Le Roman de Miraut/Partie 2/Chapitre 8

7 Le Roman de Miraut 9





CHAPITRE VIII

Lorsque les quatre hommes sortirent de l’auberge, il faisait nuit. Le ciel s’étoilait, l’air était tiède, un léger vent du sud-ouest courait dans les arbres du bois de la Côte, apportant distinctement les sept coups de l’heure qui sonnait à la tour de l’église de la grande paroisse, à une lieue de là.

— Ah ! se réjouit Lisée, c’est le vent du haut, cela pourrait bien tout de même nous amener la pluie ; il ne serait que temps, en vérité, si l’on veut mettre un peu les bêtes au pâturage avant les gelées et tuer quelques lièvres, histoire de payer le permis.

À ce moment, tout à coup, Miraut, qui venait de humer bruyamment le vent, allongea le cou vers le ciel et poussa un long et sinistre hurlement, hurlement de douleur et d’effroi ainsi qu’il avait fait déjà lorsqu’il entendit la première fois sonner les cloches ou qu’il se trouva perdu.

Presque aussitôt, comme s’ils l’eussent compris, Bellone, Ravageol et sa mère Fanfare l’imitèrent en hurlant éperdument eux aussi.

— Qu’est-ce qu’ils ont donc ? s’étonna le gros. On ne sonne pas et la lune, je l’ai vu hier encore sur l’almanach, ne doit lever que vers les deux heures du matin.

Une vieille femme du pays, la mère Baromé, venait dans la direction de l’auberge. Elle souhaita le bonsoir à tous et, de ses mauvais yeux, reconnaissant péniblement, après les avoir dévisagés, Lisée et Philomen, leur demanda si son garçon Clovis ne se trouvait pas d’aventure avec eux, chez Fricot.

— Ma foi non, répondit Lisée, il n’y avait que nous quatre. Vous le cherchez ?

— Oui, expliqua-t-elle ; il se fait tard et nous l’attendons pour souper. J’avais pensé qu’en rentrant de Mont-Tanevis où il était allé élaguer des frênes, il s’était arrêté pour boire un verre à l’auberge.

— Il est sans doute allé aux filles dans quelque ferme de sur la Côte, plaisanta Philomen. Les chiens hurlaient de plus belle et Pépé, un peu en arrière et qui n’avait rien entendu de la conversation engagée, s’écria tout haut, très étonné :

— On dirait qu’ils hurlent à la mort.

— Mon Dieu, fit la vieille en se signant, pourvu qu’il ne soit pas arrivé malheur à mon garçon !

Frappés de cette coïncidence qui n’avait pourtant pas de motif de les retenir, Lisée et Philomen n’en reçurent pas moins, comme ils le dirent plus tard, une secousse au cœur.

Ils se trouvèrent instantanément dessaoulés, rassurèrent du mieux qu’ils purent leur vieille voisine et s’en retournèrent chacun chez soi après avoir fait leurs adieux au gros et à Pépé, lesquels n’avaient à aucun prix voulu accepter à souper chez l’un ou chez l’autre et tenaient absolument à rentrer chez eux de bonne heure.

Une fois isolés, les autres chiens ne crièrent plus ; seul Miraut, de temps à autre, agité et inquiet, demandait la porte et se reprenait à hurler.

— Ça doit annoncer un malheur, prophétisa la Guélotte.

Lisée ne put s’empêcher de confier à sa femme ses appréhensions, tout en ayant soin d’ajouter qu’il pouvait fort bien avoir tort de penser à de pareilles bêtises et qu’au surplus il le souhaitait vivement.

Ils se couchèrent, mais vers dix heures, n’ayant pu fermer l’œil ni l’un ni l’autre, en raison du vacarme que menait toujours le chien, Lisée sauta du lit et mit le nez à la fenêtre. Il ne fut point étonné d’apercevoir des gens avec des lanternes qui se hélaient et déambulaient par les rues.

— Je vais aller voir, décida-t-il.

Le Clovis Baromé n’était toujours pas rentré et sa mère, qui craignait un malheur, n’avait eu trêve ni repos qu’elle n’eût décidé son mari et ses voisins à se rendre sur Mont-Tanevis à l’endroit où son fils avait dû travailler durant l’après-midi,

Lisée s enquit de leur affaire puis, secoué lui aussi, il revint chausser ses souliers et, emmenant Miraut avec lui, partit rejoindre les chercheurs.

Le chien hurlait toujours et d’autres maintenant lui répondaient : Berger de sa pâture, Tom du seuil de la boutique, Turc au loin, vers le moulin et tous ceux des alentours ; c’était sinistre.

Le chien prit le trot, et on le suivit avec peine, moitié marchant, moitié courant. On arriva tout essoufflé au sommet de la Côte et, derrière le chien toujours, on gagna rapidement le grand enclos où Clovis Baromé avait dû venir travailler.

D’assez loin, au clair d’étoiles, on apercevait la stature squelettique et triste de quelques frênes dévêtus à côté d’autres qui ne l’étaient pas, ce qui indiquait que, pour une raison quelconque, le garçon avait dû abandonner la besogne commencée.

L’anxiété grandissait : on courait maintenant derrière le chien dont le poil du dos se hérissait et qui bientôt s’arrêta, figé de peur, hurlant plus lamentablement que jamais.

Au pied de l’arbre, l’échine brisée, le jeune homme gisait, la figure ensanglantée par endroits, jaune, cireux, déjà froid, tué dans la chute qu’il avait dû faire. Une branche cassée presque au sommet de l’arbre attestait son imprudence et indiquait l’accident : il n’y avait rien à faire qu’à ramener au village le cadavre. Deux hommes s’en chargèrent qu’on relaya de temps en temps, pendant que les autres pensivement suivaient : ce fut un triste retour.

La vieille et le vieux Baromé n’avaient plus que ce fils : ils avaient déjà perdu leur aîné au régiment où il était mort d’une pleurésie, et leur désespoir fut navrant. Les gens devant leur douleur ne pouvaient retenir leurs larmes et Miraut, lui aussi, témoigna de son chagrin en hurlant, car Clovis le caressait chaque fois qu’il passait devant leur maison.

Ce fut ensuite l’enterrement et peu à peu, sauf pour les vieux, inconsolables, l’oubli fatal ; mais le chien de Lisée, dans tout le pays et aux alentours, s’en trouva grandi. N’était-ce point cette intelligente hôte qui, la première, avait prévenu les gens, qui avait insisté et conduit enfin son maître et les autres sur le lieu du drame et en cette occasion avait en outre témoigné d’une sensibilité dont beaucoup de brutes à deux pattes n’étaient certes pas capables ?

— Miraut, c’est un sacré chien, disait-on, et la Guélotte, flattée tout de même, en oubliait tout à fait de le rosser et de le faire jeûner.

La chasse fut décidément mauvaise cette saison. Les chiens, déroutés par le manque de fret et rendus furieux, poursuivaient tout ce qu’ils rencontraient, même et surtout les chats, les matous, qui, attirés par te beau temps, friands d’oiseaux, s’aventuraient a travers champs et venaient se poster a Fallût au bord des sources, afin de tuer pour leur compte personnel. C’étaient de courtes chasses qui finissaient au premier gros arbre rencontré. Le chat, effaré, grimpait bien vite, se juchait à la deuxième ou la troisième fourche et, de là, regardait de ses yeux verts, ronds et fixes, son poursuivant désappointé.

Les chasseurs venaient se rendre compte et rejoignaient leurs chiens et, quand ils avaient reconnu le gibier, cela se terminait généralement par d’amicales engueulades.

Miraut chassa aussi les renards, les renards qui, eux, ne quittent que rarement le bois, ne suivent pas de chemin, laissent un fret plus abondant, plus fort et plus facile à suivre.

— Faute de grives on mange des merles, proclamait Lisée, autant ça que rien. Les peaux ne valaient pas grand’chose encore, malgré l’adage courant qui les prétend bonnes dès que les citoyens à longues queues ont marché sur les éteules ; mais il y avait la prime, vingt sous pour un mâle, quarante sous pour une femelle. Naturellement, les renards tués, fussent-ils couillards comme taureaux, étaient tous, pour les besoins de la prime, baptisés renardes avec la complicité de ce brave Jean, le secrétaire de mairie, qui d’ailleurs n’y connaissait rien du tout, n’y voyait jamais que du feu et se laissait complaisamment rouler.

Ces chasses-là ne duraient guère qu’une demi-heure, trois quarts d’heure au plus et se terminaient, quand on ne tirait pas, par la rentrée du goupil dans son trou. Plusieurs d’entre eux furent ainsi repérés et Lisée et Philomen se promirent de préparer leurs pièges pour l’hiver, dès que les peaux seraient bonnes.

Arrivé devant le terrier, Miraut habituellement reniflait et gueulait, essayant même de s’aventurer dans l’intérieur du boyau ; mais il était trop grand et trop gros et son maître ne l’autorisait pas à le faire. Il renonça d’ailleurs de plein gré à affronter gueule à gueule les renards à partir du jour où il fut bel et bien mordu par un vieux goupil à qui Lisée avait cassé les reins d’un coup de fusil.

Il était là sur le sol, allongé, ventant et soufflant, attendant le coup de grâce quand le chien, très excité, furieux, arrivant à toute allure, lui sauta dessus.

En désespéré, le renard attrapa Miraut où il put, saisit l’oreille droite et ferma la mâchoire. Quand un renard blessé a mordu, c’est bernique pour le faire lâcher : Miraut, pincé, avait beau se secouer et hurler, l’autre serrait dur et ne bougeait mie. Lisée, très inquiet et fort ennuyé, dut, pour obtenir la délivrance de son chien, allumer une poignée d’herbe sèche et la fourrer tout enflammée dans la gueule du sauvage.

Cependant, Miraut, délivré et plus furieux que jamais, retomba sur l’adversaire, mais en ayant bien soin d’éviter la gueule. Il le saisissait par la queue, le secouait, le tirait violemment, tandis que l’autre qui, l’échine brisée, ne pouvait l’atteindre, lui bourrait des yeux farouches en grinçant des dents.

Lisée aussitôt mit fin aux souffrances du blessé en l’assommant d’un coup de trique.

Il y eut aussi la chasse aux blaireaux qui, eux, ne quittent que rarement les fourrés et, moins rapides que les chiens, font tête résolument quand ils vont être saisis. Plus prudent, Miraut, en cette occurrence, ne se hasardait pas à affronter leur terrible mâchoire ; il « donnait au ferme » alors, aboyant longuement pour inviter Lisée à s’approcher ; mais dès que le pas de l’homme retentissait, le blaireau repartait, quitte à recommencer cinquante pas plus loin et ainsi de distance en distance, jusqu’à ce qu’il eût atteint enfin son terrier d’où l’on ne pouvait plus le dénicher.

Il y eut encore vers la fin de la saison, au printemps suivant, la sinistre histoire avec Je goupil pris au piège que Lisée ramena vivant à la maison et qu’il relâcha ensuite dans des circonstances terribles pour le sauvage[1].

Quand la chasse clôtura, Lisée n’avait occis que quatre lièvres ; c’était vraiment peu pour un tel fusil : jamais lui et Miraut n’avaient fait si mauvaise année ; aussi le gibier, l’été suivant, foisonnait-il et, pour avoir son compte tout de même, aux jours de fête ou pour quelques réunions d’amis, Lisée s’embarqua-t-il de temps à autre le soir, histoire d’en « sonner un » à l’affût, comme il disait.

Dans ces expéditions crépusculaires, il n’emmenait jamais avec lui Miraut dont l’aboi intempestif eût prévenu les gardes, et il faisait au contraire tout son possible pour l’enfermer alors à la maison.

Cela n’empêcha point le chien, quelques beaux soirs où ça lui disait, de hier seul ou en compagnie de Bellone faire une petite partie. La chose n’avait pas grande importance, surtout le soir, car les représentants de le loi ne poussent habituellement pas le zèle jusqu’à veiller pendant que dorment leurs concitoyens ; mais de jour c’était plus dangereux, aussi Lisée avait-il l’œil sur son chien.

Nonobstant toutes défenses et surveillances, il fila cependant un beau matin. Il devait « savoir » un lièvre et connaître son gîte, bien sûr, car dix minutes après il donnait à pleine gorge par le vallon de la fin dessus.

Le brigadier l’entendit. C’était un vieux forestier d’une scrupuleuse honnêteté et qui ne connaissait que le service. Droit et solide encore malgré la cinquantaine, la moustache à la gauloise, les sourcils en broussaille, le père Martet avait été dans son jeune temps la terreur des braconniers qu’il traquait, de jour comme de nuit, sans pitié ni merci, Il pouvait se vanter d’en avoir réduit la race, car on ne pouvait guère confondre Lisée, bien qu’il tuât de temps à autre un lièvre en temps prohibé, avec les voraces qui écumaient autrefois le pays et mettaient en coupe réglée champs et forêts. Toutefois, Martel n’aimait pas entendre chasser les chiens en dehors des époques fixées et, s’il était enclin à l’indulgence envers ses compatriotes et disposé à pardonner une première faute, il laissait nettement entendre qu’en cas de récidive son devoir de fonctionnaire l’obligeait à sévir vigoureusement.

Comme il connaissait, en bon forestier, la voix de tous les chiens de son triage, il reconnut parfaitement le lancer de Miraut et vint sans délai trouver Lisée.

— Pourriez-vous me dire où est votre chien ? Lisée n’essaya point de chercher de biais, il se gratta la tête, s’excusant :

— Je vous assure, brigadier, que ce n’est pas de ma faute. Il a fichu le camp comme ça, sans que je le voie.

— Je m’en doute bien, parbleu, il ne manquerait plus que ça que vous l’ayez envoyé ; mais il n’en est pas moins en contravention et mon devoir est de vous déclarer procès-verbal.

— Pour la première fois ! voyous, brigadier, vous savez bien que je ne braconne pas.

— La première fois… ! La première fois… ! enfin, c’est bon. Entre gens d’un même pays, on n’est pas pour se bouffer le nez ; vous allez partir me le chercher et faire bien attention une autre fois, parce qu’alors, la loi c’est la loi, ce sera malgré moi, vous savez, mais tout pis, le service avant tout ; mes chefs n’admettraient pas… et puis si je permettais à mi, il faudrait que je permette à tous ! Non !

— Je comprends bien, approuva Lisée qui mit ses souliers dare dare et s’en fut rechercher Miraut.

Il le ramena et, pour l’empêcher de filer en sourdine, lui attacha au cou, par une corde, une grosse boule de quilles à mortaise qui lui interdisait tout galop.

Miraut la traîna patiemment deux jours, puis, un matin qu’il avait résolu de s’offrir une randonnée, il rongea la corde, abandonna la boule et s’esbigna. Lisée, à temps, heureusement s’en aperçut, le vit, partit sur ses pas, le rattrapa, le ramena et cette fois, pour plus de sûreté, lui rattacha la boule au collier avec un vieux bout de chaîne.

Clopin-clopant, écartant les pattes pour traîner son boulet, un jour que son maître allait faucher du foin au bord du bois, Miraut le suivit. Malgré la boule qu’il faisait rouler sur le sol. Il s’enfila tout de même en forêt et alla fourrer le nez au derrière d’un levraut dont il connaissait le gîte.

Le père Martel qui partait en tournée et pas sait justement par là marcha droit à Lisée, s’étonnant à juste titre de cette impudente désobéissance à ses ordres.

— Vous n’entendez donc pas le raffut que fait votre chien ?

— Sacré nom de nom, il était là il n’y a pas deux minutes avec sa boule de quilles au cou.

Ils s’en furent tous deux a sa recherche et n’eurent pas de mal à le dénicher avec son boulet de forçai en effet, mais qui chassait quand même.

— Je vois bien que ce n’est pas de votre faute, concéda Martel, mais quel animal enragé de vice ; avec un bout de bois d’un pied pendu au collier, il irait peut-être plus difficilement encore et cela le fatiguerait moins, essayez donc.

On tâta de l’entrave. C’était en effet, pour marcher comme pour courir, plus dur qu’avec lu boule de quilles et cela obligeait Miraut à avancer à la façon des échassiers. Cependant, le jour où il décida qu’il irait lancer un lièvre, le bout du bois, pas plus que la houle, ne l’arrêta. Il s’en fut jusqu’à la forêt, clopinant et trébuchant, mais dès qu’il eut trouvé un bon fret, afin que son entrave ne de gênât pas pour courir, il la prit en travers de sa gueule et chassa sans dire un mot.

Le brigadier qu’il rencontra au jour au cours d’une partie fat désarmé par tant de constance et une si noble obstination : il le laissa faire et s’en revint au village.

— Je l’ai vu, confia-t-il à Lisée en prenant un verre avec lui.

Savez-vous ce qu’il faisait pour ne pas que le bout de bois le gêne il le portait dans sa gueule oet il trottait, le brigand, si vite que j’aurais été bien incapable de le rattraper ; mais enfin, comme ça, vous comprenez, il ne peut pas brailler ; je suis couvert et je peux dire que je ne l’ai pas entendu ; personne ne le sait d’ailleurs, par conséquent personne ne daubera.

Vous avez tout de même un sacré chien !

  1. Voir De Goupil à Margot (La tragique aventure de Goupil).