Le Roman de Miraut/Partie 3/Chapitre 3

2 Le Roman de Miraut 4





CHAPITRE III

Mirant fut claustré sévèrement ce soir-là et passa à la remise toute sa matinée du lendemain. Vers midi, ou l’appela pour lui taire manger sa soupe. Il avait certainement sur le cœur l’affaire de la veille et boudait un peu. Cependant, par habitude sans doute, il condescendit à se présenter devant Lisée et à secouer deux ou trois fois la queue en son honneur, mais il ne poussa pas plus loin ses démonstrations et s’en alla retrouver dans son coin la Mique, sa vieille amie qui, ayant tout à fait renoncé, vu son grand âge, & la chasse aux souris, passait maintenant ses jours-et ses nuits à sommeiller au soleil ou à dormir en rond derrière le fourneau de la chambre. Miraut lui murmura un vague et très doux grognement, la poussa un peu du museau et gratta de la patte pour la prier de bien vouloir lui céder une partie de la bonne place chaude qu’elle occupait. Dès qu’elle eut satisfait à son désir, il se coucha lui aussi tout près d’elle et, la télé sur les pattes, les yeux grands ouverts, se livra tout entier à des méditations certainement pleines de misanthropie.

Lisée s’en aperçut bien et il en fut quelque peu peiné, mais il ne crut néanmoins point utile de lui tenir de longs discours explicatifs dans le but de lui faire entendre que la chasse est permise à certaines époques et défendue à d’autres.

Il n’était point non plus nécessaire de mettre en garde Miraut contre les individus il uniformes et à képis, empêcheurs de chasser en rond, car le chien avait toujours manifesté à leur égard une antipathie et une méfiance aussi irréductibles que légitimes.

Faut-il en déduire que Miraut, en cela, partageait les préjugés paysans et bourgeois lesquels prétendent que la sueur puissante transsudée par la gent porte-bottes et, selon les uns, très chère parce que rare, selon les autres trop abondante et généreuse, éloignent irréductiblement de ces honnêtes fonctionnaires tous les êtres à narine délicate ?

Je ne le pense pas. En odeurs, de même qu’en goûts et en couleurs, tout est relatif et Miraut avait sur ces notions diverses des idées particulières, originales et fort différentes de celles des hommes.

Je croirai plutôt que la façon bizarre, grotesque, carnavalesque dont ces êtres se vêtaient choquait son goût très sain de naturel et de simplicité.

Donc Miraut se méfiait des gendarmes et des gardes ; mais pour lui, chien, inaccessible aux stupides conventions humaines et dégagé des contraintes sociales, se méfier c’était ne point se faire mettre la main au collier et non pas ne point se faire voir.

Il était d’ailleurs profondément convaincu que son maître, la veille au soir, avait accompli un abus de pouvoir odieux en l’empêchant, après une si longue inaction, de poursuivre une chasse si vigoureusement commencée. Un certain esprit de rancune l’animait ; des idées de vengeance se présentaient et il balançait sans doute entre l’envie de repartir à la première occasion et la résolution de ne rechasser jamais, même lorsqu’il y serait invité de façon très pressante.

C’était compter sans le temps, l’instinct, l’habitude et le désir s’exaspérant par la contrainte.

Tous les matins maintenant, on le laissait à la paille jusqu’au repas de midi, ensuite de quoi il lui était permis de prendre place à la cuisine ou au poêle et même d’accompagner Lisée lorsqu’il allait au village.

On n’eut pas à se plaindre de sa conduite et, durant quinze jours, il ne tenta pas une seule fois de filer par l’ouverture de la haie du grand clos afin de prendre le sentier du bois.

Comment la chose advint-elle ? Fût-ce la Guélotte qui négligea un jour, en rentrant les vaches, de pousser le verrou de la remise ; fût-ce Lisée qui oublia de refermer la porte ? Toujours est-il qu’un matin, sur la paille où il se livrait à ses pensers, à ses rêves ou même à quelque somnolence parfaitement vide, Miraut sentit tout à coup sur son nez un courant d’air printanier qui le changeait notoirement de l’odeur de poussière et de renfermé qu’il respirait dans sa prison.

Surpris à bon droit, il se leva et vint à la porte qu’il trouva entr’ouverte. La détourner suffisamment n’était que jeu d’enfant pour lui qui savait presser les loquets et tourner les targettes et bientôt il fut dans la cour.

Le matin était très pur et très doux. Sa première pensée fut de chercher pâture : il y avait longtemps qu’il n’avait fait une tournée détaillée et consciencieuse de ses cuisines et de ses recoins. Il visita quelques fumiers, mais c’était vraiment un trop beau matin de chasse. La tentation fut si puissante qu’il n’y résista pas et décida qu’il partirait pour la forêt. Il n’y partit point toutefois directement comme d’habitude. Il n’ignorait pas que certains bipèdes mal lunés pouvaient se mettre en travers de son désir et de sa volonté, son maître ou un autre : aussi garda-t-il prudemment, tant qu’il fut entre les maisons, l’allure flâneuse du quêteur de reliefs, mais dès qu’il fut hors du village, il mit bas le masque et, profitant de l’abri des murs pour n’être point aperçu, se dirigea au galop par les voies les plus directes, du côté du sentier de Bêche.

C’était là, on se rappelle, qu’il avait lancé son premier lièvre, il s’en souvenait toujours, lui aussi et d’autant mieux que nulle saison ne se passait sans qu’il n’y chassât un nouveau capucin, l’ancien étant à peine tué qu’un autre venait immédiatement s’y établir.

Miraut, chassant seul et pour son compte personnel, était beaucoup moins loquace et bruyant que lorsqu’il était en compagnie de Lisée ou de Bellone. Les abois qu’il poussait dans ce dernier cas et qui n’étaient au début que des marques de joie, d’espérance ou de colère servaient encore et surtout à prévenir le ou les camarades et à donner au maître des indications. Dans sa tendre jeunesse, il avait été très chaud de gueule. Maintenant, calme, rassis, il dédaignait le verbiage inutile, les « ravaudages » sans fin et s’il avait encore, quand il trouvait un bon fret ou une rentrée intéressante, l’enthousiasme facile, il savait se contenir et fermer son bec lorsqu’il était utile de le faire. Depuis qu’il avait, pour avoir su se taire, pincé au gite, dans une circonstance analogue, un jeune lièvre qui, trompé par son silence, n’avait point déguerpi à temps, il ne donnait plus qu’au lancer. Mais alors il en mettait, comme disait Lisée et donnait h pleine gorge, donnait de tous ses poumons car, déjà surexcité par le parfum très vit émanant des foulées du gibier, il était encore furieux de voir que celui-ci eût détalé avant l’heure et lui eût échappé, momentanément tout au moins.

Ce jour-là, sa tactique ne différa point de celle qui lui était devenue habituelle. Il connaissait le canton de son oreillard : il l’avait déjà lancé à deux reprises, une première fois à la fin de la saison de chasse où il l’avait débusqué du gîte, la seconde au pâturage, ce soir maudit où son maître s’en vint si malencontreusement l’interrompre dans son effort.

Comme la rosée était bonne, comme l’oreillard, depuis deux semaines tranquille et n’ayant aucune raison de se méfier, n’avait point trop entremêlé ses pistes avant de se remettre, Miraut ne mit pas dix minutes à le débûcher et bientôt, devant la sonnerie de charge de son lancer, l’autre, vigoureusement mené, filait vers la coupe de l’année précédente dans le haut du bois du Fays.

il est des lièvres, vraiment, qui portent malheur : celui-là devait en être.

C’eût été la veille ou le lendemain que Miraut se fût échappé qu’il n’aurait fort probablement rencontré personne dans sa randonnée ; mais ce jour-là, tous les gardes de la brigade de Martet et ceux de la brigade voisine, réunis sous les ordres de leur lieutenant, un garde général, se trouvaient dans la coupe de Longeverne pour le balivage annuel.

Dans les saignées pratiquées par Martet entre les tranchées, le chef, le calepin à la main, notait, selon les indications criées par ses subordonnés, les arbres à frapper du marteau et que les bûcherons devaient respecter au moment de l’abatage : les jeunes baliveaux poussés bien droits, les chablis aux branches touffues, les modernes qui avaient été épargnés à la coupe précédente il y avait quelque vingt ou vingt-cinq ans et les anciens plus âgés du double ; quant aux futaies, marquées à part et arrivées vers soixante ou quatre-vingts ans à leur suprême développement, elles tomberaient sous la cognée avec les ramilles des arbrisseaux et toutes les pousses mal venues des différents sépages du canton.

Au premier coup de gueule de Miraut, tous s’arrêtèrent net et se réunirent.

— Un chien qui chasse ! Il fallait qu’il en eût du toupet ! La chose paraissait énorme.

Martel immédiatement reconnut la voix, mais dans l’espoir que la chasse ne durerait pas longtemps et que Lisée, prévenu, viendrait rattraper son chien, il déclara qu’il n’était pas très sûr, que beaucoup de courants jappaient de cette façon, qu’il valait mieux, puisqu’on était en nombre suffisant, cerner le délinquant et lire sur son collier le nom de son maître.

Les gardes s’égaillèrent le long de la tranchée, écoutant attentivement. Comme le lièvre avait de l’avance, il passa quelques minutes avant Miraut et le chef, qui le vit, appela aussitôt à lui tous ses hommes.

Miraut dans ce sillage odorant, bien frayé, facile à suivre, avançait à grande allure ; toutefois, comme il savait regarder et écouter, il vit et entendit les gardes qui formaient sur son passage un peloton trop compact et trop intéressé à sa besogne pour qu’il n’éprouvât pas quelque méfiance de cette rencontre inattendue.

— Le voilà, cria imprudemment le premier qui le distingua à travers les broussailles. C’était plus qu’il n’en fallait pour confirmer la mauvaise opinion qu’il avait de ces gaillards képis et à carnassières et, s’il ne rebroussa pas absolument chemin — car on ne lâche pas un lièvre aussi stupidement, — il prit un contour assez large pour passer hors de vue et de portée de ses guetteurs. Il est en effet assez difficile, même à une courte distance, de distinguer nettement sous bois un être qui court ou qui marche, surtout comme c’était le cas, quand il n’est pas de taille très élevée. Les gardes, dès qu’ils le virent tourner bride, s’élancèrent bien à ses trousses et coururent de son côté, mais il n’était déjà plus là et, rapide, avait passé sur leur flanc droit sans qu’ils le vissent ; deux minutes plus tard, l’aboi de poursuite reprenait derrière leur dos.

— C’était un peu trop fort !

Furieux d’avoir été roulés, ils reprirent la piste en se guidant d’après la voix du coureur, décidés fermement, s’ils ne pouvaient le cerner, à suivre la chasse jusqu’à la remise d’u lièvre et à la capture du chien. Le jeune chef n’était pas le moins excité.

Par malheur pour Miraut, le capucin se fit rebattre ; un quart d’heure après, l’entendant revenir au lancer, les forestiers prirent mieux leurs précautions, sifflèrent au lieu de crier, se dissimulèrent derrière de gros arbres et, lorsque le chien fut arrivé au centre du terrain qu’ils occupaient, ils se précipitèrent tous en chœur pour le pincer.

Surpris par leur irruption subite, le chasseur s’arrêta court un instant et, prudent, voulut battre en retraite, mais de côté et de partout les képis se montraient et il se retourna juste pour tomber entre les griffes du chef lui-même qui l’appréhendait vigoureusement au collier.

Miraut n’avait pas, comme pour Lisée, des raisons d’obéir à ce particulier qui manifestait à son égard des sentiments plutôt douteux ; il le lui fit bien voir, montra les crocs, se secoua rudement, chercha pour mordre à atteindre la cuisse ou le mollet de son gardien. Mais il est difficile, quand on est tenu par le collier, d’agripper la main ou tout autre membre de celui qui vous a pincé, et Martet, accouru avec ses collègues, fut bien forcé de reconnaître le coupable ; le nom d’ailleurs était lisible sur la plaque, le chien était pris et bien pris.

Pour ne pas qu’il pût continuer son tapage, scandaleux en l’occurrence, on l’attacha et l’on revint achever le balivage interrompu ; ensuite de quoi, solidement encadré par ces deux brigades d’hommes des bois, Miraut, renâclant, tirant au renard, grognant et s’étouffant, fut remorqué bon gré malgré jusqu’à Longeverne.

Lisée, qui s’était trop tard aperçu de la fugue de son chien, fut averti par les gamins du malheur qui allait lui tomber sur la tête et la Guélotte frémit de colère et de peur lorsqu’elle vit ce cortège de fonctionnaires, derrière un monsieur à dolman et suivi d’une importante escorte de moutards, ramener le délinquant à son domicile légal.

Lisée dut décliner au garde général ses nom, prénoms et qualité et l’autre lui annonça qu’il dressait procès-verbal.

— Pourquoi ne l’attachez-vous pas non plus, lui reprocha-t-il, il y a des lois pour les chiens comme pour tout le monde ; je ne veux pas, absolument pas, qu’on entende chasser dans mes triages en dehors des époques réglementaires ; mes gardes ont des ordres formels, tant pis pour ceux qui seront pris.

Il paraît d’ailleurs, ajouta sévèrement cet homme aimable, que ce n’est pas la première fois que cela vous arrive ; les notes retrouvées dans les dossiers de mon prédécesseur vous signalent comme ayant encouru d’autres procès-verbaux. Faites attention à vous si vous voulez !

C’était une menace non déguisée et la reconnaissance formelle que le chien et son maître étaient plus particulièrement signalés à la vigilance des forestiers.

Ils n’étaient pas encore à quinze pas, près de la fontaine, que déjà commençaient les lamentations farouches de la Guélotte.

— Ah ! mon Dieu ! nous sommes perdus ! Qu’est-ce qu’on va devenir ? Pour combien de sous en allons-nous être ? Et ça ne fait que commencer.

Voilà, aussi ! Si tu m’avais écoutée quand le juge de Besançon t’en donnait cinq cents francs ! Au lieu de recevoir de l’argent, il faudra que nous en donnions, comme si on en avait de trop déjà.

Ah ! cochon ! crapule ! sale charogne ! s’excita-t-elle, en courant sur le chien, le poing levé.

— C’est pas la peine de l’engueuler, il ne comprendra pas, interrompit Lisée qui, lui, n’avait pas le courage de gronder. À sa place, sais-tu ce que tu aurais fait ? Moi, j’aurais peut-être bien fait comme lui. J’sais ce que c’est que d’avoir envie d’aller prendre un tour. Ah ! c’est malheureux, mais je vois bien que dorénavant il faudra que je l’attache. Pauvre Miraut !

— Oui, c’est ça, c’est bien ça ! Plains-le ! Comme si c’était lui et non pas nous et non pas moi qui soit à plaindre ! Une charogne qui n’entend rien, n’écoute rien, n’en fait qu’à sa tête et ne nous ramène que des misères et des calamités. Tu verras, oui, tu verras que ce ne sera pas tout ; je l’ai bien prédit quand tu me l’as amené que tu nous mettrais un jour sur la paille.

Lisée, la semaine d’après, fut cité à comparaître devant le tribunal correctionnel de l’arrondissement pour répondre du délit dont son chien s’était rendu coupable.

Il ne s’attendait pas à ce que le procès-verbal fût si salé. Le garde général, jeune et bouillant fonctionnaire, désireux de se montrer, de prouver son zèle, de se faire mousser, avait décrit avec force détails plus ou moins techniques et vaguement grotesques les ébats et évolutions du chien.

« Le vendredi 13 du mois d’avril, à dix heures trente-quatre minutes du matin, au lieu dit la Corne du Fays, à environ trois cent cinquante-cinq mètres nord-nord-est de la troisième tranchée transversale, nous… accompagné de… » Suivaient les noms de tous les forestiers présents.

Et c’était précis, détaillé, circonstancié. Le chien avait fui, puis avait fait rébellion, menacé, injurié, voulu mordre ; heureusement, le sang-froid du dit garde général… etc., etc.

Le président fut sévère, d’autant plus sévère que, malgré son tempérament rageur et sa méchanceté naturelle, il ne pouvait pas l’être toujours. Pour faire plaisir à quelques politiciens véreux, député de l’absinthe, sénateur cocu, maire failli, conseillers généraux gâteux, il n’appliquait fort souvent à des délinquants réels, chenapans avérés, fripouilles notoires, mais électeurs et électeurs influents, que des pénalités ridiculement anodines. Ici, il n’avait affaire qu’à un paysan, un paysan qui n’était recommandé par personne, car ces messieurs du chef-lieu de canton s’étaient prudemment effacés dès qu’ils avaient clé informés du procès-verbal, un paysan qui chassait, qui avait le toupet de chasser, qui tuait des lièvres, comme si ce sport guerrier ne devait pas être l’unique apanage de lui, juge, de ses collègues, des autres autorités, piliers de la loi et du régime, fils et gendres de nobles marchands de mélasse ou de calicot, aristocratie républicaine, enfin, ayant du bien au soleil, des rentes, une situation.

— Un paysan, autant dire un braconnier ! Ce fut tout juste s’il ne traita pas Lisée de vieux cheval de retour ; aussi écopa-t-il de l’amende la plus forte et sa note de frais fut, elle aussi, particulièrement soignée.

Et ce ne fut pas tout. Le soir même, le digne et grave et rigide magistrat faisait parvenir soit directement, soit par le canal de son cher et féal sous-préfet, aux gendarmes, aux maires et aux gardes de la région une petite note signalant le sieur Lisée, de Longeverne, comme braconnier dangereux, à surveiller étroitement, et son chien comme chassant en toutes saisons, nonobstant lois, décrets, arrêtés et règlements en vigueur.

Lisée paya sans mot dire : il savait ce qu’il en peut coûter dans ce charmant pays de France et sous ce joli régime de liberté, d’égalité et de fraternité à dire ce que l’on pense, seraient-ce les plus grandes et les plus éclatantes vérités.

— Quand on est pris, on est pris, philosopha-t-il. Avec ces salauds-là, on n’est jamais les plus forts !

Et, songeant à ses amis plus durement éprouvés encore :

— Bah ! Plaie d’argent n’est pas mortelle ! Mieux vaut encore ça qu’une jambe cassée !