Paris Calmann Lévy (p. 99-105).


XXIII


Gâteaux, gâteaux, mes bons gâteaux tout chauds ! Cela se chante, sur un air naïvement plaintif, — composé par une vieille marchande qui, pendant les dix ou quinze premières années de ma vie, passa régulièrement sous nos fenêtres, aux veillées d’hiver.

Et quand je pense à ces veillées-là, il y a tout le temps ce petit refrain mélancolique, à la cantonade, dans les coulisses de ma mémoire.

C’est surtout à des souvenirs de dimanches que la chanson des gâteaux tout chauds demeure le plus intimement liée ; car, ces soirs-là, n’ayant pas de devoirs à faire, je restais avec mes parents, dans le salon, qui était au rez-de-chaussée, sur la rue, et alors, quand la bonne vieille passait sur le trottoir, au coup de neuf heures, lançant sa chanson sonore dans le silence des nuits de gelée, je me trouvais là tout près pour l’entendre.

Elle annonçait le froid, comme les hirondelles annoncent le printemps ; après les fraîcheurs d’automne, la première fois qu’on entendait sa chanson, on disait : « Voici l’hiver qui nous est arrivé. »

Le salon de ces veillées, tel que je l’ai connu alors, était grand et me paraissait immense. Très simple, mais avec un certain bon goût d’arrangement : les murs et les bois des portes, bruns avec des filets d’or mat ; des meubles de velours rouge, qui devaient dater de Louis-Philippe ; des portraits de famille, dans des cadres austères, noir et or ; sur la cheminée, des bronzes d’aspect grave ; sur la table du milieu, à une place d’honneur, une grosse Bible du xvie siècle, relique vénérable d’ancêtres huguenots persécutés pour leur foi ; et des fleurs, toujours des corbeilles et des vases de fleurs, à une époque où cependant la mode n’en était pas encore répandue comme aujourd’hui.

Après dîner, c’était pour moi un instant délicieux que celui où on venait s’installer là, en quittant la salle à manger ; tout avait un bon air de paix et de confort ; et quand toute la famille était assise, grand’mère et tantes, en cercle, je commençais par gambader au milieu, sur le tapis rouge, dans ma joie bruyante de me sentir entouré, et en songeant avec impatience à ces petits jeux auxquels on allait jouer pour moi tout à l’heure. Nos voisins, les D***, venaient tous les dimanches passer la soirée avec nous ; c’était de tradition dans les deux familles, liées par une de ces anciennes amitiés de province, qui remontent à des générations précédentes et se transmettent comme un bien héréditaire. Vers huit heures, quand je reconnaissais leur coup de sonnette, je sautais de plaisir et je ne pouvais me tenir de prendre ma course pour aller au-devant d’eux à la porte de la rue, surtout à cause de Lucette, ma grande amie, qui venait aussi avec ses parents, cela va sans dire.

Hélas ! avec quel recueillement triste je les passe en revue, ces figures aimées ou vénérées, bénies, qui m’entouraient ainsi les dimanches soirs ; la plupart ont disparu et leurs images, que je voudrais retenir, malgré moi se ternissent, s’embrument, vont s’en aller aussi…

Donc, on commençait les petits jeux — pour me faire plaisir, à moi, seul enfant ; on jouait aux mariages, à la toilette à madame, au chevalier cornu, à la belle bergère, au furet ; tout le monde consentait à s’en mêler, y compris les personnes les plus âgées ; grand’tante Berthe, la doyenne, s’y montrait même la plus irrésistiblement drôle.

Et tout à coup je faisais silence, je m’arrêtais, attentif, quand dans le lointain j’entendais : — Gâteaux, gâteaux, mes bons gâteaux tout chauds !

Cela se rapprochait rapidement, car la chanteuse trottait, trottait, menu mais vite ; presque aussitôt elle était sous nos fenêtres, répétant de tout près, à pleine voix fêlée, sa continuelle chanson.

Et c’était mon grand amusement, non point d’en faire acheter, de ces pauvres gâteaux, — car ils étaient un peu grossiers et je ne les aimais guère — mais de courir moi-même, quand on me le permettait, sur le pas de la porte, accompagné d’une tante de bonne volonté, pour arrêter au passage la marchande.

Avec une révérence, elle se présentait, la bonne vieille, fière d’être appelée, et posait un pied sur les marches du seuil ; son costume propret était rehaussé toujours de fausses manches blanches. Puis, tandis qu’elle découvrait son panier, je jetais longuement au dehors mon regard d’oiseau en cage, le plus loin possible dans la rue froide et déserte. Et c’était là tout le charme de la chose : respirer une bouffée d’air glacé, prendre un aperçu du grand noir extérieur, et, après, rentrer, toujours courant, dans le salon chaud et confortable, — tandis que le refrain monotone s’éloignait, s’en allait se perdre, chaque soir du même côté, dans les mêmes rues basses avoisinant le port et les remparts… Le trajet de cette marchande était invariable, — et je la suivais par la pensée avec un intérêt singulier, aussi longtemps que sa chanson, de minute en minute reprise, s’entendait encore.

Dans cette attention que je lui prêtais, il y avait de la pitié pour elle, pauvre vieille ainsi errante toutes les nuits ; — mais il y avait aussi un autre sentiment qui s’ébauchait, — oh ! si confus encore, si vague, que je vais lui donner trop d’importance, rien qu’en l’indiquant de la façon la plus légère. Voici : j’avais une sorte de curiosité inquiète pour ces quartiers bas, vers lesquels la marchande se rendait si bravement, et où on ne me conduisait jamais. Vieilles rues aperçues de loin, solitaires le jour, mais où, de temps immémorial, les matelots faisaient leur tapage les soirs de fête, envoyant quelquefois le bruit de leurs chants jusqu’à nous. Qu’est-ce qui pouvait se passer là-bas ? Comment étaient ces gaietés brutales qui se traduisaient par des cris ? À quoi donc s’amusaient-ils, ces gens revenus de la mer et des lointains pays où le soleil brûle ? Quelle vie plus rude, plus simple et plus libre était la leur ? — Évidemment, pour mettre au point tout ce que je viens de dire, il faudrait l’atténuer beaucoup, l’envelopper comme d’un voile blanc. Mais déjà le germe d’un trouble, d’une aspiration vers je ne sais quoi d’autre et d’inconnu, était planté dans ma petite tête ; en rentrant, avec mes gâteaux à la main, dans ce salon où on parlait si bas, il m’arrivait, pendant un instant d’une durée à peine appréciable, de me sentir étiolé et captif.

À neuf heures et demie, rarement plus tard à cause de moi, on servait le thé et les très minces tartines — beurrées d’un beurre exquis et taillées avec ces soins qu’on n’a plus le temps d’apporter à quoi que ce soit, de nos jours. Ensuite, vers onze heures, après la lecture de la Bible et la prière, on allait se coucher.

Dans mon petit lit blanc, j’étais plus agité le dimanche que les autres jours. D’abord il y avait la perspective de M. Ratin, qui demain allait reparaître, plus pénible à voir après ce temps de répit ; je regrettais que ce jour de repos fût déjà fini, fini si vite, et je m’ennuyais par avance de ces devoirs qu’il faudrait faire pendant toute une semaine avant d’atteindre le dimanche suivant. Puis quelquefois, dans le lointain, une bande de matelots passait en chantant, et alors mes idées changeaient de cours, s’en allaient vers les colonies ou les navires ; il me prenait même une sorte d’envie imprécise et sourde — latente, si j’ose employer ce mot — de courir moi aussi dehors, à l’amusante aventure, dans l’air vif des nuits d’hiver, ou au grand soleil des ports exotiques, et, à tue-tête comme eux, de chanter la simple joie de vivre…