Le Roman de Renart/Aventure 49
QUARANTE-NEUVIÈME AVENTURE.
enart étoit assez content de ses dernières journées ; il regrettoit pourtant de n’avoir pas eu sa part du grand diner auquel il venoit d’assister. La faim commençoit à le visiter quand, du buisson sous lequel il s’étoit tapi de façon à n’être vu de personne, il apperçut le héron Pinçart qui
le long de la rivière pêchoit les poissons au bec. Pinçart est un objet de bonne prise ; mais le moyen d’aller jusqu’à lui ? « Possible qu’il vienne de lui-même : mais quand ? Je pourrai mourir de faim en l’attendant : et puis quelque vilain ou, ce qui est pis encore, quelque mâtin ne viendra-t-il pas me troubler ? Pinçart seroit pourtant un excellent soupper. Allons ! Donnons-nous de la peine ; c’est la loi du siècle, sans travail on ne peut arriver à rien. »
Il rampe alors jusqu’au bord de l’eau. Le rivage étoit garni d’une fougère épaisse, il en arrache plusieurs brassées, les réunit et les serre en forme de radeau qu’il laisse aller à la dérive, au-dessus de l’endroit où se tient Pinçart. À la vue du train, l’oiseau pêcheur lève la tête et fait un saut en arrière : mais reconnoissant que ce n’est qu’un tas de fougère, il se rassure et reprend tranquillement sa pêche. Damp Renart fait un nouvel essai : il arrache une seconde brassée plus épaisse et la jette encore sur l’eau. Le héron regarde plus attentivement, se rapproche de l’objet flottant, fouille du bec et des pattes la fougère, et rendu certain qu’il n’y a là pour lui rien à gagner ou à craindre, il se remet une seconde fois à la pêche, résolu de ne plus l’interrompre pour d’autres arrivages du même genre. Cette confiance fut cause de sa perte : car Renart en va profiter pour tenter le coup décisif. Il fait un troisième radeau et s’y ménage une sorte de lit dans lequel il pourra se cacher aisément, car la fougère est précisément de la couleur de sa pelisse. Il hésite pourtant avant d’y entrer ; le terrain n’est peut-être pas assez solide : mais enfin il prend son parti, se met à flot en même temps que son frêle bâtiment, et se voit porté tout près du pêcheur au long bec. Pinçart ne s’en préoccupe pas : « À d’autres ! » dit-il, « je ne m’effraie pas pour quelques brins de fougère. » Et bientôt Renart, profitant du moment où le bec et la tête de l’oiseau étoient plongés dans l’eau, jette sur lui la dent, le saisit par le cou, lui redresse la tête, saute à terre et le traîne sous le buisson le plus voisin. Pinçart crioit de toutes ses forces ; mais l’autre n’etoit pas de ceux que les plaintes attendrissent ; il le place sous ses pieds et lui donne ainsi le coup de grace. Sitôt étranglé sitôt mangé, pour ainsi dire.