Le Roman de Miraut/Partie 3/Chapitre 2

1 Le Roman de Miraut 3





CHAPITRE II

Mirette, à l’ouverture, n’avait que quatre mois et demi ; elle était donc encore trop jeune pour prendre part aux randonnées… cynégétiques, comme disait le copain Théodule, si éreintantes du début. Dès qu’elle atteindrait ses six mois, on commencerait à la mener pour l’habituer petit à petit.

La saison de chasse s’annonçait bien, cette année-là ; le temps allait, disaient les chasseurs, et quant au gibier, c’en était tout gris. Le premier dimanche fut particulièrement fructueux : Lisée et Philomen tuèrent chacun deux oreillards et le lendemain ils allongèrent encore chacun le leur.

Mais le mardi, à midi, Lisée qui, retenu à la maison par une besogne pressante, n’avait pu profiter de cette rosée, apprit par un voisin une nouvelle épouvantable : Philomen avait tué sa chienne.

Le camarade qui lui confia la chose et qui la tenait d’un voisin, lequel l’avait apprise d’un troisième, émettait au sujet des motifs ou des mobiles de cet acte des opinions contradictoires dont l’une au moins semblait si absurde que Lisée crut d’abord que c’était un bateau qu’on lui montait.

Suivant les uns, le chasseur, exaspéré par la mauvaise volonté persistante de la bête, lui avait, dans un accès de colère, envoyé dans les flancs tout le plomb d’une cartouche de quatre ; suivant certains autres, c’était un lièvre lancé, suivi de trop près par la chienne et tiré imprudemment, qui était cause de leur mort à tous deux ; suivant d’autres encore, la mort de Bellone était due à un accident, une chute qui avait fait partir le coup de feu juste dans la direction où elle quêtait.

Lisée, bouleversé, ne fit qu’un saut pour ainsi dire, de la Côte chez Philomen. Il trouva la petite chienne dormant sur le seuil de la porte, entourée des gosses qui pleuraient et lui disaient comme si elle eût pu les comprendre :

— Tu ne reverras plus ta maman, mais on t’aimera bien quand même.

Cela lui serra le cœur.

— Elle est bien foutue, pensa-t-il, ce n’était pas une blague. Et songeant à la docilité de la bonne bête perdue qui, au signal de son ami, le suivait comme un second maître, il sentit papilloter ses paupières et éprouva le besoin de se moucher.

La femme de Philomen comprit le but de sa visite, Elle aussi, quoique moins sensible à ce malheur, avait les yeux rougis, car la chienne avait été élevée en même temps que son dernier enfant et elle était fort attachée à cette brave bête qui ne les avait jamais mordus et se prêtait complaisamment à leurs fantaisies et à leurs jeux.

— Où est le patron ? s’enquit Lisée.

— Sur son lit, à la chambre du fond.

Lisée traversa le poêle et ouvrit la porte : — Allons, mon vieux, fit-il à son ami qui, couché sur le côté, le nez au mur, essayait en vain de dormir pour oublier son malheur ; dismoi ce qu’il y a. Comment, diable, ça s’est-il passé ?

Philomen, à la voix de Lisée, montra sa figure contractée et ses traits douloureux :

— Tu sais ce que c’est, s’excusa-t-il. Je ne me cache pas d’avoir pleuré, c’est plus fort que moi. Dire que je l’ai tuée ! Ah, bon Dieu de bon Dieu ! Salaud de lièvre !

— Conte-moi ça, demanda Lisée.

C’était dans les buissons du Chanet. On avait indiqué à Philomen un coteau où se tenait un jeune levraut de trois ou quatre livres et il s’était dit le matin :

— Puisque Lisée ne peut pas venir, laissons ceux du bois tranquilles et allons tenir un peu les buissons. Sa chienne rencontrait et il avait le fusil sur le bras, prêt à viser.

Tout à coup, elle s’enfonça dans un gros buisson de noisetiers et d’épines, sans rien dire, les oreilles jointes, le fouet battant comme un balancier d’horloge.

— Ça y est, pensa le chasseur qui porta la crosse à son épaule ; et effectivement, le levraut déboulé, filait aussitôt, sautant du buisson.

Vit-il Philomen qui l’ajustait ? on ne sait. Toujours est-il que ce misérable, après deux sauts en avant, crocha brusquement, retournant presque sur ses pas, mais en descendant le revers du remblai.

Philomen qui le suivait de son canon, un œil déjà fermé dans la mise en joue, pressa la détente au moment juste où Bellone sortait du buisson sur les traces du capucin. La gâchette déjà serrée, le chasseur n’eut même pas le temps de relever son canon et la chienne, qui coupait la trajectoire, reçut en lieu et place du levraut, plus de la moitié de la charge en pleine tête.

L’oreille droite avait sauté entièrement ainsi que l’œil : la bête était tombée en hurlant et elle s’agitait convulsivement tandis que l’oreillard, cause de tout le mal, tirait ses grègues, comme bien on pense, à belle allure.

Philomen ayant posé son fusil et frappé de stupeur s’était agenouillé devant sa chienne qui souffrait et qui râlait. Que faire ? L’emporter, la soigner ! Le coup était trop mauvais pour qu’elle guérit ; à quoi bon prolonger d’inutiles souffrances ? Et alors, désespéré, il avait repris son fusil et, les yeux embués de larmes, lui avait déchargé dans l’autre oreille son second coup.

Bellone, tuée raide, gisait.

Philomen s’en était venu, avait pris une pioche et, dans un coin perdu de ce Chanet qu’elle avait si souvent tenu, où ils avaient tant buissonné de concert, il lui avait creusé sa fosse à l’abri d’un bouquet de houx.

— Je ne chasserai plus, mon vieux, affirmait-il, non, plus jamais, c’est trop triste !

Lisée le consola de son mieux.

— Ta petite Mirette grandit et Miraut nous reste. Il est assez fort et assez roublard pour nous en faire occire suffisamment à tous les deux. Nous irons ensemble, mais quand je serai empêché, tu ne te gêneras pas et tu viendras le prendre : il te suit presque aussi bien que moi.

— Pour te le tuer aussi, comme ma Bellone !

— Ça, mon vieux, c’est des coups de malheur et personne de nous n’en est préservé. Le destin, c’est le destin : viens boire un verre ce soir à la maison, ça te changera un peu les idées.

Miraut fut très étonné, après plusieurs visites consécutives, de ne pas revoir Bellone ; il la chercha, l’appela et, pendant plus de quinze jours, ne manqua pas un matin de revenir pour la trouver ; à la longue, distrait par ses occupations journalières, il sembla l’oublier, car on ne sut jamais au juste ce qui se passait dans le tréfonds de son être.

Pourtant, la saison si bien commencée, suivie d’un si malheureux accident, continua désastreuse.

Huit jours après la mort de la chienne, Lisée et Philomen apprenaient que Pépé s’était cassé la jambe. On avait d’abord conté que l’accident lui était arrivé durant une chasse en sautant un mur, mais c’était absolument faux. Pour être hardi, Pépé n’en était pas moins prudent et à un vieux chasseur de sa trempe, les accidents, quels qu’ils soient, sont rares et quasi-impossibles. C’était tout bêtement à la maison que le malheur lui était arrivé.

En préparant son manège pour battre à la mécanique, il avait chancelé, sur une planche disjointe, voulu sauter à terre et était tombé si malencontreusement qu’il s’était fracturé le tibia.

Le médecin, venu en bâte, après lui avoir remis les os en place et emboîté la quille dans un appareil, l’avait consigné pour deux mois au moins au lit où il se mangeait les sangs à la pensée qu’il ne pourrait profiter le moins du monde de son permis.

Les mauvaises nouvelles se succédèrent. Il n’arrive pas deux malheurs sans qu’un troisième ne survienne à son tour : une semaine plus tard, le facteur Blénoir annonça à Lisée que la mère de Miraut, la vieille Fanfare, la chienne du gros, était périe on ne savait au juste de quoi et que son maître en avait bien de la peine.

Lisée en reçut au cœur un troisième choc. Tous ses amis, ses meilleurs copains étaient frappés : c’était d’un mauvais présage et il avait de sinistres pressentiments :

— C’est une année de malheur, prophétisait-il ; vous verrez qu’à moi aussi il m’arrivera quelque chose, et il attendait, vaguement angoissé.

Pourtant, malgré son pessimisme et ses craintes, la saison de chasse passa sans incidents ni accidents pour lui ni pour Miraut.

L’espoir reverdit en son âme. Il alla voir à Velrans Pépé, lui portant un lièvre qu’ils mangèrent ensemble en se promettant, pour l’année à venir, de bonnes parties ; il invita plusieurs fois le gros à chasser avec lui en attendant qu’une nièce de Miraut, fille d’une de ses sœurs de portée, fût assez forte pour prendre les champs et les bois et se montra, dans le partage, généreux ainsi qu’il se devait d’être envers celui qui lui avait donné une si bonne bête.

La Guélotte, avare, rageait bien un peu de ces lièvres perdus pour le ménage, mais la civilité, c’est la civilité ; elle savait se taire à propos et montrer figure généreuse quand le cœur n’y était guère.

Philomen malgré sa décision — promesses de chasseurs sont comme serments d’ivrognes, vite oubliés — chassa de moitié, aussi souvent qu’il le voulut, avec son ami, et ce fut sous la seule direction de son père que Mirette fit ses premières sorties. Elle se montra, disons-le tout de suite, digne de ses auteurs et bientôt fut capable de lancer seule, de suivre et de ramener son oreillard.

Au cours de l’hiver, Lisée, de son poêle, veilla les renards qu’attirait un quartier de veau crevé négligemment et savamment jeté parmi la neige gelée, dans le champ de sa fenêtre. Il en tua plusieurs qu’il venait ramasser aussitôt et qu’il écorchait le lendemain matin. Le brigadier n’entendait pas ou faisait la sourde oreille ; d’ailleurs, la nuit, il est bien impossible, à moins de guetter expressément ce qui, par cette température, eût été pure folie, de savoir au juste qui a tiré. Personne ne voulait dénoncer Lisée qui, généreusement, abandonnait aux amateurs fort nombreux de superbes quartiers de bidoche et de magnifiques gigots de goupil.

Suivant ses conseils, ses clients passionnés mettaient tremper le morceau qui leur était échu dans une grande scille pleine d’eau salée. La viande dégorgeait, l’eau devenait rouge, on la jetait et on recommençait la nuit suivante ; ensuite on n’avait qu’à mettre geler le quartier de venaison, puis le faire mariner et cuire enfin comme un civet, et les plus enthousiastes, pour flatter le chasseur sans doute, lui affirmaient avec force serments que c’était meilleur que du lièvre.

Cette opinion avait cours par le pays et l’on fit même un jour, avec tout un train de derrière, arrosé de nombreux litres, un gueuleton soigné chez Jean, le secrétaire de mairie, vieux célibataire endurci qui avait convié à ce festin, moyennant une quote-part de deux bouteilles au minimum, tous les garçons du pays, les chasseurs, eux, étant invités sans conditions. Le renard fut enseveli dignement, mais Miraut, également appelé, refusa avec indignation de toucher aux os de la hôte de même qu’à la viande, jugeant que les hommes, vraiment, ça n’a ni goût ni odorat pour oser s’ingurgiter, avec d’ignobles sauces puant le vin, des nourritures aussi nauséeuses et aussi malodorantes.

Cependant la chasse clôtura. Lisée rangea au sec ses munitions et nettoya avec le plus grand soin son fusil qu’il graissa non moins soigneusement en attendant la saison suivante ou simplement une occasion propice, bien que non réglementaire, de s’en servir.

Maintenant qu’il n’avait plus Bellone pour le débaucher, Miraut montrait moins d’enthousiasme à partir seul en chasse.

Le mois de mars venu, il accompagna Lisée à ses diverses besognes, se couchant à proximité de son maître, sans grande envie d’aller plus loin et de foire courir un oreillard. Ses seules sorties ne furent d’abord que quelques bordées qu’il lira au moment des chiennes en folie ; mais elles étaient depuis longtemps réglementaires et le patron ne songea pas une seule fois à s’inquiéter dans ce cas de ses absences prolongées. Pourtant, quand la température s’adoucit, que les arbres se prirent à bourgeonner et à feuiller, il sembla s’éveiller de sa léthargie et tendit assez souvent le nez dans la direction de la forêt ; mais comme il n’avait ni boule ni entrave, cela le tenta moins et il résista assez longtemps aux poussées de son instinct.

Toute résistance a une fin ; qui a chassé, chassera encore, de même que qui a bu boira, et un beau soir, sans prévenir personne, il gagna la Côte. Une demi-heure après, dans la nuit très calme, son aboi forcené ravageait le silence.

Comme il n’était pas trop tard, tous ceux qui n’étaient point encore couchés et prenaient le frais sur le pas de leurs portes purent l’entendre :

— Ce sacré Miraut, hein : comme il les mène tout de même !

— Eh bien ! brigadier, il se fout de vous, celui-là ; il aime autant que la chasse soit fermée, ça ne lui fait rien, goguenards sans trop de malice le père Totome en s’adressant à Martet qui rentrait, recru de fatigue.

Celui-ci, très vexé, croyant à tort ou à raison que l’autre avait voulu lui faire une observation au sujet de son service, s’en vint aussitôt trouver Lisée.

— Vous entendez, Miraut, dit-il ; il chasse tant qu’il peut par les Cotards et tout le monde le sait. Je ne peux pas laisser la chose comme ça ; cet imbécile de Totome, avec son air bête, vient de me le faire remarquer devant témoins. Vous comprendrez que je suis forcé de sévir, je vais prendre ma retraite bientôt et je suis proposé pour la médaille, il suffit d’une dénonciation pour qu’on me rase et que je me brosse.

— Brigadier, répondit Lisée, c’est la première fois cette année ; je ne veux pas vous faire arriver des histoires, mais je vous en supplie, ne me faites pas de procès-verbal,

— Ah ! je lui ai bien dit, intervint la Guélotte, que cette sale bête nous ferait des misères. S’il m’avait écouté !… Dire qu’on nous en a offert un si bon prix et qu’il a refusé de le vendre !

— Je comprends, interrompit Martel, qu’on s’attache il une bête ; on s’attache bien à une femme et souvent, pour ne pas dire toujours, ça ne vaut pas un chien.

— Rainasse, fit Lisée, ça t’apprendra.

Ils sortirent ensemble.

— Je vais vous attendre chez moi, déclara le brigadier. Je ne me coucherai pas et ne dormirai pas tranquille tant que vous ne serez pas revenu et que vous ne l’aurez pas ramené.

Lisée, familier avec tous les passages et trajets des lièvres, écouta la chasse et vint attendre son chien à un sentier où il était certain qu’il traverserait tôt ou tard. Quand il l’entendit approcher, il le corna et l’appela de la même façon que lorsqu’il tenait le lièvre. Miraut, trompé, accourut et, à la faveur de cette ruse, le maître put le saisir et lui passer une chaîne dans la boucle de son collier.

Mais quand le chien vit de quoi il était question et qu’on l’obligeait à abandonner son gibier, il témoigna, en se cramponnant sur ses pattes et en tirant vers la piste abandonnée, d’un très vif mécontentement et d’une énergique volonté de poursuivre, envers et malgré son patron, le capucin qu’il avait lancé.

Il fallut que Lisée, après avoir épuisé les moyens conciliants, les caresses, les promesses, les appels à la douceur et à l’obéissance, en vint à la force pour le décider, de très mauvais gré, à le suivre au logis. Toutefois, quand il se fut armé d’une verge de noisetier, Miraut, qui n’avait jamais été battu par lui et craignait d’autant plus la correction, obtempéra enlin et, la tête basse et la queue dans les jambes, suivit son seigneur en se demandant quelle idée de folie avait pu subitement traverser ainsi le cerveau de Lisée.