Le Roman de Miraut/Partie 2/Chapitre 7

6 Le Roman de Miraut 8





CHAPITRE VII

Avec l’automne revint l’ouverture et Miraut et Lisée connurent derechef les joies pures des matins de chasse.

C’était pourtant, pour les chasseurs et pour les chiens, une mauvaise année que cette année-là. Depuis plus de deux mois, ce qui avait permis d’admirables moissons et laissait espérer une vendange d’une merveilleuse qualité, un soleil implacable avait pompé sans relâche toute l’humidité de la terre, séchant les bas-fonds, tarissant les sources, faisant baisser le niveau des rivières.

Les prés « grillaient », disaient les paysans ; tout espoir de regains s’évanouissait et, dans la forêt, atteinte elle aussi, les frondaisons, précocement mûries et roussies, tombaient et jonchaient le sol. Lorsqu’on marchait dans les tranchées ou les clairières, cela faisait un bruit de foulée qui s’amplifiait considérablement : un saut de grenouille, le moindre grattement de mulot ou de musaraigne, le saut d’un merle venu sur le sol pour écarter les feuilles et chercher des graines ou des vermisseaux produisaient un cliquètement comparable, quant à l’intensité, à une course de renard ou à une fuite précipitée de bouquin.

Passé huit heures du matin, il était vain d’espérer lancer un lièvre ; suivre une piste à plus de deux cents mètres au dehors du taillis était absolument impossible, et Miraut et Bellone, et Lisée et Philomen connurent des matins où, malgré la meilleure volonté du monde et le profond désir et le merveilleux travail des chiens, on doit quand même rentrer bredouille.

Bien avant le lever du soleil, pour profiter, dans les bas-fonds abrités, d’une vague et problématique rosée, ils partaient tous quatre de concert. Les chiens quêtaient avec frénésie, trouvaient de ci de là de mauvais frets, hésitaient sur les rentrées parmi de vagues pistes à peine frayées, très embrouillées et extrêmement ténues.

Ce fut là que l’intelligence de Miraut et son sens profond de la chasse s’accrurent encore et se développèrent.

Le nez ne lui donnant que d’insuffisantes indications, il regarda aussi avec ses yeux, fit des efforts de mémoire, rapprocha certains faits, évoqua les chasses passées et, selon le sens de ses conclusions, visita telle cache plutôt que telle autre, ce fourré-ci de préférence à celui-là.

On arrivait tout de même à lancer grâce à lui. Mais si les chasseurs n’étaient point à portée pour arrêter l’oreillard dès le début de sa course, cinq minutes plus tard, ayant gagné la plaine ou quelque chemin, c’était fini et bien fini ; Miraut et Bellone, le nez obstrué, éternuant dans la poussière, renonçaient à la poursuite, d’autant que la chaleur, une chaleur impitoyable, leur faisait tirer une langue de six pouces au moins.

Ah ! c’est quelquefois un rude métier que celui de chien, et la saison d’avant, la chasse n’était guère plus drôle. Les pluies, cette année-là, avaient détrempé le sol et on ne pouvait flairer une piste sans que les narines ne s’emplissent d’eau immédiatement, ce qui vous faisait éternuer des cinq minutes consécutives. Et si l’on voulait suivre parmi les hautes herbes, l’eau ruisselante lavait tout fret, dissolvait toute odeur, au point qu’il était absolument impossible de faire revenir le gibier quel qu’il fût, renard ou lièvre, au canton du lancer.

Du moins, dans ces moments-là, si pénibles qu’ils soient, la soif ne torture pas les chiens et s’ils étaient, après chaque partie, trempés comme des soupes, une heure après ils avaient l’agrément d’être absolument secs et d’une merveilleuse propreté.

Mais avec cette terrible sécheresse, rien à faire, et des dangers étaient à craindre, car les sous-bois pullulaient de vipères qui s’y étaient retirées, cherchant la fraîcheur et l’humidité.

Une d’elles avait même un jour fichu une fameuse frousse à Lisée. Voyant Miraut immobile, tel un chien d’arrêt, il s’était demandé qu’est-ce qui pouvait bien l’arrêter ainsi, car son chien n’avait pas en chasse l’habitude de flâner.

— Bah ! songea-t-il, c’est un hérisson qui l’épate et il ne sait pas par quel bout le prendre, je comprends ça. Néanmoins, il alla se rendre compte : il était temps.

Devant une énorme vipère qui le fixait, Miraut, non point hypnotisé bien sûr, mais intrigué, se demandait s’il n’allait point sauter sur cette sale bête et lui casser l’échine, tandis que l’autre, le corps replié, la tête levée se préparait non moins fermement à se détendre et à lui flanquer une vigoureuse morsure.

— Ah ! bon Dieu ! Lisée n’avait pas hésité.

En rien de temps il avait épaulé et fait feu et Miraut, qui ne s’attendait pointé la secousse, sautait tout droit en l’air sur place, des quatre « fers » à la fois,

— Tu l’échappes belle, mon ami, félicita Lisée.

Et Philomen arrivant, il lui montra sa chasse.

— Ces charognes-là, s’exclama-t-il, c’est la plaie de nos chiens. Une fois piqués, ils sont, autant dire, foutus. Non pas qu’ils en crèvent et souvent même on les sauve, mais pas avec de l’alcali ainsi que le racontent ces charlatans de vendeurs de drogues. C’est de la foutaise, leur « armoniac », comme ils l’appellent ; il faudrait, pour que ça fasse effet, et encore, être là tout de suite après la morsure. Et ça n’empêche pas les chiens de perdre tout odorat.

J’ai eu un chien d’arrêt, moi, mordu comme ça, à la chasse : un quart d’heure après, mon vieux, il avait enflé, enflé, tellement enflé qu’on ne lui voyait pas plus les pattes qu’à un cochon gras prêt à saigner. La pauvre bête était insensible à tout. Sais-tu ce que j’ai fait ? C’est un vieux remède et crois-moi, il vaut mieux encore que toutes les saloperies des vétérinaires qui n’y connaissent rien, rien du tout, absolument rien, tu m’entends, et ne sont qu’une bande de jean-fesses. J’ai pris une forte épine, une solide branche d’églantier, garnie de tous ses dards, et, avec cet outil, je me suis mis à taper sur mon chien à grands coups, de tous les côtés, dans tous les sens, en ne laissant aucune place, pas un endroit où la peau ne soit mordue et piquée et déchirée par les aiguillons.

Il n’a pas plus bougé qu’une souche : je te l’ai dit, il ne sentait rien ; le soir je lui ai, de force, fait prendre un peu de lait. Au bout de quatre ou cinq jours d’immobilité et d’abrutissement, il lui est venu sur la peau des sortes de poches, des cloques pleines d’un liquide vaguement coloré et qui perçaient de temps à autre. À partir de ce moment-là, il a désenflé petit à petit et a été sauvé.

Il s’est même très bien guéri et je ne me suis pas aperçu que son nez ait été moins subtil, mais il était devenu craintif et froussard ; à aucun prix il ne voulait suivre les haies, surtout quand elles étaient garnies d’herbes sèches, car c’était en en faisant une qu’il avait été mordu par la vipère.

Tu vois qu’il, leur en reste toujours quelque chose et il est préférable que Miraut n’ait pas eu à passer par de telles étamines.

On continua la promenade et l’on gravit le Geys. Naturellement, on ne put lancer, mais on s’arrêta au haut de la roche qui domine tout le riche vallon de Longeverne, si facile à exploiter, à défruiter, et l’on contempla un instant le paysage.

— Est-ce tondu, bon Dieu ! est-ce rasé, disaient les deux hommes en fixant la plaine aussi loin que possible.

Les chiens, cependant, s’étaient approchés eux aussi et, devant l’espace, reniflaient le vide béant, intrigués de ne rien sentir et de ne rien voir au-dessous d’eux.

C’est que l’œil des chiens ne peut s’accommoder immédiatement, comme celui de l’homme, à la vision à longues distances. Cela se conçoit, l’œil n’est généralement pour eux que le complément du nez ; ce n’est qu’avec une longue pratique qu’ils arrivent à s’en servir convenablement. Comme son nez, en l’occasion, ne lui permettait pas de se faire la moindre opinion, Miraut fut surpris et il le manifesta en lâchant, à tout hasard, une bordée de coups de gueule dont l’accent décelait à la fois de la menace et de la frousse.

Bellone, qui connaissait mieux le pays ou pour qui cette impression n’était plus inconnue ni même neuve, ne l’imita point et l’on continua à gravir le Geys.

Miraut devait d’ailleurs éprouver, au cours de cette journée, bien d’autres étonnements.

Le désœuvrement, le hasard, l’espoir de trouver ailleurs ce qu’ils ne dénichaient point chez eux avaient justement amené à Ormont le gros et Pépé, qui chassaient, c’est-à-dire qui se balladaient ensemble ce jour-là.

Il y eut une retrouvaille pleine d’effusion et de joie.

— Eh bien ! on en abat ?

— Oui, des kilomètres. M’en parle pas, mon vieux, pas moyen de lancer.

— Sale temps vraiment !

— Pas un brin de regain.

— On n’a au moins pas le mal de le faire, ça fait qu’on est tous rentiers, maintenant.

— Oui, heureusement qu’on a eu beaucoup de foin et que la moisson a été bonne.

— Ça n’empêche qu’on crève de soif dans ce pays, fit remarquer Pépé.

— J’allais le dire, souligna Lisée.

— Y a-t-il pas moyen de dégoter une ferme où l’on trouvera du vin frais ?

— Mais si, nous allons descendre aux Planches, chez François : il ne refusera pas de nous donner à boire à nous et à nos chiens, puisque, si j’en crois les bruits qui ont couru, Miraut a été du dernier bien avec sa chienne.

— Tous les vrais bons chiens sont… carnassiers, affirma Pépé ; allons chez François, j’ai une pépie qui n’est pas dans un sac.

C’était uniquement pour rendre service aux voyageurs et aux passants que François leur donnait ou leur laissait, selon qu’ils étaient pauvres ou aisés, le vin qu’ils lui demandaient au passage. Selon une vieille et touchante coutume qu’il avait religieusement conservée, en même temps que le litre il apportait toujours la miche de pain avec un couteau, car il est mieux et plus conforme aux règles paysannes de bienséance et d’hygiène de casser une croûte en buvant un verre.

Lisée qui, de temps en temps, venait lui donner un coup de main gratuit, était un ami ; aussi dès qu’il le vit arriver avec ses camarades, il se mit en quatre pour leur « faire honnêteté », comme on dit là-bas.

Sa femme vivement essuya les verres avec un torchon propre tiré de l’armoire et Pépé la pria cordialement, pour elle et son mari, d’ajouter deux verres afin que tout le monde pût trinquer.

Lorsque quatre chasseurs sont réunis, c’est habituellement pour parler chasse et quand quatre chasseurs parlent chasse, on peut en déduire qu’ils en ont pour un certain bout de temps. Les litres et les litres se succédèrent sur la table ; on n’avait rien de mieux à faire qu’à boire en blaguant, de sorte que, au bout de deux ou trois heures de ce régime, si la soif avait à peu près disparu, l’appétit par contre était venu.

— Tu n’aurais pas un bout de lard par là et des œufs à nous faire cuire ? questionna Philomen.

— Mais si, mais si ! tant que vous voudrez, s’empressa François, toujours d’avis.

— Ah, et puisqu’on est réunis, zut ! ça n’arrive pas si souvent, on va faire un peu la « bringue ». Tu n’as pas un poulet bon à saigner ? demanda le gros.

— Il y a tout ce qu’on veut, répondit François.

— Montre-le-moi donc, que je lui flanque un coup de fusil.

— Ne laisse pas sortir les chiens, intervint Lisée ; si Miraut, qui a eu autrefois du goût pour ces sacrées bestioles, te voyait tirer sur une d’elles, il serait dans le cas d’exterminer tout le reste.

Un instant après, les chiens, dûment enfermés dans la pièce, sursautaient au coup de fusil et se mettaient à brailler à plein gosier, ce qui fît rire aux larmes les gosses de François.

Une saucisse fut adjointe à ce menu improvisé et l’on fit, en pleine semaine, une de ces ripailles comme seuls chasseurs pris impromptus savent en faire.

On raconta, ma foi, des histoires de chasses édifiantes et admirables et d’autres qui, pour toucher à des sujets plus profanes, n’en étaient pas moins hautes en couleur et fort savoureuses.

Cependant Miraut qui, avec ses camarades chiens, avait recueilli quelques relief » du festin, était en train de se torcher le derrière à sa façon. L’orifice en question sur le sol, bien assis, la queue en l’air, lçs jambes de derrière allongées et passant de chaque côté des autres, il progressait de ses seules pattes de devant, son postérieur frottant le plancher en appuyant contre de tout son poids.

— S’il allait se planter une écharde dans le cul ! s’écria François.

— Penses-tu qu’il n’a pas regardé avant ! c’est un malin !

— Je me souviens avoir lu quelque part, intervint Pépé, l’histoire de Gargantua qui épata son paternel en inventant, encore tout jeunet, des tas de torche-cul. Miraut est un type dans son genre. Savoir encore si le nommé Gargantua, s’il avait eu des pattes au lieu de mains, aurait été capable de trouver celui-là.

En entendant son nom, Miraut revint se dresser contre la table pour demander un os, une peau de saucisse ou une couenne de lard. On lui donna, mais comme il insistait toujours et que cela devenait inconvenant, Lisée, déjà un peu excité par les libations, lui dit :

— Tu veux boire un coup, mon petit, tiens ! Et il lui tendit son verre plein de vin que le chien flaira et duquel il se détourna avec dégoût.

Là-dessus, nouvelles histoires de chiens et d’autres hôtes à poil et à plumes ayant mangé ou bu les choses les plus extraordinaires et les plus bizarres qu’on pût rêver.

— C’est égal, jamais mes chiens n’ont bu de vin, affirma Lisée et la bourgeoise voudrait bien que je leur ressemble de ce côté-là.

— Qu’est ce qu’on deviendrait, s’exclama Pépé, si on n’avait pas le jus de la treille pour se consoler de l’existence ? Ah ! le père Noé était un sacré bougre et nous lui devons tous une hère chandelle.

Comme Miraut revenait à la charge, Philomen conseilla :

— Montre-lui voir le miroir, ça l’épatera.

On décrocha du mur une petite glace et on la plaça devant le chien qui ne vit d’abord rien du tout, puis, s’apercevant que cela bougeait et remarquant son double dans le cadre, s’approcha tout près afin de flairer cet être qu’il ne connaissait point.

Son nez heurta le verre, louchant ainsi au nez de l’adversaire. Comme nulle odeur ne monta, il ne tenta point, ainsi que certains singes, de regarder derrière : son opinion était faite ; s’il eût connu l’Ecclésiaste, il aurait certainement dit que tout cela n’est qu’illusion, abus et vanité ; il le pensa du moins ou quelque chose d’analogue, car il s’en fut se coucher dans un coin auprès des autres.

— Ça leur fait honte, concluait à tort le gros en continuant de boire.

Vers cinq heures, comme le jour baissait, on régla la dépense qui ne montait pas à quarante sous chacun et l’on prit congé de l’ami François et de sa femme après avoir donné une dizaine de sous d’épingles à ses gosses, ce dont il se défendit d’ailleurs très vivement.

— C’est malheureux, maugréait Pépé, je n’ai pas pu tirer un seul coup de fusil aujourd’hui.

— Moi, si, répliquait Lisée, j’ai tué une vipère.

— Belle chasse ! vraiment.

— On fait ce qu’on peut, affirma Lisée, on n’est pas des bœufs.

— C’est pas comme les gens de Vernierfontaine, du moins à ce qu’en disait le capitaine Cassard, un vieux dur à cuire, pas très catholique et à qui ils avaient fait pour cela pas mal de petites saletés.

— Capitaine, je crois que les gens d’ici sont bien dévots ?

— Oh, répliquait le père Cassard, ils sont assez vieux pour être des vaches !

— Ça ne fait rien, ça m’embête de ne pas dérouiller aujourd’hui ; parions que si tu lances ta casquette en l’air, je te la perce

— La belle affaire, je parie d’en faire autant !

— Eh bien ! chacun à tour de rôle va lancer son couvre-chef et le voisin va tirer dedans. On tire avec du quatre, celui qui mettra le moins de plombs en sera pour l’apéritif.

— Penses-tu que je veux lancer la mienne, protestait Philomen, elle est quasi toute neuve, je ne l’ai portée qu’un an. Ma femme gueulerait salement !

— Ah ! merde pour les femmes ! À la guerre comme à la guerre ! ordonna Lisée.

Et ayant armé leurs fusils, chacun à tour de rôle fit feu sur la casquette du copain, lancée en l’air lestée d’un caillou assez pesant, afin qu’elle montât suffisamment haut.

Après le premier coup de fusil les chiens, croyant qu’un lièvre se dérobait qu’ils n’avaient point remarqué, s’élancèrent de tous côtés en donnant à pleine gorge.

Au second coup, ils ne donnaient pas moins mais étaient très étonnés ; au troisième, leur épatement grandit encore en voyant Philomen ne ramasser qu’une casquette, et au quatrième, Miraut, enfiévré par l’odeur de la poudre, mais ne voyant toujours point de gibier, se demandait si Lisée n’était pas tout simplement devenu louf.

Ce fut le gros qui paya le Pernod ; la casquette, la bonne casquette de Philomen, sur laquelle il avait tiré, montrant juste deux trous de plomb alors que les autres étaient littéralement criblées.

Il mit la faute sur son fusil et sur ses cartouches dont la poudre était vieille, affirmant au reste que deux plombs bien placés étaient plus que suffisants pour arrêter un oreillard.