Le Roman de Renart/Aventure 3
TROISIÈME AVENTURE.
ierre, qui vint au monde à Saint-Cloud, cédant au désir de ses amis, a longtemps veillé pour mettre en vers plusieurs joyeux tours de Renart, ce méchant nain dont tant de bonnes âmes ont eu droit de se plaindre. Si l’on veut faire un peu silence, on pourra trouver ici matière à plus d’un bon enseignement.
C’étoit au mois de mai, temps où monte la fleur sur l’aubépin, où les bois, les prés reverdissent, où les oiseaux disent, nuit et jour, chansons nouvelles. Renart seul n’avoit pas toutes ses joies, même dans son château de Maupertuis : il étoit à la fin de ses ressources ; déjà sa famille, n’ayant plus rien à mettre sous la dent, poussoit des cris lamentables, et sa chère Hermeline, nouvellement relevée, étoit surtout épuisée de besoin. Il se résigna donc à quitter cette retraite ; il partit, en jurant sur les saintes reliques de ne pas revenir sans rapporter au logis d’abondantes provisions.
Il entre dans le bois, laissant à gauche la route frayée ; car les chemins n’ont pas été faits pour son usage. Après mille et mille détours, il descend enfin dans la prairie. « Ah ! sainte Marie ! » dit-il alors, « où trouver jamais lieux plus agréables ! C’est le Paradis terrestre ou peu s’en faut : des eaux, des fleurs, des bois, des monts et des prairies. Heureux qui pourroit vivre ici de sa pleine vie, avec une chasse toujours abondante et facile ! Mais les champs les plus verts, les fleurs les plus odorantes n’empêchent pas ce proverbe d’être vrai : le besoin fait vielles trotter. »
Renart, en poussant un long gémissement, se remit à la voie. La faim, qui chasse le loup hors du bois, lui donnoit des jambes. Il descend, il monte, il épie de tous côtés si d’aventure quelque oiseau, quelque lapin ne vient pas à sa portée. Un sentier conduisoit à la ferme voisine ; Renart le suit, résolu de visiter les lieux à ses risques et périls. Le voilà devant la clôture : mais tout en suivant les détours de haies et de sureaux, il dit une oraison pour que Dieu le garde de malencontre, et lui envoie de quoi rendre la joie à sa femme et à toute sa famille.
Avant d’aller plus loin, il est bon de vous dire que la ferme étoit au vilain le plus aisé qu’on pût trouver d’ici jusqu’à Troies (j’entends Troies la petite, celle où ne régna jamais le roi Priam). La maison tenant au plessis étoit abondamment pourvue de tout ce qu’il est possible de désirer à la campagne : bœufs et vaches, brebis et moutons ; des gelines, des chapons, des œufs, du fromage et du lait. Heureux Renart, s’il peut trouver le moyen d’y entrer !
Mais c’étoit là le difficile. La maison, la cour et les jardins, tout étoit fermé de pieux longs, aigus et solides, protégés eux-mêmes par un fossé rempli d’eau. Je n’ai pas besoin d’ajouter que les jardins étoient ombragés d’arbres chargés des plus beaux fruits ; ce n’étoit pas là ce qui éveilloit l’attention de Renart.
Le vilain avoit nom Bertaud ou Berton le Maire ; homme assez peu subtil, très-avare et surtout désireux d’accroître sa chevance. Plutôt que de manger une de ses gelines, il eût laissé couper ses grenons, et jamais aucun de ses nombreux chapons n’avoit couru le danger d’entrer dans sa marmite. Mais il en envoyoit chaque semaine un certain nombre au marché. Pour Renart il avoit des idées toutes différentes sur le bon usage des chapons et des gelines ; et s’il entre dans la ferme, on peut être sûr qu’il voudra juger par lui-même du goût plus ou moins exquis de ces belles pensionnaires.
De bonheur pour lui, Berton étoit, ce jour-là, seul à la maison. Sa femme venoit de partir pour aller vendre son fil à la ville, et les garçons étoient dispersés dans les champs, chacun à son ouvrage. Renart, parvenu au pied des haies par un étroit sentier qui séparoit deux blés, aperçut tout d’abord, en plein soleil, nombre chapons, et Noiret tout au milieu, clignant les yeux d’un air indolent, tandis que près de lui, gelines et poussins grattoient à qui mieux mieux la paille amassée derrière un buisson d’épines. Quel irritant aiguillon pour la faim qui le tourmentoit ! Mais ici l’adresse et l’invention servoient de peu : il va, vient, fait et refait le tour des haies, nulle part la moindre trouée. À la fin, cependant, il remarque un pieu moins solidement tenu et comme pourri de vieillesse, près d’un sillon qui servoit à l’écoulement des eaux grossies par les pluies d’orage. Il s’élance, franchit le ruisseau, se coule dans la haie, s’arrête, et déjà ses barbes frissonnent de plaisir à l’idée de la chair savoureuse d’un gros chapon qu’il avise. Immobile, aplati sous une tige épineuse, il guette le moment, il écoute. Cependant Noiret, dans toutes les joies de la confiance, se carre dans le jardin, appelle ses gelines, les flatte ou les gourmande, et se rapprochant de l’endroit où Renart se tient caché, il y commence à grateler. Tout à coup Renart paroît et s’élance ; il croit le saisir, mais il manque son coup. Noiret se jette vivement de côté, vole, saute et court en poussant des cris de détresse. Berton l’entend ; il sort du logis, cherche d’où vient le tumulte, et reconnoît bientôt le goupil à la poursuite de son coq. « Ah ! c’est vous, maître larron ! vous allez avoir affaire à moi. »
Il rentre alors à la maison, pour prendre non pas une arme tranchante (il sait qu’un vilain n’a pas droit d’en faire usage contre une bête fauve), mais un filet enfumé, tressé je crois par le diable, tant le réseau en étoit habilement travaillé. C’est ainsi qu’il compte prendre le malfaiteur. Renart voit le danger et se blottit sous une grosse tête de chou. Berton, qui n’avoit chassé ni vollé de sa vie, se contente d’étendre les rets en travers sur la plate-bande, en criant le plus haut qu’il peut, pour mieux effrayer Renart : « Ah ! le voleur, ah ! le glouton ! nous le tenons enfin ! » Et ce disant, il frappoit d’un bâton sur les choux, si bien que Renart, ainsi traqué, prend le parti de sauter d’un grand élan ; mais où ? en plein filet. Sa position devient de plus en plus mauvaise : le réseau le serre, l’enveloppe ; il est pris par les pieds, par le ventre, par le cou. Plus il se démène, plus il s’enlace et s’entortille. Le vilain jouit de son supplice : « Ah ! Renart, ton jugement est rendu, te voilà condamné sans rémission. » Et pour commencer la justice, Berton lève le pied qu’il vient poser sur la gorge du prisonnier. Renart prend son temps ; il saisit le talon, serre les dents, et les cris aigus de Berton lui servent de première vengeance. La douleur de la morsure fut même assez grande pour faire tomber le vilain sans connoissance ; mais revenu bientôt à lui, il fait de grands efforts pour se dégager ; il lève les poings, frappe sur le dos, les oreilles et le cou de Renart qui se défend comme il peut, sans pour cela desserrer les dents. Il fait plus : d’un mouvement habile, il arrête au passage la main droite de Berton, qu’il réunit au talon déjà conquis. Pauvre Berton, que venois-tu faire contre Renart ! Pourquoi ne pas lui avoir laissé coq, chapons et gelines ! N’étoit-ce pas assez de l’avoir pris au filet ? Tant gratte la chèvre, que mal gist, c’est un sage proverbe dont tu aurois bien dû te souvenir plus tôt.
Ainsi devenu maître du talon et du pied, Renart change de gamme, et prenant les airs vainqueurs : « Par la foi que j’ai donnée à ma mie, tu es un vilain-mort. Ne compte pas te racheter ; je n’en prendrois pas le trésor de l’empereur ; tu es là mieux enfermé que Charlemagne ne l’étoit dans Lançon. »
Rien ne peut alors se comparer à l’effroi, au désespoir du vilain. Il pleure des yeux, il soupire du cœur, il crie merci du ton le plus pitoyable. « Ah ! pitié, sire Renart, pitié au nom de Dieu ! Ordonnez, dites ce que vous attendez de moi, j’obéirai ; voulez-vous me recevoir pour votre homme, le reste de ma vie ? Voulez-vous.... — Non, vilain, je ne veux rien : tout à l’heure tu m’accablois d’injures, tu jurois de n’avoir de moi merci : c’est mon tour à présent ; par saint Paul ! c’est toi dont on va faire justice, méchant larron ! je te tiens et je te garde, j’en prends à témoin saint Julien, qui te punira de m’avoir si mal hostelé.
— Monseigneur Renart, » reprend le vilain en sanglottant, « soyez envers moi miséricordieux : ne me faites pas du pis que vous pourriez. Je le sais, j’ai mépris envers vous, je m’en accuse humblement. Décidez de l’amende et je l’acquitterai. Recevez-moi comme votre homme, comme votre serf ; prenez ma femme et tout ce qui m’appartient. La composition n’en vaut-elle la peine ? Dans mon logis, vous trouverez tout à souhait, tout est à vous : je n’aurai jamais pièce dont vous ne receviez la dîme ; n’est-ce rien que d’avoir à son service un homme qui peut disposer de tant de choses ! »
Il faut le dire ici, à l’éloge de damp Renart, quand il entendit le vilain prier et pleurer pour avoir voulu défendre son coq, il se sentit ému d’une douce pitié. « Allons ; vilain », lui dit-il, « tais-toi, ne pleure plus. Cette fois on pourra te pardonner ; mais que jamais tu n’y reviennes, car alors je ne veux revoir ni ma femme ni mes enfans si tu échappes à ma justice. Avant de retirer ta main et ton pied, tu vas prendre l’engagement de ne rien faire jamais contre moi. Puis, aussitôt lâché, tu feras acte d’hommage et mettras en abandon tout ce que tu possèdes. — Je m’y accorde de grand cœur, » dit le vilain, « et le Saint-Esprit me soit garant que je serai trouvé loyal en toute occasion. » Berton parloit sincèrement ; car au fond, malgré son avarice, il étoit prud’homme ; on pouvoit croire en lui comme en un prêtre. « J’ai, » lui dit Renart, « confiance en toi ; je sais que tu as renom de prudhommie. » Il lui rend alors la liberté, et le premier usage que Berton en fait, c’est de se jeter aux genoux de Renart, d’arroser sa pelisse de ses larmes, d’étendre la main délivrée vers le moutier le plus voisin, en prononçant le serment de l’hommage dans la forme accoutumée.
« Maintenant, » dit Renart, « et avant tout, débarrasse-moi de ton odieux filet. » Le vilain obéit. Renart est redevenu libre. « Puisque tu es désormais tenu de faire mon bon vouloir, je vais sur-le-champ te mettre à l’épreuve. Tu sais ce beau Noiret que j’ai guetté toute la journée, il faut que tu me l’apportes ; je mets à ce prix mon amitié pour toi et ton affranchissement de l’hommage que tu as prononcé. — Ah ! monseigneur, » répondit Berton, « pourquoi ne demandez-vous pas mieux ? Mon coq est dur et coriace, il a plus de deux ans. Je vous propose en échange trois tendres poulets, dont les chairs et les os seront assurément moins indignes de vous. — Non, » bel ami, reprend Renart, « je n’ai cure de tes poulets ; garde-les et vas me chercher le coq. » Le vilain gémit, ne répondit pas, s’éloigna, courut à Noiret, le chassa, l’atteignit, et le ramenant devant Renart :
« Voilà, sire, le Noiret que vous désirez : mais, par saint Mandé, je vous aurois donné plus volontiers mes deux meilleurs chapons. J’aimois beaucoup Noiret : il n’y eut jamais coq plus empressé, plus vigilant auprès de mes gelines ; en revanche, il en étoit vivement chéri. Mais vous l’avez voulu, monseigneur, je vous le présente. — C’est bien, Berton, je suis content, et pour le prouver, je te tiens quitte de ton hommage. — Grand merci, damp Renart, Dieu vous le rende et madame Sainte Marie ! »
Berton s’éloigne, et Renart, tenant Noiret entre ses dents, prend le chemin de Maupertuis, joyeux de penser qu’il pourra bientôt partager avec Hermeline, sa bien-aimée, la chair et les os de la pauvre bête. Mais il ne sait pas ce qui lui pend encore à l’œil. En passant sous une voûte qui traversoit le chemin d’un autre village, il entend le coq gémir et se plaindre. Renart, assez tendre ce jour-là, lui demande bonnement ce qu’il a tant à pleurer. « Vous le savez bien, » dit le coq ; « maudite l’heure où je suis né ! devois-je être ainsi payé de mes services auprès de ce Berton, le plus ingrat des vilains ! Pour cela, Noiret, » dit Renart, « tu as tort, et tu devrois montrer plus de courage. Écoute-moi un peu, mon bon Noiret. Le seigneur a-t-il droit de disposer de son serf ? Oui, n’est-ce pas ? aussi vrai que je suis chrétien, au maître de commander, au serf d’obéir. Le serf doit donner sa vie pour son maître ; bien plus, il ne sauroit désirer de meilleure, de plus belle mort. Tu sais bien cela, Noiret, on te l’a cent fois répété. Eh bien ! sans toi, Berton auroit payé de sa personne : s’il ne t’avoit pas eu pour racheter son corps, il seroit mort à l’heure qu’il est. Reprends donc courage, ami Noiret : en échange d’une mort belle et glorieuse, tu auras la compagnie des anges, et tu jouiras, pendant l’éternité, de la vue de Dieu lui-même. »
« Je le veux bien, sire Renart, » répondit Noiret, « ce n’est pas la mort qui m’afflige et me révolte ; car après tout, je finirai comme les Croisés, et je suis assuré, comme eux, d’une bonne soudée. Si je me désole, c’est pour les chapons mes bons amis, surtout pour ces chères et belles gelines que vous avez vues le long des haies, et qui seront un jour mangées, sans le même profit pour leurs âmes. Allons ! n’y pensons plus. Mais donnez-moi du courage, damp Renart ; par exemple, vous feriez une bonne œuvre si vous me disiez une petite chanson pieuse pour m’aider à mieux gagner l’entrée du Paradis. J’oublierois qu’il me faut mourir, et j’en serois mieux reçu parmi les élus. N’est-ce que cela, Noiret ? » reprend aussitôt Renart, « eh ! que ne le disois-tu ! Par la foi que je dois à Hermeline, il ne sera pas dit que tu sois refusé ; écoute plutôt. »
Renart se mit alors à entonner une chansonnette nouvelle, à laquelle Noiret sembloit prendre grand plaisir. Mais comme il filoit un trait prolongé, Noiret fait un mouvement, s’échappe, bat des ailes, et gagne le haut d’un grand orme voisin. Renart le voit, veut l’arrêter : il est déjà trop tard. Il se dresse sur le tronc de l’arbre, saute, et n’en peut atteindre les rameaux. « Ah ! Noiret, » dit-il, « cela n’est pas bien : je vois que vous m’avez vilainement gabé. — Vous le voyez ? » dit Noiret, « eh bien ! tout à l’heure vous ne le voyiez pas. Possible, en effet, que vous ayez eu tort de chanter ; aussi, je ne vous demande pas de continuer le même air. Bonjour, damp Renart ! allez vous reposer ; quand vous aurez bien dormi, vous trouverez peut-être une autre proie ! »
Renart tout confus, ne sait que faire et que résoudre. « Par sainte Anne ! » dit-il, « le proverbe est juste : beau chanter nuit ou ennuie ; et le vilain dit avec raison : entre la bouche et la cuiller il y a souvent encombre. J’en ai fait l’épreuve. Caton a dit aussi : à beau manger peu de paroles. Pourquoi ne m’en suis-je pas souvenu ! » Tout en s’éloignant, il murmuroit encore : « Mauvaise et sotte journée ! On dit que je suis habile, et que le bœuf ne sauroit labourer comme je sais leurrer ; voilà pourtant un méchant coq qui me donne une leçon de tromperie ! Puisse au moins la chose demeurer secrète, et ne pas aller jusqu’à la Cour ! c’en seroit fait de ma réputation. »
Le Translateur. Ésope avoit fait chanter le corbeau, longtemps avant la naissance de Chanteclerc et de Noiret. Il y a toujours eu (dans les temps anciens, bien entendu) des gens fort habiles à faire chanter les autres. Écoutez comment Pierre de Saint-Cloud a su donner un nouvel agrément à la fable esopienne du Renard et du Corbeau.