Le Roman de Miraut/Partie 2/Chapitre 3

2 Le Roman de Miraut 4





CHAPITRE III

Au cours des chasses qui suivirent et dont plusieurs furent mémorables, Miraut, aidé des conseils de son maître, ou guidé par l’exemple de Bellone, ou inspiré par son flair supérieur et sa presque infaillible initiative, apprit bien des ruses et des ficelles de son métier de courant.

Il sut ainsi qu’il ne faut jamais perdre son temps à « ravauder » en plaine, sur un pâturage, qu’il faut immédiatement chercher la rentrée ; ce fut Lisée qui le lui enseigna et il se rendit très vite compte que son maître avait raison, puisqu’il manquait rarement de débusquer l’oreillard quand il suivait docilement ses conseils ou ses ordres. Il apprit à aller doucement derrière les levrauts qui ne vont jamais loin, mais zigzaguent, contournent, cabriolent, se font rebattre et vous obligent, pour les suivre sans faute, à prendre cent fois plus de précautions qu’avec les grands bouquins et les vieilles hases. Il sut que tous les capucins, pour quitter les chemins qu’ils suivent quand ils veulent se faire perdre, font de grands sauts et retombent les quatre pieds réunis et lorsqu’il lui arriva de se trouver perplexe dans ce cas chenilleux, Bellone lui enseigna à rebattre à droite, puis à gauche de la route pour retrouver le nouveau sillage. De même les doublés et les pointes ne l’embarrassèrent qu’au début et ce fui encore la chienne qui lui enseigna à décrire autour du point où les pistes se mêlent un ou plusieurs cercles de rayons variables afin de retrouver la nouvelle. Il n’ignora pas longtemps que certains lièvres, audacieux et roublards, longent quelquefois une haie d’un côté, puis reviennent de l’autre, parallèlement au chien qui ne s’en doute guère et repassent en le narguant à deux pas de lui ; aussi eut-il en même temps que le nez, l’œil et l’oreille au guet quand d’aventure il se trouva dans ce cas.

Il apprit qu’au coup de fusil un chien de chasse, un vrai bon chien, doit tout lâcher pour filer à vertigineuse allure auprès du maître qui a tiré, car un chasseur, quand donnent les chiens, ne doit faire feu que sur un gibier d’importance et il faut que son collaborateur à poil soit là tout de suite pour l’aider, le cas échéant, à poursuivre et prendre ou achever ou retrouver la pièce tuée ou blessée par son plomb. Il sut distinguer, dans la voix de la corne, le coup long qui hèle le confrère éloigné du roulement qui le rappelait lui ou Bellone ou Ravageot ; il apprit et très vite, en chassant avec la chienne sa compagne, à reconnaître les coups de gueule qui indiquent que le fret est bon ou médiocre ou mauvais. Il sut aller à la voix comme un vieux soldat marche au canon et cette habitude, avec les camarades, devint bientôt réciproque.

Bref, il devint un bon chien et il fallait que les matins fussent bien mauvais, que le fret fût insignifiant, que le canton fût bien pauvre en gibier pour qu’il n’arrivât pas à débrouiller coûte que coûte une piste et à lancer un capucin.

Sa tactique varia selon que les maîtres étaient avec eux ou qu’il se trouvât être seul avec Bellone, car il lui arriva souventes fois, quand les patrons n’avaient pas le temps, de partir soit tout seul, soit de compagnie avec la chienne.

Les bons cantons, les bons endroits lui devinrent familiers ; au bout de quelques chasses, il connut même personnellement, si l’on peut dire, certains oreillards qu’il devait certainement distinguer des autres à leur fret particulier, à un détail odorant insensible à tout autre qu’à lui, de même que Lisée, son maître, reconnaissait le citoyen en question au gîte choisi ou au domaine bien délimité qu’il occupait depuis longtemps.

Un bon chien doit toujours ramener son lièvre au canton du lancer ; Miraut, bon gré, malgré, après des circuits plus ou moins longs, ne perdit jamais la piste et, sauf des cas exceptionnellement rares, il ramena presque toujours dans la direction que devait occuper Lisée le capucin qu’il courait.

Maints lièvres pourtant lui donnèrent du fil à retordre, car au bout de peu de semaines, les adultes, les lièvres d’un an, forts de l’expérience d’une chasse, n’ignorèrent plus qu’ils avaient affaire à forte partie.

Dès qu’ils entendaient à proximité de leur gîte le timbre du grelot ou les éclats de voix de Miraut, ils n’attendaient point qu’il vint les dénicher, trop certains qu’il y parviendrait tôt ou tard malgré les savantes précautions de la remise. Et, en grand mystère, fort silencieusement, ils se dérobaient, oreilles rabattues, pattes allongées, filant droit devant eux, pour gagner le plus possible de terrain et aller très loin, très loin, préférant les aléas d’une poursuite et d’une course en pays inconnu, au hasard d’un retour dangereux souvent marqué, pour les camarades, par le tonnerre éclatant et mortel d’un inopiné coup de fusil.

Miraut les suivit quand même et malgré tout, patient et fort, avec l’acharnement du vrai limier. Il les retrouvait dans leurs remises lointaines, les relançait de nouveau, les poursuivait jusqu’à épuisement et, comme il était robuste, malheur au lièvre dont les pattes n’étaient pas bonnes, dont les jarrets n’étaient pus d’acier, dont les ruses n’étaient pas originales et infaillibles. Tôt ou tard, Miraut arrivait à lui, lui cassait l’échine et le dévorait.

Cela ne traînait guère. La course l’avait affamé, la poursuite si longue, en le fatiguant, l’avait enfiévré et mis en rage et, du ventre ouvert de la victime, les tripes chaudes sortaient bientôt qu’il avalait presque sans les mâcher. Il léchait le sang avec soin, puis broyait les côtes sous ses dents, dépiautait le râble musculeux et passait au train de devant. Souvent il abandonnait la bête pour revenir, quand sa fringale n’était pas apaisée, aux cuisses de derrière fermes et charnues qu’il déglutissait jusqu’à la dernière bouchée. Il se flanqua ainsi des ventrées gargantuesques à la suite desquelles, l’estomac garni, la peau du ventre tendue, il reprenait d’un trot alourdi, après s’être préalablement orienté, le chemin de Longeverne. Il suivait rarement les grandes routes et les voies importantes, préférant, sous bois, les petits sentiers, ou, en rase campagne, l’abri des haies et des murs, le couvert des récoltes, pour se dissimuler aux regards des inconnus malveillants. Car Miraut n’ignorait pas que certaines femelles, genre Guélolte, soûl toujours à craindre et qu’il ne faut point, en dehors de son village, se fier aux sales moutards de tout sexe qu’un honnête chien comme lui ne peut décemment effrayer ni mordre et qui profitent lâchement de votre bonté pour vous flanquer, eux, toutes sortes de projectiles sur le dos ou dans les pattes.

Dans les débuts, lorsque son lièvre était trop gros, Miraut, une fois repu, abandonnait le reste ; plus vieux, avec l’expérience et les leçons de la faim, il dut réfléchir sans doute et conclure que cette pratique était tout simplement stupide ; dès lors, quand il ne mangea pas tout, il rapporta à sa gueule, du côté de Longeverne, le quartier de derrière de sa prise.

Bien malins eussent été ceux qui l’auraient attrapé dans ces cas-là. Souvent pourtant il fut poursuivi par des hommes, mais il savait fort à propos prendre le pas de course, se défiler derrière les haies, doubler les murgers et les buissons touffus et gagner la forêt, refuge absolument inviolable aux voleurs à deux pattes.

Arrivé à quelque cinq cents mètres du village, dans un champ de pommes de terre le plus souvent, là où la terre est plus meuble que partout ailleurs, il creusait un trou, y enfouissait sa bidoche qu’il rebouchait avec soin, puis rentrait à la maison paisiblement. Le jour suivant ou le surlendemain, il venait la reprendre dès que son estomac réclamait, car la Guélotte, qui l’avait toujours en grippe, oubliait assez souvent, les lendemains de fugue, de lui tremper sa soupe, si Lisée d’aventure ne l’on priait pas énergiquement.

Le chasseur ne soupçonnait pas son chien de tant de roublardise. Il fut littéralement ébahi le jour où il le surprit en train de s’offrir, en guise de goûter, un succulent râble d’oreillard. Miraut, cependant, ne fut pas le moins ennuyé de la découverte, car son maître, jugeant que son compagnon avait eu largement sa part, lui reprit sans façons aucune son quartier de lièvre et, après l’avoir lavé, le fit mettre à la casserole. Ce fut une leçon et le chien, à dater de cette heure, prit bien soin de se dissimuler quand il se rendit à ses caches.

Les prises toutefois ne couronnaient pas chaque poursuite et, plus souvent qu’il ne l’eût désiré, Miraut, après une journée exténuante, rentra à la maison, harassé et vide. Ces jours-là, sa patronne hurlait, car on ne pouvait pas, disait-elle, rassasier la « viôce ». Cependant les lièvres finissaient fatalement par avoir le dessous.

Il y eut pourtant un oreillard qui, toute une saison, se paya la tête de Lisée et de son chien, un vrai sorcier que ce cochon-là, jurait le braconnier, et Miraut le connaissait bien, lui aussi, cet impayable animal.

C’était un vieux bouquin, prince sans doute des capucins de Longeverne et d’ailleurs, qui, certain jour, on ne sait pourquoi ni comment, était venu élire domicile dans un coin touffu du Fays, au centre d’un labyrinthe de sentiers, de tranchées, de chemins et d’autres voies plus ou moins frayées.

La lutte commença un beau matin givré de novembre que la terre sonnait sous le talon où le limier trouva son fret à cinquante sauts de son gîte et, sans perdre de temps, vint, après quelques coupes savantes, lui fourrer sans façons le nez au derrière.

Le vieux coureur des bois comprit qu’il avait affaire à un maître et, bondissant de son gîte, allongé de toute sa longueur, ventre à terre, yeux tout blancs, moustaches brandies, fila, tandis que la bordée coutumière de coups de gueule suivait son déboulé.

Miraut, si bien découplé qu’il fût, ne put longtemps le suivre à vue, car le courte-queue, qui n’ignorait sans doute rien de l’homme et de ses coups de fusil, avait grand soin, pour se défiler, de profiter de tous les abris et de tous les couverts utilisables. Au bout de cinq minutes de ce train d’enfer, l’aboi du chien était à plus d’un kilomètre derrière lui… il avait le temps.

Le capucin fit des pointes, des doublés, des crochets, puis, après un raisonnable détour, suffisamment long pour dérouler un moins habile que son poursuivant, il redescendit l’un des chemins qui menait au bas du Fays, à la croisée de toutes les voies oh ces imbéciles d’humains venaient généralement attendre ses congénères, mais où il se gardait bien de jamais passer.

Dès qu’il arriva à deux ou trois portées de fusil de ce poste dangereux, il s’arrêta, s’assit sur son derrière, tourna les oreilles dans la direction des quatre vents, pissa un coup, resauta au bois, fila vers le haut des jeunes coupes et disparut.

Lorsque Miraut, qui n’avait point perdu de temps aux doublés du citoyen, arriva quelques instants après, qu’il eut repris la piste coupée et l’eut suivie jusqu’au haut des jeunes coupes, hors du fossé du bois, il trouva quelques pointes qu’il ne suivit pas selon sa vieille tactique, mais il tourna tout alentour de l’endroit pour retrouver la bonne piste et ne trouva rien. Il raccourcit le diamètre de son cercle : rien encore ; il le doubla : toujours rien ; il suivit l’une après l’autre toutes les pistes, plus de fret. Alors, ahuri et furieux, Miraut jappai gueula, brailla, hurla comme jamais il n’avait fait, et Lisée, étonné grandement, vint le rejoindre, ahuri lui aussi de voir pour la première fois en défaut ce chien admirable, cette maîtresse bête, ce nez extraordinaire, ce roublard des roublards. Il n’y avait point de buisson dans la plaine et la coupe, récemment nettoyée, était tondue comme un champ d’étoiles. Le chien et l’homme longèrent des deux côtés le mur d’enceinte, pierre à pierre, abri par abri ; ils visitèrent le pied de tous tes arbres qui demeuraient : baliveaux, chablis, modernes, anciens ; rien, rien, rien !

Ils s’en allèrent bredouilles.

Deux jours après, Miraut vint relancer son animal que Lisée cette fois attendit sur le chemin où il était passé le premier jour, mais l’oreillard en prit un autre et vint se faire perdre, tout comme l’avant-veille, au même endroit.

Deux jours après, cela recommença :

— Ne te bute donc pas, disait Philomen à Lisée qui lui proposait de l’accompagner dans sa chasse à ce phénomène unique en son genre. Je le connais, ce salaud-là, c’est-à-dire que je n’ai jamais pu le voir, mais je l’ai chassé, on ne lui peut rien.

Lisée s’entêta. Et chaque matin qu’il eut de libre, ils retournèrent, lui et Miraut.

À la fin, dès le lancer, il monta à ce poste extraordinaire afin d’en avoir le cœur net. Ce jour-là, le lièvre, qui était assez vieux pour ne pas se Ber seulement à son oreille, mais qui savait aussi sans doute voir un peu et renifler, approcha bien de la coupe, mais il n’y entra point et alla se perdre loin, loin, très loin, au tonnerre de Dieu, comme disait le chasseur.

Et toute la saison ils s’acharnèrent, lui et Miraut, à poursuivre ce lièvre fantôme, ce capucin sorcier que personne n’avait jamais pu joindre ni voir, qui crevait les chiens les plus forts et roulait les meilleurs. Mais chaque fois que Lisée montait en haut de la coupo, le lièvre n’y venait pas et chaque fois qu’il se postait ailleurs, Miraut hurlant de rage et fou, l’œil hors de l’orbite, le poil hérissé, venait le perdre là et s’en retournait la tête basse et la queue entre les pattes, malade de dépit et de fureur, vers son maître Lisée qui sacrait bien de toute sa gorge comme un bon braco qu’il était, mais n’y pouvait rien tout de même.

Enfin un jour de février, la chasse étant close depuis une quinzaine et lui n’ayant pas son fusil, Lisée à deux cents pas de l’endroit, caché derrière un gros chêne, eut la clef de l’énigme.

Le cœur tapant d’émotion, il vit son oreillard sauter du bois, faire ses doublés et ses pointes, revenir à son centre d’opérations et d’un seul saut bondir en l’air, d’un élan fou, comme s’il escaladait le ciel pour retomber… Ah ! ça ! — la coupe était nette — où donc était-il retombé ? Lisée, de derrière son arbre, écarquillait les quinquets : le lièvre avait disparu.

Celle-ci, par exemple, elle était forte !

Miraut en râlant de rage, car ce n’étaient plus des abois qu’il poussait, arriva juste à pic pour se trouver nez à nez avec son maître. Celui-ci sûr — ou presque — de n’avoir pas eu la berlue, et blême d’émoi, regardait de nouveau par tout le sol, examinant méthodiquement chaque pouce de terrain où son gibier aurait pu se trouver.

Ce devait être au pied de cette souche. Mais non, rien ; il fallait qu’il se fût envolé dans le ciel. Lisée le braco, Lisée le mécréant, pâlit presque et trembla un peu ; ses regards, instinctivement, quittèrent le sol pour interroger l’azur et… ah ! sacré nom de Dieu !…

Au sommet de la vieille souche pourrie, dédaignée par les bûcherons, à quatre ou cinq pieds au-dessus du sol, entre quelques rejets gris comme le dos du capucin qui se fondait entièrement avec eux, son « asticot », aplati, immobile, les oreilles rabattues, sans souffle, n’émettant aucune odeur et, bon Dieu ! aussi souche que la souche elle-même.

Vue de fois le braconnier, son fusil à la main, avait passé h un pas de lui, inspectant le pied de la souche sans songer le moins du monde à regarder dessus : on dit tant que les lièvres ne font pas leur nid sur les saules.

— Ça t’apprendra, idiot, rageait-il, à sortir sans ton flingot sous ta blouse.

Il ramassa un rondin pour en asséner un coup sur le râble de l’oreillard ; mais l’autre, qui n’avait jamais bronché les fois d’avant, ce jour-là, avant que Lisée eût levé le bras… frrrrt… se détendit comme un ressort, repartit d’un train d’enfer avec Miraut à ses trousses, Miraut qui le chassa tout le reste de la journée, mais ne le ramena point et ne rentra pas non plus de la nuit.