Le Roman de Renart/Aventure 4

Traduction par Paulin Paris.
Texte établi par Paulin ParisJ. Techener (p. 35-39).

QUATRIÈME AVENTURE

Comment Tiecelin le corbeau prit un fromage à la vieille, et comment Renart le prit à Tiecelin.



Dans une plaine fleurie que bornoient deux montagnes et qu’une eau limpide arrosoit, Renart, un jour, aperçut de la rive opposée, un fau solitaire planté loin de tout chemin frayé, à la naissance de la montée. Il franchit le ruisseau, gagne l’arbre, fait autour du tronc ses passes ordinaires, puis se vautre délicieusement sur l’herbe fraîche, en soufflant pour se bien refroidir. Tout dans ce lieu le charmoit ; tout, je me trompe, car il sentoit un premier aiguillon de faim, et rien ne lui donnoit l’espoir de l’apaiser. Pendant qu’il hésitoit sur ce qu’il avoit à faire, damp Tiecelin, le corbeau, sortoit du bois voisin, planoit dans la prairie et alloit s’abattre dans un plessis qui sembloit lui promettre bonne aventure.

Là se trouvoit un millier de fromages qu’on avoit exposés, pour les secher, à un tour de soleil. La gardienne étoit rentrée pour un moment au logis, et Tiecelin saisissant l’occasion, s’arrêta sur un des plus beaux et reprit son vol au moment où la vieille reparoissoit. « Ah ! mon beau monsieur, c’est pour vous que séchoient mes fromages ! » Disant cela, la vieille jetoit pierres et cailloux. « Tais-toi, tais-toi, la vieille, » répond Tiecelin ; « quand on demandera qui l’a pris, tu diras : c’est moi, c’est moi ! car la mauvaise garde nourrit le loup. »

Tiecelin s’éloigne et s’en vient percher sur le fau qui couvroit damp Renart de son frais ombrage. Réunis par le même arbre, leur situation étoit loin d’être pareille. Tiecelin savouroit ce qu’il aimoit le mieux ; Renart, également friand du fromage et de celui qui en étoit le maître, les regardoit sans espoir de les atteindre. Le fromage à demi séché donnoit une entrée facile aux coups de bec : Tiecelin en tire le plus jaune et le plus tendre ; puis il attaque la croûte dont une parcelle lui échappe et va tomber aux pieds de l’arbre. Renart lève la tête et salue Tiecelin qu’il voit fièrement campé, le fromage dressé dans les pattes. « Oui, je ne me trompe pas ; oui, c’est damp Tiecelin. Que le bon Dieu vous protège compère, vous et l’ame de votre père, le fameux chanteur ! Personne autrefois, dit-on, ne chantoit mieux que lui en France. Vous-même, si je m’en souviens, vous faisiez aussi de la musique : ai-je rêvé que vous avez longtemps appris à jouer de l’orgue ? Par ma foi, puisque j’ai le plaisir de vous rencontrer, vous consentirez bien, n’est-ce pas, à me dire une petite ritournelle. »

Ces paroles furent pour Tiecelin d’une grande douceur, car il avoit la prétention d’être le plus agréable musicien du monde. Il ouvre donc aussitôt la bouche et fait entendre un crah prolongé. « Est-ce bien, cela, damp Renart ? — Oui, » dit l’autre, « cela n’est pas mal : mais si vous vouliez, vous monteriez encore plus haut. — Écoutez-moi donc. » Il fait alors un plus grand effort de gosier. « Votre voix est belle », dit Renart, « mais elle seroit plus belle encore si vous ne mangiez pas tant de noix. Continuez pourtant, je vous prie. » L’autre, qui veut absolument emporter le prix du chant, s’oublie tellement que, pour mieux filer le son, il ouvre peu à peu les ongles et les doigts qui retenoient le fromage et le laisse tomber justement aux pieds de Renart. Le glouton frémit alors de plaisir ; mais il se contient, dans l’espoir de réunir au fromage le vaniteux chanteur. « Ah ! Dieu, » dit-il en paroissant faire un effort pour se lever, « que de maux le Seigneur m’a envoyés en ce monde ! Voilà que je ne puis changer de place, tant je souffre du genou ; et ce fromage qui vient de tomber m’apporte une odeur infecte et insupportable. Rien de plus dangereux que cette odeur pour les blessures des jambes ; les médecins me l’avoient bien dit, en me recommandant de ne jamais en goûter. Descendez, je vous prie, mon cher Tiecelin, venez m’ôter cette abomination. Je ne vous demanderois pas ce petit service, si je ne m’étois l’autre jour rompu la jambe dans un maudit piége tendu à quelques pas d’ici. Je suis condamné à demeurer à cette place jusqu’à ce qu’une bonne emplâtre vienne commencer ma guérison. »

Comment se méfier de telles paroles accompagnées de toutes sortes de grimaces douloureuses, Tiecelin d’ailleurs étoit dans les meilleures dispositions pour celui qui venoit enfin de reconnoître l’agrément de sa voix. Il descendit donc de l’arbre ; mais une fois à terre le voisinage de Renart le fit réfléchir. Il avança pas à pas, l’œil au guet, et en se trainant sur le croupion. « Mon Dieu ! » disoit Renart, « hâtez-vous donc, avancez ; que pouvez-vous craindre de moi, pauvre impotent ? » Tiecelin s’approcha davantage, mais Renart, trop impatient, s’élance et le manque, ne retenant en gage que trois ou quatre plumes. « Ah ! traitre Renart ! » dit alors Tiecelin, « je devois bien savoir que vous me tromperiez ! J’en suis pour quatre de mes plus beaux tuyaux ; mais c’est là tout ce que vous aurez, méchant et puant larron, que Dieu maudisse ! »

Renart, un peu confus, voulut se justifier. C’étoit une attaque de goutte qui l’avoit fait malgré lui sauter. Tiecelin ne l’écouta pas : « Garde le fromage, je te l’abandonne ; quant à ma peau tu ne l’auras pas. Pleure et gémis maintenant à ton aise, je ne viendrai pas à ton secours. — Eh bien va-t-en, braillard de mauvais augure, » dit Renart en reprenant son naturel ; « cela me consolera de n’avoir pu te clorre le bec. Par Dieu ! » reprit-il ensuite, « voila vraiment un excellent fromage ; je n’en ai jamais mangé de meilleur ; c’est juste le remède qu’il me falloit pour le mal de jambes. » Et, le repas achevé, il reprit lestement le chemin des bois.