Le Roman de Miraut/Partie 2/Chapitre 4

3 Le Roman de Miraut 5





CHAPITRE IV

Plus furieux, plus acharné que jamais, Miraut avait suivi la chasse avec une ardeur décuplée par les vieilles colères et la haine enracinée avec les poursuites vaincs d’auparavant. Mais il était écrit sans doute que ce lièvre-là porterait malheur à ses chasseurs.

Il le suivit loin, loin, très loin, toujours donnant, toujours gueulant, toujours hurlant, bien au delà des cantons qu’il avait parcourus jusqu’ici, même au cours de ses randonnées les plus folles et les plus hasardeuses.

Ce lièvre-là avait un jarret de fer. Les bûcherons de divers villages racontèrent ce soir-là, à la veillée, qu’ils avaient vu ou entendu passer une chasse, une chasse extraordinaire avec un grand lièvre haut comme un chevreuil et un grand chien qu’ils ne connaissaient point. Des gardes en tournée s’émurent de ce bacchanal insultant et prolongé et voulurent, mais en vain, essayer de cerner ce chien qu’ils ne connaissaient point davantage : tous perdirent leur temps.

Miraut traversa des bois nouveaux, des coupes particulières, sauta des fossés, franchit des ruisselets, coupa des routes et des sentiers, mais ne rejoignit point son oreillard qu’il perdit enfin dans un terrain singulier et bizarre, fort loin de son canton, en plein marais inconnu.

Le soleil commençait à décliner quand il s’aperçut que son estomac criait famine, que ses pattes devenaient raides et qu’il se trouvait loin du logis.

Il jugea prudent aussitôt de faire demi-tour, s’orienta, flaira le vent, et au petit trot, s’ébranla, le nez en quête de quelque vague os à ronger, quelque proie facile à conquérir ou toute autre pitance, plus ou moins délicate, mais propre à lui remplir un peu le ventre.

Il rejoignit un chemin dont il suivit les accotements et bientôt un village se présenta. Il l’évita en faisant un prudent contour, trouva une ou deux taupes crevées qu’il dévora et continua sa route de son trot soutenu.

Après une randonnée assez longue au cours de laquelle il contourna ainsi divers pays, hameaux ou communes, il arriva au crépuscule dans un village qu’il lui sembla reconnaître pour y être déjà venu avec Lisée et pour ce qu’il y avait une rivière à traverser.

Craignant l’eau très froide en cette saison, croyant pouvoir se lier à l’ombre croissante pour franchir sans encombre cette agglomération mal connue et peut-être dangereuse de maisons et d’humains, il s’engagea dans la rue principale et, longeant les murs, se rasant autant que possible, s’avança rapide, inquiet et prudent, afin de gagner promptement le petit pont de pierre et passer l’eau ainsi sans se mouiller les pattes.

Il allait toucher au but lorsqu’une clameur d’enfants qui jouaient et se poursuivaient en venant à sa rencontre l’arrêta et le contraignit à se dissimuler quelques minutes derrière un fumier qui se trouvait à proximité.

C’était l’heure de la sortie de la prière : quelques femmes pressées passèrent vivement avec leur coiffe, leur caule, noire ou blanche sur la tête et leur paroissien à la main ; puis ce furent les gosses qui arrivèrent sur le pont et s’amusèrent à lancer des cailloux pour faire des ricochets dans l’eau.

L’un d’eux, tout à coup, s’écria : il venait d’apercevoir Miraut qui les épiait tendant le cou prudemment, hésitant, crotté, hérissé, affamé, efflanqué, misérable à la fois et lugubre.

— Un chien !

— « Un sale chien qui n’est pas d’ici, ajouta un deuxième.

— Peut-être un chien enragé, émit un troisième ; ciblons-le !

Immédiatement, les beaux cailloux plats qui devaient glisser sur l’onde s’abattirent en une gerbe écrasante dans la direction de Miraut. Sans mol dire, bien qu’il eût été atteint dans le dos, dans les reins et aux pattes, et même un peu partout, le chien vivement battit en retraite au grand galop, poursuivi par tous les gosses, hurlant et gueulant, heureux enfin de pouvoir taper sur quelque chose de vivant et de donner, pensaient-ils, un but utile et même héroïque à leurs coups de frondes.

Le chien traversa tout le village et s’enfuit, longeant les haies et les fossés jusqu’à quelques centaines de mètres des premières maisons où il se cacha, écoutant les clameurs fanfaronnes et menaçantes de ses poursuivants. Le courage de ceux-ci tomba d’ailleurs avec la fin du village et, arrivés à la dernière bicoque, ils s’arrêtèrent, n’osant s’aventurer ainsi parmi les ténèbres en rase campagne.

Très déprimé par sa longue course, par la fatigue et par la faim, apeuré par les cris entendus et les cailloux reçus, Miraut n’osa plus effectuer une deuxième tentative pour arriver au pont. Il jugeait ce pays très dangereux, plein d’embûches et d’ennemis et, malgré la nuit noire et le grand silence qui pouvait cacher des pièges, il resta sur ses gardes. L’idée de traverser la rivière à gué ou à la nage ne lui vint pas : il n’y avait pas de rivière à Longeverne et, comme tous les chiens courants d’ailleurs, Miraut redoutait l’onde et sa fraîcheur traîtresse.

Il erra toute la nuit autour du village, furetant, cherchant, quêtant, grattant de ci, grattant delà une nourriture innommable.

Les maigres ressources qu’offraient les champs dépouillés, l’abri des murs ou le couvert des haies furent vite épuisées, car il n’osait point s’approcher trop près des maisons ni chercher parmi les fumiers. Alors il battit en retraite plus loin et revint vers un autre village qu’il espéra plus hospitalier et dont il se disposait à écumer les alentours. Deux, jours s’étaient passés qu’il ne songeait déjà plus, harassé, recru de fatigue, l’estomac et la tête vides, qu’à chercher à manger coûte que coûte. Trois ou quatre jours et trois ou quatre nuits il erra encore ainsi, désemparé, de village en hameau, comme une barque dont le gouvernail est brisé ou félé, en ayant bien soin de se dissimuler et de s’enfuir dès qu’il voyait un homme ou une femme et qu’il pouvait supposer que quelqu’un pût se diriger de son côté.

Pendant ce temps, à Longeverne, Lisée se désolait. Il était allé narrer à Philomen sa mésaventure, lui confier ses appréhensions, et son ami qui, le lendemain, lui avait facilement remonté le moral, n’arrivait plus maintenant, fort inquiet lui-mémo, à le rassurer.

Miraut avait pu tomber dans un piège, se prendre dans un collet comme il était arrivé jadis à un des chiens de Pépé. Traversant une tranchée, le malheureux, en effet, avait passé le cou dans la boucle d’acier destinée à un oreillard, et le jeune foyard plié auquel était relié le nœud coulant, se relevant dans la détente imprimée par la bête, le chien s’était trouvé brusquement pendu en l’air par le cou. Heureusement, le fil avait glissé sur le collier et le chien, mal pendu, étranglé à demi, avait pu brailler. Il avait braillé, braillé éperdument durant six heures consécutives. Enfin, les bûcherons des alentours, inquiétés et intrigués par tant de potin, arrivèrent. Ils lui rendirent la liberté et il partit comme un fou. Huit jours durant, il n’arrêta point de secouer la tête comme s’il sentait encore au cou l’étranglement du laiton.

Peut-être aussi que Miraut avait été pincé par des gardes particuliers sur une chasse gardée ! Qu’avaient-ils fait du chien ? Il y a des hommes si lâches. Lui avaient-ils tiré dessus et son cadavre pourrissait-il dans quelque coin, ou simplement, reconnaissant on lui un chien de race, lui avaient-ils retiré son collier pour l’expédier au loin et le vendre à leur profit ?

Il n’était guère admissible que Miraut, en effet, fût quelque part aux alentours, car il serait déjà rentré ou même, s’il s’était réfugie dans ure commune quelconque de l’arrondissement, le maire ou n’importe qui aurait fait écrire pour qu’on vint le rechercher. Il paraissait impossible qu’un confrère ne l’eût pas recueilli alors : ce sont services qui se rendent couramment entre chasseurs et entre braconniers.

Et malgré tout, Lisée espérait toujours que le facteur lui apporterait la lettre annonçant que Miraut, en pension quelque part, attendait sa venue. Il avait fait en vain le tour des villages voisins et maintenant, il guettait impatiemment l’arrivée de Blénoir.

La Guélotte, elle, espérait bien que c’en était enfin fini avec cette charogne et, toute joyeuse, se félicitait en dedans, tout en grognant très haut que c’était bien la peine de dépenser des sous à élever des chiens pour les perdre sitôt qu’ils sont dressés, que ça ne manquait jamais de mal finir et que ces êtres-là, ça n’était que des bêtes à chagrin.

Cependant Miraut, affamé, crotté, apeuré et tremblant, errait craintif au hasard des champs, des prés et des buissons, aux abords des villages inconnus dont il redoutait les populations plus inconnues encore, sans doute dangereuses, perfides et méchantes. Il ne pensait plus qu’à son estomac qui criait la faim, oubliant tout, ne se rappelant peut-être même plus Lisée et sa maison, ne songeant plus à rechercher le chemin bien perdu de Longeverne, aboli ou effacé dans sa mémoire.

Enfin un beau matin, épuisé, rejeté de partout, n’ayant rien absorbé depuis de longues heures et crotté au point de n’avoir plus, par tout le corps, un poil de propre, le long de la route, à l’entrée d’un village, il eut comme une vision suprême de tout ce qui avait fait son passé : il se souvint de son maître Lisée qu’il n’avait pu rejoindre et qu’il ne reverrait jamais plus sans doute et il se mit à hurler désespérément au perdu.

Assis sur son derrière, l’air minable et désolé, il tendait le nez vers le ciel et poussait un cri, un hurlement long, très long, tragiquement long qui finissait comme un sanglot.

À ce cri de désolation, à ce signal lugubre, tous les chiens du village se mirent à répondre par des jappements précipités de fureur ou de peur et les gamins, attirés eux aussi par ce vacarme insolite, s’approchèrent, à distance respectueuse toutefois, de ce désespoir de bête.

— C’est un chien perdu qui pleure son maître, disait l’un d’eux.

— La pauvre bête !

— Si on lui donnait du pain, proposait un autre.

— Il se sauverait, objectait un troisième.

Dans le village, tout le monde avait entendu la plainte, mais si la plupart des gens n’y avaient point prêté grande attention, car un paysan ne s’émeut pas pour si peu, il se trouva toutefois, parmi la population, un vieux braco, le père Narcisse, qui dressa l’oreille à cet appel et pensa différemment de ses concitoyens.

— Tiens, un chien de chasse ! s’écria-t-il.

Et immédiatement il sortit pour voir si d’aventure il le connaissait, pour lui donner à manger et, s’il avait un collier, chercher à qui il appartenait afin de le rapatrier au plus vite.

Lentement, l’œil allumé, il s’approcha de l’endroit où Miraut, plus désespéré que jamais, hurlait toujours, à cent pas des gosses.

— Restez, petits, recommanda-t-il aux enfants qui voulaient le suivre, restez, vous lui feriez peur.

Il faut croire que certains hommes sont naturellement sympathiques aux bêtes ou que leur sûr instinct, dans la grande détresse, les avertit mystérieusement ; peut-être bien aussi que Miraut, à bout de forces, était résigné à tout. Mais, lorsque Narcisse s’avança, il n’eut pas peur et il sentit en lui un ami.

Dès qu’il fut à portée de voix, l’homme, en effet, lui parla doucement et il savait parler aux chiens :

— Tia, mon petit, lia ! Viens voir ici, mon beau ; voyons, qu’est ce qu’il y a, voyons !

Et l’homme aborda le chien qui, non seulement n’avait pas fui, mais se tortillait aimablement pour saluer celui qui venait si opportunément à lui.

Le père Narcisse tapota le chien sur le crâne, le gratta sous le cou et sous les oreilles et tout en faisant cela, il se penchait sur le collier. Il lut difficilement la lettre gravée d’un poinçon malhabile sur une méchante plaque de fer blanc, clouée au cuir par deux rivets : « Lisée, cultivateur à Longeverne » et aussitôt ne put retenir un cri de stupéfaction, car entre chasseurs ou bracos d’une même région on se connaît ; il avait bu assez souvent avec Lisée aux foires de Vercel et de Baume et il connaissait déjà de réputation son brave chien dont Pépé encore lui avait parlé, il n’y avait, parbleu, pas si longtemps !

— C’est Miraut ! s’exclama-t-il.

Entendant son nom prononcé par cet inconnu si sympathique, Miraut, l’œil plein de confiance et de joie, redoubla ses démonstrations d’amitié et, comme l’autre l’invitait à aller avec lui, il le suivit fort docilement à sa maison.

— C’est le chien de Lisée de Longeverne, expliqua Narcisse à ceux qu’il rencontra : il est perdu depuis on ne sait quand et il n’a presque plus « figure humaine de chien », la pauvre bête : je vais lui faire à manger et écrire un mot à son patron qui doit être joliment en souci.

Le nom de son maître qu’il distingua nettement accrut encore la confiance du chien qui se remit entièrement entre les mains de son protecteur et n’eut pas à s’en plaindre.

Sitôt qu’ils furent arrivés chez lui, Narcisse fit tremper par sa fille une grande terrine de soupe au lait qu’il offrit immédiatement à son invité et que Miraut lappa jusqu’à la dernière goutte ; pendant ce temps, il lui préparait à l’écurie une litière de paille fraîche et le mena coucher sans plus tarder. Miraut tourna dans la paille pour faire son rond, se lécha copieusement pour une toilette complète et depuis trop de jours négligée, et, propre et confiant, dormit douze longues heures sans plus bouger qu’une véritable souche.

Et le lendemain, Lisée qui, de désespoir, s’arrachait les cheveux et la barbe, jurant que ce salaud de lièvre était sûrement un sorcier qui lui avait fait crever son chien, reçut vers les dix heures une lettre ainsi conçue :

Bémont, le 27 février.
« Mon cheii Lisée,
« Je t’envoie ces deux mots pour te dire que j’ai ramassé aujourd’hui ton Miraut qui gueulait au perdu près du « bouillet » [1] du chemin de Chamholtc. Il était bien mal foutu. Je lui ai donné à manger et maintenant il roupille au chaud à l’écurie, tranquille comme Baptiste. Viens le chercher quand t’auras un moment.
« Ta vieille branche,
« Narcisse.
« P. S. — J’en ai tué dix-sept cette année. Et toi ? »

Sitôt qu’il eut lu, Lisée ne fit qu’un saut jusque chez Philomen, pour le rassurer et lui conter en deux mots la bonne nouvelle ; mais il ne s’attarda guère et immédiatement refila chez lui s’apprêter, car il voulait partir le jour même, et il y a une assez longue trotte de Longeverne à Bémont.

S’étant sustenté d’un reste de soupe, d’un bout de lard avec du pain et d’une chopine de piquette, s’étant par précaution muni d’une laisse au cas où il aurait rencontré des gardes peu commodes ou des cognes chatouilleux sur les règlements, il s’embarqua le bâton à la main et marcha d’un pas alerte dans la direction de Bémont.

En passant à Velrans, il fit part à Pépé de l’aventure et celui-ci ne le retint qu’une petite minute, le temps juste de lamper une goutte, car il comprenait fort bien l’impatience de son ami. En traversant Orcent, le chasseur apprit en effet qu’on avait, une huitaine auparavant, aperçu un sale chien crotté à qui les gamins avaient fait rebrousser chemin quand il avait voulu passer le pont ; mais personne n’en avait entendu reparler et nul ne savait à qui il était ni d’où il parlait ; on pensait bien que, depuis le temps, il s’était retrouvé.

Quand il arriva chez Narcisse, Lisée s’était déjà tout expliqué ou presque tout : Miraut, épouvanté au passage du pont, n’avait osé revenir et avait erré, Dieu savait où, jusqu’à ce qu’il fût recueilli par son fidèle camarade.

Narcisse lui serra la main avec effusion. C’est toujours une joie pour deux chasseurs de se rencontrer lorsqu’ils n’ont, comme c’était le cas, aucune raison de se jalouser l’un l’autre.

— Attends, proposa-t-il, on va voir s’il te reconnaîtra à la voix : je vais passer près de lui à l’écurie, et dès que j’aurai refermé, tu blagueras fort.

Dès qu’il eut fait comme il avait dit. Lisée se mit à parler et Miraut, qui se laissait câliner par Narcisse, dressa l’oreille subitement ; puis ayant écoulé à deux reprises, debout, les yeux brillants, il se précipita violemment vers la porte qu’il se mit à gratter avec frénésie, aboyant et pleurant pour qu’on la lui ouvrît bien vite.

— Ah ! ah ! s’écria en riant Narcisse, il est là et on le reconnaît ! Oui, mon beau, tu vas le revoir.

Et, ayant ouvert la porte, il vit Miraut se précipiter sur Lisée, jappant, pleurant, aboyant, léchant, se frôlant, lui sautant à la poitrine, aux épaules, lui mordillant les doigts, lui mouillant les mains, lui peignant la barbe, battant du fouet, se tordant et se retordant de joie, tandis que son maître, de bien bon cœur, une petite larme au coin des paupières, riait de plaisir lui aussi.

Narcisse, en détail, conta alors comment il avait recueilli Miraut et voulut absolument que son visiteur se restaurât : il avait fait cuire une saucisse à son intention et avait même, en outre, gardé au fond d’une casserole certain fricot dont Lisée tout à l’heure lui donnerait des nouvelles.

Les deux hommes se mirent à table suivis de Miraut qui, maintenant, ne quittait plus son maître d’une semelle et, tout le temps qu’il resta assis, demeura auprès de lui, le museau sur sa cuisse, ne cessant de le regarder et n’arrêtant de lui moduler des tendresses que pour happer au passage des bouts de peau de saucisse et les croûtes de pain qu’on lui jetait de temps à autre.

— Tiens, insistait Narcisse, prends-moi un morceau de ce… lapin.

— Ce n’en est pas un que lu as élevé, remarqua Lisée en se servant. Où l’as-tu rasé ?

— À l’affût, il y a quatre ou cinq jours, du côté de Chambotte : il n’a pas rebougé sur mon coup de fusil.

Là-dessus, les deux compères se mirent à conter l’histoire de tous leurs oreillards de l’année et Lisée en fut amené forcément à parler de son salaud de lièvre sorcier, lequel avait failli porter malheur à Miraut, un brave chien qui avait d’extraordinaires qualités de lanceur et n’avait pas son pareil pour tenir les bouquins des journées entières.

— C’est rare, des chiens comme le tien, avoua Narcisse avec admiration. Moi, j’ai un petit basset qui ne va pas trop mal ; il est avec mes garçons, sans quoi je te l’aurais montré, mais tu sais, à bon chasseur, bon chien ! Mets ton Miraut entre les mains d’un « calouche », je ne dis pas qu’il deviendra mauvais tout à fait, mais il se gâtera sûrement : pour avoir un bon chien, il faut tuer devant lui et souvent. J’ai connu, moi, un vieux braco d’Auvergnat qui est mort maintenant : il s’était bâti une petite baraque sur le communal et s’appelait Mélo. Jamais je n’ai vu tel écumeur ; eh bien ! mon ami, en fait de chiens, ce gaillard-là n’avait jamais que des bâtards de roquets de rien du tout à qui nul ne faisait attention, les gardes et les gendarmes moins que personne. Ces roquets-là te trouvaient aussi bien les lièvres que n’importe qui : c’est que Mélo savait les dresser. Je me souviens même d’un de ses derniers, un vague roquet tout noir qu’il appelait Vaneau. Un jour, descendant une tranchée tous les trois, son chien, lui et moi, le Vaneau a trouvé un fret et, en rien de temps, il est allé dégoter au gîte le citoyen. Naturellement, il lui a sauté dessus aussitôt, mais il avait affaira à un grand bouquin et le chien ôtait si petit que le lièvre l’a emporté sur son dos pendant plus de cinquante mètres et qu’il a fini par se faire lâcher. Tiens, Pépé est comme ça : donne-lui un loulou, un ratier, il t’en fera un chien d’arrêt ou un courant, il a le don, mon vieux. Les chiens, ça ne se manie pas n’importe comment et nous savons les prendre, nous autres, mais pas comme lui tout de même. Toi, tu as une bête exceptionnelle ; aussi tu parles si je l’ai ramassé vivement quand je me suis aperçu que c’était le tien.

— Je ne sais vraiment comment te remercier, mon vieux ; c’est un service qu’on n’oublie pas.

— C’est un service qui se doit entre chasseurs. Si les gens d’aujourd’hui n’étaient pas si égoïstes et si méchants, il n’aurait pas attendu huit jours avant d’être recueilli.

— Tu me diras au moins combien je te dois pour la pension.

— Est-ce que tu plaisantes, par hasard ? Tu aurais le toupet, toi, de me faire payer, si la chose m’était arrivée.

— Oh ! mon vieux, peux-tu croire ?

— Eh bien, alors, fous-moi la paix ! tu paieras un verre quand je passerai à Longeverne ou qu’on se rencontrera à la foire.

— D’accord, mais on va d’abord prendre quelque chose à l’auberge.

— Il n’y a pas d’auberge à Bémont et nous sommes très bien pour boire ici. J’ai du vin à la cave et pas de femme pour nous engueuler. Je suis veuf, mon vieux, et mes enfants sont grands : la fille s’occupe du ménage et les garçons sont à la coupe, ils ont voulu être bûcherons cette année.

N’ayant rien de mieux à faire, les deux camarades continuèrent à boire en se narrant des histoires de chiens.

Comme le jour baissait, Lisée partit enfin, mais les émotions, de même que le vin, avaient de beaucoup diminué la souplesse de sa démarche et la vivacité de son pas.

En cachette, il glissa à la jeune fille une pièce de cent sous pour la remercier d’avoir fait la soupe à son chien, serra à plus de vingt reprises les mains de Narcisse qui lui fit un bout de reconduite et revint vers Longeverne avec Miraut sur ses talons.

Toutefois, pour ne pas faire mentir le proverbe : « Qui a bu boira », il ne manqua point de s’arrêter au bistro d’Orcent où il qualifia de sauvages les indigènes et, en passant à Velrans, il fit également payer quelques bouteilles à l’ami Pépé.

La Guélotte ne le revit que vers une heure du matin, aussi saoul que le soir de l’entrée de Miraut dans la maison. Connaissant sa capacité et sa résistance à l’ivresse, elle jugea de ce qu’il avait dû avaler et, par contre-coup et conséquence, de l’argent qu’il avait probablement dépensé. Alors, après les avoir invectivés violemment tous deux, elle jura à son époux qu’elle foutrait le camp de la maison puisque cette sale charogne de « viôce », non contente de lui faire toutes les misères possibles, était encore un prétexte à saoulerie pour son arsouillé de patron.

— Comme s’il n’avait déjà pas assez d’occasions sans ça !

  1. Bouillet, corruption de gouillas, petite mare.