Le Roman de Miraut/Partie 3/Chapitre 1

II-9 Le Roman de Miraut 2





TROISIÈME PARTIE


CHAPITRE PREMIER

La Bellone se faisait vieille. Philomen, un jour, hochant la tête avec regret, le fit constater à Lisée : c’est qu’elle atteignait ses dix ans. Sans doute ce n’était point encore l’extrême vieillesse et décrépitude, car elle avait toujours été bien soignée, bien nourrie, bien traitée. Elle ferait encore au moins deux saisons de chasse, mais il était temps, tout de même, de songer à sa succession. Évidemment, elle mourrait à la maison, de sa belle mort ; Philomen, à l’encontre de beaucoup de brutes qui prétendent au titre de chasseurs et tuent leurs ciens en guise de remerciaient lorsque ceux-ci deviennent vieux et infirmes, gardait toujours les siens jusqu’à leur dernière heure. Oh ! ce n’était souvent pas réjouissant : la vieillesse les rendait claudicants et baveux, quelquefois ils pelaient, une gale maligne leur croutelevait la peau, les oreilles se mettaient à couler, ils devenaient sourds, ils n’y voyaient plus, qu’importe ! on les soignait tout de même et il leur restait toujours, avec la bonne écuelle quotidienne de pâtée, une litière fraîche dans un coin paisible et chaud de l’étable pour attendre le grand départ.

Philomen fit remarquer à Lisée que la chienne éprouvait maintenant en chasse assez de peine à suivre Miraut, que son poil se décolorait par endroits, qu’elle blanchissait sur les tempes, que la paupière s’allongeait et se fripait et que la lippe pendait légèrement, découvrant un peu les crocs de la mâchoire inférieure dont la gencive était moins ferme.

Aussi lorsque le printemps, remueur de sèves et stimulateur du sang, l’eut rendue amoureuse, il lui donna Miraut durant une huitaine pour compagnon afin de lui faire faire une dernière portée de laquelle il conserverait une petite chienne.

Car Philomen tenait essentiellement à conserver une bête de cette race, une race un peu particulière et point cataloguée parmi les numéros des grands amateurs, mais qui, pour être moins connue, n’en avait pas moins un nez. excellent et un jarret infatigable. C’étaient des chiens de taille moyenne, aux formes sveltes, ni bien ni mal coiffés, avec un os du crâne pointu et des attaches solides. Leur robe, d’un blanc sale avec des taches marron ou grises, n’était rien moins qu’agréable et leur poil, ni ras, ni rude, semblait intermédiaire entre celui des porcelaines et des griffons. Philomen avait toujours vu chez eux de ces chiens-là, son père et lui en avaient toujours été contents ; c’étaient des animaux pleins d’intelligence et de feu, excellents lanceurs et qui manifestaient généralement assez de répugnance pour le renard.

Bellone fut donc couverte par Miraut.

La grossesse qui dura, comme celle de la louve et de la renarde, neuf semaines et trois jours, au dire de Pépé, ne fut signalée par aucun des phénomènes particuliers à cet état qui se remarquent d’ordinaire chez la femme enceinte. Du moins, si elle souffrit ; nul ne le sut, car elle ne manifesta ni par des cris, ni par des mouvements, ses sensations. La première portée quelquefois présente des accidents et des bizarreries assez remarquables : fièvre intense, écoulements sanguins et noirâtres, salivation abondante, perte momentanée de l’appétit et beaucoup de symptômes assez comparables à ceux de l’empoisonnement, mais cela ne se revoit pas aux gestations suivantes.

Bellone s’alourdit assez vile. Quand elle se sentit prête à mettre bas, ce que Philomen remarqua au sexe qui saignait un liquide rosé, elle s’éclipsa, chercha dans l’écurie un coin solitaire et écarté, piétina la paille, la cassa, l’assouplit et, dans le plus grand mystère, accoucha de six chiots que l’on découvrit le lendemain matin dans une couche propre, nette, entièrement lessivée par la mère qui s’était elle-même délivrée et seule avait vaqué à sa toilette personnelle et à celle de ses nouveau-nés.

Lorsque son maître la visita, il la trouva couchée en rond, les petits blottis bien au chaud dans son giron, se chevauchant, s’enchevêtrant l’un dans l’autre pour jouir de plus de chaleur encore. Le chasseur les prit un à un pour les examiner, tandis que la mère, les yeux inquiets, regardant tantôt celui qu’il venait de déposer, tantôt celui qu’il reprenait, le laissait faire cependant sans protestations.

C’étaient des espèces de gros boudins longs de quinze à vingt centimètres, queue comprise, absolument informes. Dans la tête, à peine distincte du corps, aux yeux clos, la bouche laissait échapper un frôle vagissement, le nez rosâtre vaguement frémissait, les oreilles avaient l’air de deux petits clapets qui, selon le balancement de leur propriétaire, se soulevaient à demi et retombaient bien vite. La robe ne présentait aucune nuance : ils étaient ou tout blancs ou tout noirs, sauf l’un d’eux qui offrait quelques îlots circulaires noirs dans un océan de blancheur. Les pattes, comme rejetées latéralement, étaient trop petites et sans force et ils se déplaçaient ainsi que de gros vers trop gras lorsqu’ils voulaient saisir un des six nénés de la maman. Les mieux remplis étaient ceux de derrière ; aussi, d’instinct, quand venait l’heure des tétées, ils s’y bousculaient avec énergie, cherchant goulûment à s’y agripper. La mère, de son nez, rapprochait les mal partagés des mamelles libres et les côtés de leurs tôles se gonflaient alors comme des joues. On entendait de temps à autre ainsi qu’un bruit claquant de baiser et, quand ils étaient tous alignés le long du ventre, on voyait distinctement leurs petites pattes coopérant elles aussi à l’œuvre de vie ; celles de derrière se crispant au sol pour les maintenir en bonne place, tandis que celles de devant, alternativement, piétinaient le sein, le pressant rythmiquement afin sans doute de faciliter la succion, et toutes les petites queues vermiculaires vibraient légèrement.

Pour choisir la chienne que Philomen devait garder, Lisée prévenu vint voir la portée et Miraut l’accompagna dans sa visite. Il y avait quatre chiennes et deux môles, lesquels, sacrifiés d’avance, furent habilement subtilisés, sans que la mère s’en aperçût trop et disparurent. Il lui sembla bien toutefois, en venant retrouver les autres, qu’il y avait quelque chose de changé dans sa portée et elle en fut un peu inquiète. On avait, par la même occasion, transporté ailleurs les quatre rejetons restant afin de l’obliger à choisir elle-même la préférée, ainsi que la vieille Fanfare, mère de Miraut, avait fait jadis pour lui. Elle n’hésita pas ou presque pas et emporia d’abord dans sa gueule la noire et blanche, puis chacune des autres à son tour.

Les deux hommes étaient debout auprès d’elle qui s’était recouchée, entourant et léchant sa géniture, lorsque Miraut, intrigué, entr’ouvrit à son tour la porte d’écurie et s’introduisit sans façons pour voir un peu ce qui se passait.

Il n’eut pas l’honneur de contempler ses enfants. Dès qu’elle l’eut aperçu, grondante, Bellone se redressa, montrant les crocs et lui signifiant nettement qu’il n’avait rien à voir dans l’élevage et l’éducation de sa famille. L’heureux père n’insista pas. C’est qu’une chienne qui a des petits n’est pas un animal commode ni bienveillant : nuls autres que le maître Philomen et l’ami Lisée n’avaient le droit de toucher aux jeunes toutous, pas même la maîtresse de la maison ni les gosses.

Miraut se le tint pour dit : il fila sans mot dire par où il était venu, la fibre paternelle ne vibrant d’ailleurs pas beaucoup et même pas du tout en lui ; un banal sentiment de curiosité l’avait simplement porté à s’approcher afin d’examiner ce qui pouvait si vivement intéresser son maître et son ami.

On laissa la chienne à sa marmaille et l’on vint, en buvant un verre, attendre qu’elle sortît elle-même et s’éloignât de sa portée pour régulariser définitivement sa situation familiale.

Deux heures après, elle venait à la cuisine manger et boire et Philomen et Lisée étant, après un prudent contour, rentrés à l’écurie, lui enlevaient les trois bêtes qu’elle ne devait point garder, une seule étant suffisante aux besoins du chasseur alors que plusieurs eussent fatigué et épuisé la nourrice.

Dans un tablier, Philomen déposa les trois nouveau-nés vagissants et fila, avec son compagnon, par la porte de dehors qu’il reboucla soigneusement derrière lui. Et tandis que, dans le fond du jardin, Lisée, à coups de pioche, creusait un trou assez profond pour y enfouir les cadavres, Philomen simplement assommait les trois hôtes en les projetant violemment contre une grosse pierre. Ce n’était pourtant point sans un serrement de cœur qu’il perpétrait ce triple massacre d’innocents qu’un autre avait déjà précédé, mais les nécessités de la vie l’y obligeaient, et d’ailleurs les petits êtres, tout à fait inconscients, à peine éveillés, n’avaient le temps ni de sentir ni de souffrir. Le choc brutal les tuait net, les os fragiles du crâne étaient défoncés, les viscères broyés ; une goutte de sang venait perler au bord des narines et c’était tout.

Avec ses sabots, Philomen essuyait sur la terre les traces humides qui eussent pu le trahir et venait enfouir les chiots tués dans le trou creusé par son compère.

— Sale corvée, murmurait-il. Et la chienne en va avoir pour deux jours à suer la fièvre, car si, après le premier escamotage, elle n’avait point trop remarqué grand’chose, elle s’apercevra bien maintenant qu’il manque beaucoup de petits à l’appel et les cherchera en pleurant.

— Du moment qu’il lui en reste un, elle se consolera et ne l’en aimera que mieux, reprit Lisée. Ah ! si on ne lui en avait point laissé, ç’aurait été une autre histoire. Pendant trois jours, mon vieux, elle aurait couru comme une folle, cherchant partout, dans tous les coins et recoins et jusque sous les lits en appelant plaintivement. Elle aurait gratté à tous les endroits où elle aurait remarqué que la terre a été remuée, fouillé l’écurie et la grange, sondé les trous les plus petits, les passages les plus étroits dans l’espoir de retrouver quelques-uns de ses enfants disparus. Souvent même dans ces cas-là, elles soupçonnent les chiens voisins de les avoir tués et dévorés ! J’ai vu des mères, ainsi dépouillées, flairer le nez de leurs camarades mâles et te leur flanquer des rossées terribles, probablement parce qu’elles les soupçonnaient de multiples assassinats domestiques dont ils étaient, après tout, peut-être capables, mais sûrement point coupables.

— Les lapins mâles dévorent pourtant leurs enfants !

— Ce n’est point pour la même raison, affirma Lisée. Les lapins sont toujours en chaleur, toujours en désir ; quand la femelle allaite, elle ne veut pas, comme de juste, se laisser faire ; alors pour se venger ou pour lui ôter toute raison de se refuser, ils suppriment purement et simplement la cause du refus : ce sont des espèces de satyres, pas autre chose.

Pour Bellone, dès qu’elle fut retournée à sa niche, elle témoigna, devant le seul bébé qui lui restait, d’un étonnement plein d’angoisses. Ses yeux touillèrent tous les recoins environnants, elle gratta la couche avec ses pattes et, ne trouvant rien, fureta par toute l’écurie, derrière les crèches et jusque sous les pieds des vaches.

Sitôt qu’elle vit reparaître Lisée et Philomen, qui avaient eu bien soin de se débarbouiller les mains, elle vint à eux et les flaira. Les soupçonna-t-elle ? C’est possible, ses soupçons s’étendaient à tout son univers connu, mais tout à coup, craignant peut-être qu’ils ne lui enlevassent encore son dernier enfant, elle se précipita sur son lit et entoura son chiot avec une précautionneuse et craintive tendresse.

La petite bête, réveillée, chercha la mamelle aussitôt et la mère le lécha copieusement, ne s’interrompant que pour regarder les deux homme avec de grands yeux fiévreux, tout brillants d’une douloureuse inquiétude.

Deux jours durant, appréhendant quelque malheur nouveau, elle se refusa obstinément à quitter l’étable et l’on dut lui apporter à manger et à boire devant sa couche toujours propre, car les mamans chiennes, tant que les petits les tettent et ne mangent rien d’autre, nettoient elles-mêmes les ordures de leurs enfants en les avalant tout simplement.

Au bout de quelques jours la petite chienne, qu’on avait baptisée Mirette en honneur de son père, commença h ouvrir un peu les yeux, des yeux vagues d’un bleu gris, absolument sans expression et sans vie, petits globes translucides où jouait vaguement la lumière et qui sans doute ne voyaient rien encore. En même temps, les pattes lourdaudes prirent un extraordinaire développement et la tête, se détachant du cou. devint énorme par comparaison avec le reste du corps. La peau poussait plus vile que les muscles, pelure trop vaste, plissée au col et aux jointures et tendue sous le ventre. Miroite tétait avec une gloutonnerie admirable, passant d’un néné à l’autre avec rapidité et pressant avec énergie de pari et d’autre de la mamelle. Enfin, vacillant sur ses pattes, elle commença à explorer les frontières de sa couche.

Maintenant, lorsque sa mère l’abandonnait pour aller manger et faire son tour de promenade hygiénique, qu’elle ne sentait plus la douce chaleur naturelle qu’elle appréciait tant, elle essayait de la suivre des yeux, de ses petits yeux enfoncés sous leurs gros bourrelets de paupières au moins jusqu’à la porte, et pleurait comme un petit enfant dès qu’elle ne la distinguait plus. Mais ses chagrins ne duraient guère et, l’instant d’après, alourdie du repas, elle s’endormait où elle était, tantôt sur le côté, tantôt sur le ventre, le museau bayant aux mouches ou enfoui à même la paille de sa litière, d’un sommeil de plomb d’où la tirait seule la venue et l’odeur de sa mère, car c’est probablement le sens de l’odorat qui s’éveille le premier chez le chien. Elle n’était encore sensible ni aux gloussements des poules, ni aux meuglements des vaches : pourtant la lumière commençait à l’intéresser.

Ce ne fut qu’au bout de plusieurs mois qu’elle prit sa forme élégante et son définitif pelage en tout semblable à celui de Bellone. Mais, durant ce temps, elle lit connaissance avec bien des choses, apprit à marcher, à craindre le sabot des bœufs, à sortir du lit pour vaquer à ses besoins et lapper le lait et lu soupe dans l’assiette, à côté de su mère qui lui faisait encore elle-même sa toilette.

Cependant, elle savait déjà toute seule se gratter et quand une puce — et jeunes chiens n’en manquent point — errant à travers ses poils, la chatouillait, elle jetait avec une promptitude amusante son petit mufle sur sa peau ou bien grattait avec frénésie l’endroit sensible. D’ailleurs, elle apprit bien vite à lustrer toute seule son habit et bientôt, chaque jour, ne laissa nulle place où la langue ne passât ni ne repassât.

Elle connut les hommes et les gosses, reconnut les êtres de la maison et ne manqua pas un jour à embêter sa mère en la mordillant consciencieusement.

Quand on la laissa courir dehors, la vieille raccompagna et, bonne éducatrice, la prévint de tous dangers, la tirant par la peau du cou quand elle ne se garait pas assez vile des voitures et ne permettant aux autres chiens de l’approcher que quand elle était bien assurée de la pureté de leurs intentions.

Miraut ne fut admis à lui être présenté, c’est-à-dire à la flairer et à la sentir sur toutes les coutures, qu’assez tard, car il avait été vu dans la maison le jour de la disparition des autres petits, et si la chienne les avait bien oubliés à l’heure actuelle, elle n’en avait pas moins conservé un vague sentiment de méfiance envers lui.

Il témoigna à sa fille de la sympathie, mais il serait sans doute exagéré d’attribuer la manifestation de ce sentiment à autre chose qu’à une galanterie naturelle et de vouloir penser que la vibration de la fibre paternelle y fût pour quelque chose.

Et, comme tous les jeunes chiens, Mirette grandit, rongeant quantité de pieds de chaises, d’armoires et de lits, dévorant force chaussettes, souliers et savates et poil et plume et corne et tout ce qui avait odeur ou saveur, pour sa plus grande joie, en attendant les plaisirs de l’âge adulte et la saison prochaine de chasse où, vers le milieu de décembre, elle ferait enfin ses premières armes sous les hautes directions de son père et de sa mère.