Le Roman de Miraut/Partie 2/Chapitre 5

4 Le Roman de Miraut 6





CHAPITRE V

Il s’écoula un assez long temps avant que Lisée, son fusil cassé en deux sous sa blouse, ne se hasardât à ressortir seul ou avec Miraut.

Occupé à la maison aux mille et un travaux de Thiverel du commencement de printemps, ils passaient de longues heures en compagnie l’un de l’autre, le maître bricolant à la grange ou à l’écurie, arrangeant un râtelier y réparant une crèche ou travaillant à son établi à fabriquer des râteaux et des fourches, le chien le suivant comme une ombre fidèle, sommeillant à ses côtés ou le regardant en silence.

De temps à autre, par besoin de causer, Lisée prenait son compagnon à témoin de ce qu’il venait de faire, lui exhibait un cornon ou une queue de fourche bien réussis, en disant :

— Hein, mon vieux Mimi, c’est-t’y de la belle ouvrage ! À quoi le chien répondait, soit en bâillant et en montrant une gueule immense, soit en se levant, battant du fouet et se frottant contre son pantalon, dans l’espoir, vainement formulé, qu’on irait enfin se dégourdir les pattes et faire un petit tour.

Quelquefois Mitis ou Moule, au cours d’une chasse, passaient par là, marchant prudemment ainsi qu’il convient à de prudents truqueurs sur le sentier de la guerre ; ils venaient se frôler contre Miraut, faire un gros dos et un ronron, se laissaient lécher ou pucer, puis reparlaient. On vivait enfin dans la maison des jours de paix. La Guélotte avait presque désarmé, mais elle avait exigé de Lisée qu’il couchât à la chambre haute dès le lendemain de sa rentrée de Bémont, son cochon d’homme, ce soir-là, n’avait-il pas eu le toupet de faire coucher le chien aux pieds du lit. Le lendemain, en arrangeant la chambre, elle s’en était aperçue au poil collé sur la couverture et à la crotte qui décorait la courte pointe.

Lisée avait convenu qu’il avait, en effet, peut-être eu tort, mais afin qu’un tel fait ne pût se reproduire, Miraut, chaque soir, était, pour plus de sûreté, relégué à la remise.

Pourtant, de temps à autre, après le déjeuner, le patron montait assez régulièrement « faire son midi », c’est-à-dire piquer un petit somme avant de se remettre à la besogne. Il aurait bien aimé garder Miraut auprès de lui et, quand la patronne était nu village, le faisait toujours monter ; mais lorsqu’elle se trouvait là, il ne disait rien, regardait son chien d’un air ennuyé et montait seul se reposer.

Miraut s’ingénia à le rejoindre malgré tout. Deux choses malheureusement le gênaient beaucoup pour réaliser son désir : d’un côté, le grelot qu’il portait toujours et qui, lorsqu’il marchait, signalait sa présence ; de l’autre, les portes à ouvrir. Un jour cependant, son maître étant couché et la patronne venant de partir en commission, il réussit, frappant de la patte les loquets et poussant du museau, à ouvrir chacune des deux portes. Pour celle du bas qui ouvrait de dedans en dehors cela fut assez facile et, le loquet pressé, elle céda sous la poussée de ses pattes ; il fut arrêté plus longtemps à celle du haut de l’escalier qui s’ouvrait de la même façon, mais pour laquelle il se trouvait en dehors. Il avait beau taper sur le levier, sur la ticlette, comme on dit là-bas, et bourrer du poitrail, rien ne s’ouvrait ; enfin il fourra son nez entre le chambranle et le montant, s’effaça de côté et découvrit le procédé qu’il n’eut garde d’oublier.

Lisée, ronflant formidablement, fut tout à coup surpris de sentir une langue douce et chaude lui laver les mains et le nez : il en ouvrit tout grands les quinquets, reconnut Miraut, jeta un coup d’œil inquiet sur l’escalier craignant l’irruption soudaine de sa tendre épouse, mais n’entendant aucun bruit et rassuré, il se laissa aller pleinement à l’attendrissement et à la joie de penser que son brave chien avait trouvé tout seul et malgré sa femme le moyen de le rejoindre.

Il le laissa monter sur le lit, le caressa et lui parla, tandis que Miraut, jappotant, riant et causant lui aussi, témoignait à sa manière sa bonne affection et son amitié à son maître.

Toutefois, prudemment, avant que sa femme ne fût de retour, il redescendit avec son camarade après avoir eu bien soin d’effacer sur le lit, autant que possible, toutes les marques du passage de la bête. Et toute l’après-midi il eut, devant la Guélotte, un air triomphant et narquois dont l’autre s’intrigua fort à chercher les causes qu’elle ne parvint point à découvrir. Dorénavant, dès que la patronne s’absenta de la chambre du poêle, Miraut monta lui aussi faire la sieste en compagnie de Lisée et le chasseur riait de bien bon cœur lorsqu’il l’entendait au pied du lit se ramasser pour l’élan.

— Roulée, la vieille ! rigolait-il.

Un jour pourtant que la femme ne quittait pas la maison, Miraut profita d’un instant pendant lequel elle passait à la cuisine pour entre-bâiller la porte du bas de l’escalier et se faufiler vivement derrière. La femme, préoccupée, revenait sans faire attention à lui et ne pensait d’ailleurs guère à le surveiller. Alors, avec des précautions infinies pour ne pas que le grelot sonnât, il monta l’escalier, à pas feutrés, la tête immobile et le cou tendu, ouvrit avec non moins d’habileté silencieuse la seconde porte, grimpa sur le lit et vint se coucher en rond aux pieds de son maître où il ne dormit que d’un œil tandis que Lisée, lui, pionçait plus bruyamment.

La Guélotte n’avait rien vu ni entendu : ce fut le ronflement de Lisée qui, l’heure d’après, les trahit. Trouvant qu’il prolongeait par trop sa méridienne, elle s’en fut le réveiller sans songer trop à s’épater de trouver cependant toutes portes ouvertes.

— Tas de cochons, piailla-t-elle en apercevant les deux dormeurs !

Lisée se frottait les paupières tandis que Miraut, très inquiet, les yeux arrondis, s’aplatissait autant que possible.

— C’était donc ça, continua-t-elle, que ma couverture se salissait si vite. Je me demandais bien aussi pourquoi ; et ce grand idiot qui le laisse faire !

Miraut violemment jeté à bas du lit, à grand renfort de coups de poing, dégringolait en grande vitesse l’escalier pour échapper aux coups de sabots, tandis que Lisée prenait un air innocent pour s’excuser :

— C’est drôle, je l’ai pas entendu monter !

Dès lors, le chien fut surveillé plus étroitement ; mais cela ne l’empêcha point de déjouer les ruses et les précautions de l’ennemie et de monter souventes fois tenir compagnie à son ami.

Entre temps, il allait faire un tour au village, visiter les cuisines amies, saluer Bellone et Philomen, explorer les fumiers, tourner autour des maisons et surtout manger de la corne devant la forge de l’ami Martin, le maréchal-ferrant.

Ab ! la corne de cheval : quel régal exquis ! Tous les chiens du village étaient les copains du forgeron Martin et ne manquaient jamais de lui rendre visite au passage. Très souvent un cheval était là, attaché par le licou à la boucle du mur, attendant son tour de ferrage.

Attentivement, Miraut, comme les camarades, regardait l’apprenti empoigner le boulet, soulever le sabot, et suivait avec des regards de convoitise les mouvements du rogne-pied qui coupait des lames translucides de corne, ou du boutoir faisant sauter de grands bouts odorants d’une belle couleur ambrée.

Fraternel, pour que les braves toutous ne s’exposassent point à recevoir un malencontreux coup de pied du carcan, Martin ramassait à poignées la corne arrachée et la jetait à Miraut ou aux autres amateurs en leur disant régulièrement :

— Tiens, mon vieux, fiche-t’en une bosse, mais tu ne viendras pas péter chez moi ! Car on reconnaissait aisément, à la puissance asphyxiante des gaz qu’il lâchait, les jours où Miraut avait fait une tournée fructueuse à la forge de Martin.

Miraut connaissait intimement toutes les ressources de la maison et la Guélotte renonça à le laisser jeûner quand elle s’aperçut qu’il était de taille à se servir tout seul.

Ce n’était point pour rien qu’il avait appris à ouvrir les portes des chambres ; bien que les verrous et targettes fussent un peu plus compliqués ici, il en vint tout de même à bout et certains jours lit… gueule basse sur tout ce qu’il trouva de comestible, chanteaux de pain, platées de choux, voire de respectables bouts de lard.

Il y eut bien discussion à la maison ces soirs-là, mais en fin de compte, Lisée, par des arguments frappants tirés de ses semelles, convainquit sa femme quelle avait tort, ajoutant qu’au surplus c’était bien fait pour elle et qu’à la place du chien, crevant de faim, il en aurait fait tout autant.

Un autre jour, ce fut une saucisse trempant dans de l’eau tiède au fond d’un pot juché sur un rayon, que Miraut s’adjugea : du moins fut-il soupçonné du méfait, aucune preuve n’ayant pu être fournie à l’appui de cette accusation.

La Guélotte se demandait vainement quels moyens cette grande charogne avaient bien dû employer pour réussir à voler, au fond d’un pot presque plein, la dite saucisse sans jeter à bas le récipient, ni renverser d’eau, ni faire le moindre bruit.

Un pain au lait qui refroidissait sur le rebord d’une fenêtre se contracta tellement qu’il n’en resta pas vestige et Miraut fut bien encore, à bon droit, soupçonné d’être pour quelque chose dans ce vol domestique, car la bonne femme crut remarquer, parmi ses poils de barbe, quelques restes du corps du délit.

Lisée, en toute occasion et par principe, soutenait son chien contre sa femme, mais il n’était plus question maintenant de l’empoisonner ou de le tuer ; Miraut, depuis longtemps, avait de haute lutte conquis au village et dans la maison droit de cité.

Comme le temps n’était guère favorable, Miraut n’était pas tenté d’aller pérégriner par les champs et par les bois, mais dès que les jours devinrent plus soleilleux et plus tièdes il regarda plus souvent du côté de la forêt et, chaque fois que Bellone, libérée par son maître, vint le trouver, il n’hésita pas à s’offrir en sa compagnie une petite partie de chasse.

Il parlait rarement seul, mais quelquefois il arriva que les hasards d’une sortie amenèrent la chienne en rase campagne, où elle trouva du fret et lança un lièvre.

Attentif instinctivement à tous les bruits qui l’intéressaient, Miraut ne se trompa jamais dans ces cas-là. Reconnaissant les coups de gueule de sa camarade, où qu’il fût, quoi qu’il fît, il n’hésitait point, lâchait la maison, plaquait Lisée, puisqu’il ne voulait pas venir, et filait à la voix.

Dès qu’il approchait, il écoutait avec attention. S’il s’apercevait que la chasse s’éloignait, il redoublait de vitesse et, de minute en minute, donnait de la gorge lui aussi pour annoncer sa venue ; si, au contraire, elle se rapprochait et venait de son côté, il réfléchissait un instant, filait dans le plus grand silence occuper le passage qu’il jugeait le meilleur et : comme les renards, attendait, légèrement dissimulé, la venue du capucin pour lui bondir dessus et lui casser les reins d’un bon coup de mâchoire. Il en pinça ainsi plus d’un, mais en manqua pas mal aussi, car un lièvre qui n’est pas fatigué ne se laisse pas comme ça passer lardent en travers des côtes.

Sans perdre de temps, si d’aventure il avait réussi, il dépouillait sa proie, lui ouvrait le ventre, léchait le sang, engloutissait les entrailles et continuait à s’emplir jusqu’à ce que la chienne arrivât.

Quelquefois, il faut le dire, cela n allait pas tout seul et Bellone, furieuse, craignant de n’avoir point sa part, reprenait violemment le tout en grognant férocement ; au début, il hésitait à se hasarder à remordre, mais quand il se fut aperçu qu’il ne risquait que de fort anodins coups de dents, il revint bâfrer hardiment avec elle au même morceau. Quand ils avaient pris ensemble le lièvre, ils se mettaient à tirer de toutes leurs forces, l’un à la tête, l’autre au derrière ; ensuite, chacun de son côté dévorait la part qui lui était échue au petit bonheur du déchirement.

Il n’y eut jamais entre eux de grandes batailles, de légers différends tout au plus, des coups de dents un peu secs et des grognements un peu vifs et seulement lorsque la proie n’était pas très grosse. Mais lorsqu’il il y avait beaucoup à manger, celui qui était en avance se régalait d’abord et abandonnait ensuite et de fort bon gré à l’autre le reste de la pitance, au besoin même il l’appelait s’il tardait trop à trouver le lieu du festin.

Il arriva aussi qu’ils ne furent pas que les deux pour le partage. Souvent à leur chasse se joignit un troisième larron, connu ou inconnu, chien d’un chasseur du village voisin, accouru h la voix, qui participait à la randonnée dans l’espoir de partager la prise.

On le laissait faire naturellement et donner de la gueule lui aussi, car durant la poursuite on n’avait pas le temps de chercher noise à un auxiliaire, convié ou non. Mais, si d’aventure le lièvre était pris, c’était une autre affaire et les choses tant soit peu se corsaient.

D’un commun accord alors, Miraut et Bellone, par des grognements fort significatifs, priaient l’intrus d’aller quérir pitance ailleurs. S’il insistait, ainsi qu’il faisait toujours, ils se précipitaient simultanément sur le malheureux et lui administraient à coups de crocs une de ces danses qui le décidait, sans plus d’hésitation, à se retirer bien vite en hurlant.

Le vaincu n’allait cependant pas bien loin. Derrière le premier buisson, à une cinquantaine de sauts du lieu du carnage, il s’arrêtait, surveillant anxieusement le repas des doux alliés, espérant qu’ils ne mangeraient pas tout et oublieraient peut-être quelques os demi-rongés ou quelques morceaux de peau dont il ferait ses délices.

Grognants et terribles, ces jours-là, Miraut et Bellone bâfraient avec une voracité effrayante, comme des loups vraiment affamés. Il semblait que la présence de ce spectateur intéressé décuplât leur appétit qui, en temps normal, était déjà pourtant magnifique : pour ne rien laisser à l’autre, ils se seraient fait laper : poil, os, griffes, tout y passait. Ils reléchaient la place ensanglantée, partout où le gibier avait été traîné et ne s’éloignaient que lentement en se pourléchant les babines. Et souvent même, lorsque le malheureux, jaloux et affamé, s’amenait craintivement pour voir si rien n’avait été oublié, ils se retournaient, piquant de concert une nouvelle charge sur lui dans l’appréhension ou le remords de n’avoir pas, par hasard, tout engouffré jusqu’au dernier vestige.