Le Roman de Miraut/Partie 3/Chapitre 4

3 Le Roman de Miraut 5





CHAPITRE IV

La vie à la maison redevint difficile pour Miraut. La patronne ne lui pardonnait pas les trente ou quarante francs prélevés sur le budget ménager pour payer l’amende et les frais de ce premier procès-verbal : il dut subir l’audition de véhéments discours, nourris d’imprécations, illustrés de coups de sabots, et Lisée, lui aussi, aux heures des repas et même à toute heure du jour, entendit plus d’une homélie qui, pour n’avoir rien que de très profane, n’en devenait pas moins assommante à écouter.

Il avait beau répéter à sa femme que les lamentations et les plaintes ne changeraient rien à la chose et que l’argent donné ne reviendrait pas au bas de laine ; l’autre, qui craignait, à juste titre, que de nouvelles fugues ne provoquassent de nouveaux procès et de nouvelles amendes, cherchait par tous les moyens à décider le seigneur et maître à se séparer d’un serviteur aussi dangereux pour le bon équilibre du budget domestique. Mais il n’est pire sourd que celui qui ne veut pas entendre.

— Une fois n’est pas coutume, répliquait Lisée. Quel est celui qui, dans ce bas monde, au cours de son existence, ne s’est exposé une fois au moins aux rigueurs de la loi ?

Ainsi moi qui suis pourtant un honnête homme et qui n’ai jamais fait de tort à personne, j’ai été un jour, devant le juge de paix, condamné à vingt sous d’amende pour tapage nocturne, et toi, toi-même qui gueules tant aujourd’hui, ne t’es-tu pas fait dresser procès-verbal pour avoir nettoyé des pissenlits sous le goulot de la fontaine et ne m’as-tu pas fait casquer huit ou dix beaux écus pour t’être prise de bec avec la femme de Castor !

Ces considérations qui rappelaient à sa conjointe quelques heures et circonstances pénibles de sa vie n’étaient point pour la réduire ni pour la calmer, attendu, ripostait-elle, que si par malheur on s’est trouvé obligé de verser de l’argent un premier coup, ce n’est point une raison pour s’exposer, de gaieté de cœur, à en donner une deuxième et une troisième fois.

On attacha Miraut pour qu’il ne pût se sauver ni sortir sans autorisation préalable. Tous les jours d’ailleurs, pour adoucir ce régime barbare et permettre au prisonnier de satisfaire à ses besoins naturels auxquels il ne vaquait pas à la maison, Lisée le détachait et le conduisait soit le long de la route, soit sur le revers du coteau, faire son petit tour hygiénique. Il ne lui permettait pas de s’éloigner à plus de dix pas car, depuis qu’on interdisait au chien la rue, et plus encore la forêt, la tentation chez lui grandissait de se promener et le désir de courir et de chasser couvait et s’enflait aussi, plus que jamais dans son cerveau.

Un jour, ce fut plus fort que tout. Impatienté, les muscles crevant du besoin de se détendre, les pattes ne tenant pas en place, après avoir longuement tiré sur sa chaîne, furieux il donna une brusque et si violente secousse qu’il la rompit net & quelques maillons du collier. Avec des précautions inouïes afin que ne le trahissent point les tintements du grelot, il ouvrit toutes les portes et, sans délai, fila vers la forêt.

Il ne faisait que de quêter encore et n’avait pas donné le moindre coup de gueule lorsque le garde Roy, qui descendait le sentier de Bêche pour couper au court et venir à Longeverne prendre les ordres de son brigadier au sujet du service, entendit son grelot.

Au rebours de Martel lequel, malgré ses apparences sévères, son zèle intelligent et bien compris, représentait le fonctionnaire brave bougre et bon enfant, le garde Roy réalisait le type parfait d’imbécile méchant que le populaire a stigmatisé en disant de cette sorte d’individus : « c’est une belle vache » ! calomniant ainsi gratuitement une catégorie fort respectable sinon très intelligente de mammifères domestiques.

Roy, prudent, s’avança sous bois à pas feutrés et reconnut Miraut : il en frémit de joie. Cette fois il allait se signaler à son grand chef, dresser un procès-verbal qu’on ne ferait pas tomber comme beaucoup d’autres qu’il avait rédigés un peu trop bêlement et faire plaisir aux autorités. Il songea à se saisir du chien et à le ramener au village, mais prendre Miraut n’était pas chose facile. L’intelligent animal, dès qu’il le vit, crocha sans hésiter et s’éloigna au petit trop en le regardant de travers. L’autre, rusant, voulut avec douceur l’appeler : « Viens, Miraut ; viens, mon petit », et il sortit même de son sac un morceau de pain qu’il lui tendit, croyant l’attirer par ce procédé un peu grossier.

Miraut regarda le personnage avec un mépris non dissimulée ! ses yeux, clignotant vaguement sous ses paupières, avaient l’air de dire à Roy :

— Imbécile, pour qui me prends-tu ?

S’il eût su parler et qu’il eût connu les usages parlementaires, il eût certainement ajouté :

— Voyons, crétin, idiot, tourte, je ne suis pas électeur que tu puisses m’acheter pour un morceau de pain.

Furieux de cette attitude, Roy marcha, puis courut, puis galopa vers lui et Miraut accéléra un petit peu son allure, juste assez pour se maintenir à bonne distance. Quand l’autre qui s’égratignait, se déchirait et perdait son képi renonça à la poursuite et s’arrêta, il fît halte lui aussi et, l’ayant encore bien regardé, se tourna ùn peu, leva la cuisse contre un tronc de foyard, lâcha en signe de parfait dédain et de profond mépris un jet soutenu,’puis s’éloigna définitivement après avoir fait voler haut, dans la direction du fonctionnaire, les feuilles mortes sous ses pattes de derrière.

Roy, exaspéré, descendit, sans perdre une minute à Longeverne et vint droit chez Lisée qu’il interpella insolemment :

— Dites donc, vous, voudriez-vous me montrer votre chien ?

— Vous-mon-trer-mon-chien ? scanda Lisée, et pourquoi voulez-vous voir mon chien ?

— C’est mon affaire. Je vous ordonne de me montrer votre chien.

— Vous m’ordonnez ! Elle est verte celle-là, par exemple : mon chien est à l’écurie, mais vous ne le verrez pas ; c’est une bête bien élevée et honnête et je n’ai pas l’habitude de la présenter à des grossiers et à des malappris.

— Ah vous ne voulez pas me le montrer ! J’sais bien pourquoi ; vous auriez du mal de l’exhiber.

— J’aurais du mal ! Il est là derrière cette porte ; mais vous ne le verrez pas ; ah ! non ! je vous défends bien de le voir, vous n’avez pas le droit d’entrer chez moi.

— Bon, c’est entendu ! Je n’ai pas le droit d’y entrer seul, mais, je vais requérir le maire et nous allons bien voir.

Comme il l’avait annoncé, Roy s’en fut chercher le maire, et, au nom de la loi, le somma, pour verbaliser, de l’accompagner chez Lisée. Celui-ci, bien que n’aimant pas les histoires, dut s’exécuter et Lisée, mis en demeure, alla ouvrir la porte de sa remise.

Sa surprise fut grande en apercevant la couché vide et la chaîne cassée. Il en pâlit. L’autre, en venant, avait dû rencontrer quelque part Miraut en forêt et toute cette comédie n’était que pour verbaliser avec fracas. Il ressortit très ému :

— Je ne savais pas, avoua-t-il. Il a cassé sa chaîne : tenez, venez voir, ce n’est pas de ma faute.

— Inutile, maintenant, triompha Roy ; je n’ai plus rien à voir. Monsieur le maire a entendu ; vous avouez que votre chien n’est pas chez vous et moi j’atteste que je l’ai rencontré, chassant au sentier de Bêche.

— S’il chassait, on l’aurait entendu, objecta Lisée.

— Je dis « chassant » affirma le garde ; je suis agent assermenté et vous n’allez pas me traiter de menteur : je note que vous avez mis la plus grande mauvaise volonté h en convenir et que j’ai dû recourir à l’autorité municipale pour accomplir mon devoir et faire mon service.

Presque au même instant, Miraut lançait.

Roy ricana :

— Vous l’entendez, vous ne nierez plus.

— Je n’ai jamais nié, répliqua Lisée, je ne savais pas et voilà tout.

— La cause est entendue, je m’en charge, menaça l’autre en s’en allant.

Quand la Guélotte connut l’affaire, la terrible affaire qu’elle apprit à la fontaine où elle lavait, pour l’heure, une savonnée, elle ne fit qu’un saut jusqu’à sa maison.

— Je te l’avais bien dit ! Je te l’avais bien dit, tempêta-t-elle.

Et les lamentations, les larmes et les imprécations reprirent, s’enflant, roulant, débordant sur la tête du chasseur.

Il n’était évidemment plus question de tuer Miraut qui avait une valeur marchande et dont on avait refusé une grosse somme d’argent, mais de chercher à le vendre.

— Tant que nous l’aurons, ce sera comme ça, ajouta-t-elle. Nous n’échapperons pas ! Tu es signalé partout maintenant, on nous tombera dessus : il nous ruinera.

La chose était grave.

Lisée gronda son chien et le menaça quand il revint le soir avec un bout de chaîne pendant à son collier. Pour plus de sécurité, il lui remit le bâton tombant devant les pattes qui entravait sa marche et empêchait sa course.

Cependant, une rage, une frénésie de chasse semblait avoir saisi la bête. Malgré cette entrave, huit jours après il repartit, du côté du Teuré, cette fois. Mais en entrant dans le taillis il dut s’empâturer quelque part dans des fourrés, s’accrocher, enrouler l’entrave et la chaîne autour de branches et de souches et se constituer prisonnier lui-même de la forêt. Du moins, ce qu’on sut par la suite permit de supposer que les choses avaient dû se passer ainsi, car aucun témoin ne put jamais conter la chose et l’on ne retrouva que dix mois plus tard, entortillé parmi des souches, son collier plus qu’aux trois quarts pourri, avec la chaîne et le bout de bois. Miraut, pour se libérer, arriva-t-il à le casser ? parvint-il, au prix de quels efforts, à retirer sa tâte de l’ouverture étroite ? Nul ne sait ; toujours est-il que deux heures après son départ, sans collier ni entrave, la tête bien dégagée et le cou libre, les gendarmes de Rocfontaine lui tombaient dessus au moment où il achevait de dévorer un jeune levraut qu’il venait de pincer après une courte chasse mouvementée.

Les gendarmes dressèrent un triple procès-verbal : premièrement, pour vagabondage ; deuxièmement, pour manque de collier ; troisièmement, pour chasse en temps prohibé. Néanmoins, malgré leurs efforts, ils ne purent ramener au village le chien qui s’échappa en leur laissant la tête et une épaule de gibier, mais leur témoignage suffisait et Lisée ne put nier, chacun ayant entendu Miraut.

Il est inutile de raconter en détail ce qui se passa dans le ménage. La Guélotte pleura, sanglota, hurla, engueula, rossa le chien et supplia son homme de se débarrasser de cette bête terrible, à n’importe quel prix, d’écrire sans retard au riche amateur qui, la saison d’avant, lui en avait offert une si belle somme.

Le chien les ruinait, il n’y avait plus un sou dans le ménage, il faudrait peut-être vendre une vache ou un cochon à demi engraissé pour payer les frais.

Cependant, Miraut rentrait, nullement craintif, parfaitement joyeux, comme un brave chien à qui sa conscience ne reproche rien et qui n’a fait que ce qu’il doit faire. Et Lisée grondait bien et gueulait un peu, mais sans conviction, car il tenait à cette bête et l’aimait malgré tout, et secrètement même l’excusait d’oser faire, quand cela lui disait, ce qu’il n’osait pas toujours faire lui-même.

On dut, pour remplacer le collier perdu, en retrouver un autre. Julot le cordonnier, en bon et consciencieux ouvrier, le confectionna avec du cuir choisi, qu’il cousit solidement, et, pour plus de sûreté cette fois, on attacha le chien tout en lui remettant une nouvelle entrave.

Mais la malchance, c’est la malchance ; les précautions les plus minutieuses ne prévalent pas contre elle et, quand le Destin vous a posé sur la nuque sa poigne de fer, il est inutile de regimber, il n’y a qu’à se soumettre et laisser les événements couler comme une onde mauvaise. Par une fatalité terrible, Miraut ne sortait, ne s’échappait jamais que les jours où les gardes et les gendarmes étaient en tournée du côté de Longeverne.

Et ce furent encore ces derniers qui, douze jours plus tard, le ramenèrent cette fois au village, entre eux deux, ainsi qu’un malfaiteur de grand chemin.

— Vous avez eu de la chance, que nous nous soyons trouvés-là, eurent-ils le toupet de dire à Lisée. Sans nous, votre chien aurait bien pu crever où il était.

Ils racontèrent alors comment Miraut, arrêté de nouveau par son entrave et prisonnier dans un buisson, à moitié étranglé, avait attiré leur attention par ses plaintes et ses hurlements d’appel. Ils l’avaient, comme de juste, délivré, et, par la même occasion, pincé.

— Vous n’en serez aujourd’hui que pour un simple procès-verbal de vagabondage, déclarèrent-ils, touchés tout de même par cette déveine aussi persistante et enfin convaincus de la parfaite bonne foi et de l’honnêteté de Lisée.

Cette fois, à la Côte, ce fut de la démence et de la rage. La Guélotte parla de se pendre dans la grange ou de se noyer dans l’abreuvoir si la maison n’était pas débarrassée de ce fléau. Elle traita son mari de canaille, l’accusant des pires infamies, disant qu’il lui « suçait le sang à petit feu », qu’il voulait la faire mourir, qu’il était la risée du pays, que c’était une honte d’être aussi bête et bien d’autres choses encore.

— Tu vas, exigea-t-elle, écrire au notaire tout de suite et qu’il dise à son ami que Miraut est à vendre.

Lisée simula la défaite, griffonna une lettre qu’il partit immédiatement, affirma-t-il, mettre à la boîte, mais qu’il se garda bien d’envoyer, se disant qu’une fois la colère calmée et les événements un peu passés, l’autre n’y penserait plus. Cependant la Guélotte ne lâchait pas, elle s’étonnait de ne pas recevoir de réponse et Lisée, pour la faire patienter, émettait l’opinion que l’amateur était sans doute muni ou avait probablement changé d’avis à ce sujet.

Il commençait à se tranquilliser lorsqu’un beau jour, un homme du Val arriva au pays en voiture, mit son cheval à l’auberge, et demanda sa maison.

Il se présenta bientôt, et, après les salutations d’usage, aborda facilement le but de sa visite :

— On m’a dit que vous aviez un chien à vendre.

Lisée, une seconde, en demeura muet de stupeur, et il n’avait pas encore ouvert la bouche pour protester que déjà sa femme, en son lieu et place, répondait par l’affirmative. Il se ressaisit, protesta, déclarant que, si telle avait été un instant son intention, il avait depuis réfléchi et était revenu sur une décision prise un peu trop à la légère.

Sa femme pâlit et le fixa d’un air effrayant. Il sentit venir l’orage et se prépara à tenir tête.

— Avec quoi le paieras-tu, hurla-t-elle, ton dernier procès-verbal, dis, avec quoi ? Tu vendras une vache peut-être ; nous serons obligés de nous séparer d’une de nos meilleures bêtes ; nous nous priverons, je ne mangerai pas à mon saoul pour que tu conserves ici une charogne qui ne nous fait que des misères !

— C’est mon seul plaisir, répondit Lisée. Je n’ai pas besoin d’amasser, puisque nous n’avons pas de gosses et je ne me soucie pas de laisser des terres et de l’argent à tes neveux qui se ficheront de moi quand je serai mort.

— Oui, saoule-toi encore, et moi ici je crèverai de fatigues et de privations.

L’étranger, un peu gêné, essaya de s’excuser de la scène pénible qu’il provoquait en disant :

— J’en offrirais un bon prix.

— J’en ai refusé cinq cents francs, précisa Lisée, cinq cents francs, vous m’entendez bien, pas plus tard que l’année dernière.

— Ça t’a bien réussi, ragea la Guélotte ! Combien en offrez-vous ? demanda-t-elle au visiteur.

— Vous n’en trouveriez certainement pas la moitié à l’heure actuelle, affirma-t-il. D’abord, c’est un chien d’un certain âge et puis nous ne sommes pas à l’ouverture.

— J’attendrai, répondit Lisée, qui voyait là une occasion d’atermoyer.

— J’en donne trois cents francs tout de même, se reprit l’autre. Songez-y ! Pour un chien, c’est quelque chose.

— Lisée, supplia sa femme, changeant d’altitude et les larmes aux yeux, pour l’amour de Dieu, aie pitié de nous, aie pitié de moi ! Jamais tu ne retrouveras peut-être une telle occasion ; songe à la vache qu’il faudra vendre, dix litres de lait par jour ! Songe que ce ne serait sûrement pas tout, que les gardes t’en veulent, que les gendarmes t’épient, qu’ils nous feront tout vendre, qu’ils nous ruineront jusqu’au dernier liard.

— Vous en retrouverez un autre facilement, insista l’acheteur.

Une larme, qu’il essaya de refouler, monta aux yeux de Lisée ; il se moucha bruyamment tandis que l’autre concluait :

— Allons, topez là, et serrez-moi la main, c’est une affaire entendue. Allons boire un verre à l’auberge où j’ai laissé mon cheval.