encore saisi, lancé contre un hêtre, la tête brisée, le ventre ouvert. Alors le Chevalier prend l’avance d’une portée d’arbalête. Ferme dans l’étrier, l’épieu au poing, il attend le sanglier que les blessures et la rage aveugloient, et qui vient se jeter à corps perdu sur lui. Le bois de l’epieu se brise, mais le fer reste dans le corps et penêtre comme un razoir du bas de l’épaule aux intestins. Aussitôt le monstre chancèle et cesse de se défendre en cessant de vivre. Le Chevalier met pied à terre, et tous les chasseurs arrivés autour de lui rendent grâces à Dieu de la victoire.

C’est maintenant au Veneur à faire son devoir. Il prend un long couteau dont la poignée étoit d’argent, ouvre le sanglier, fait sa toilette, donne les intestins et le poumon aux levriers d’abord, puis au reste de la meute ; sans oublier un seul chien, tous ayant bien fait leur devoir. La curée dévorée, le Chevalier monte et après lui tous les autres. On trousse le sanglier sur un fort roncin, la troupe fait bonne escorte jusqu’au château dont le pont se relève ; les portes se referment dès qu’ils sont rentrés.

Le Chevalier vint se reposer dans la grande salle. Cependant, le Veneur faisoit étendre le sanglier devant les fenêtres. On dispose un grand amas de paille sur laquelle on couche l’énorme bête : on allume, et quand la noire coine a pris la nuance de rouge doré qu’on lui vouloit donner, on le porte devant Madame Florie. Ne demandez pas si l’on se récria sur la grandeur de la hure et la longueur des défenses. Mais les tables sont dressées, les écuyers apportent les bassins pleins d’eau qu’ils présentèrent à la dame, au Chevalier, à tous les autres, et l’on prit place au manger.