Paris Calmann Lévy (p. 94-98).


XXII


Dans le courant de l’hiver qui suivit mon séjour à la côte de l’île, un grand événement traversa notre vie de famille : le départ de mon frère pour sa première campagne.

Il était, comme je l’ai dit, mon aîné d’environ quatorze ans. Peut-être n’avais-je pas eu le temps d’assez le connaître, d’assez m’attacher à lui, car la vie de jeune homme l’avait pris de bonne heure, le séparant un peu de nous. Je n’allais guère dans sa chambre, où m’épouvantaient les quantités de gros livres épars sur les tables, l’odeur des cigares, et les camarades à lui qu’on risquait d’y rencontrer, officiers ou étudiants. J’avais entendu aussi qu’il n’était pas toujours bien sage, qu’il se promenait quelquefois tard le soir ; qu’il fallait le sermonner, et intérieurement je désapprouvais sa conduite.

Mais l’approche de son départ doubla mon affection et me causa de vraies tristesses.

Il allait en Polynésie, à Tahiti, juste au bout du monde, de l’autre côté de la terre, et son voyage devait durer quatre ans, ce qui représentait près de la moitié de ma propre vie, autant dire une durée presque sans fin…

Avec un intérêt tout particulier je suivais les préparatifs de cette longue campagne ; ses malles ferrées qu’on arrangeait avec tant de précautions ; ses galons dorés, ses broderies, son épée, qu’on enveloppait d’une quantité de papiers minces, avec des soins d’ensevelissement, et qu’on enfermait ensuite comme des momies dans des boîtes de métal. Tout cela augmentait l’impression que j’avais déjà, des lointains et des périls de ce long voyage.

On sentait du reste qu’une mélancolie pesait sur la maison tout entière, et devenait de plus en plus lourde à mesure qu’approchait le jour de la grande séparation. Nos repas étaient silencieux ; des recommandations seulement s’échangeaient, et j’écoutais avec recueillement sans rien dire.

La veille de son départ, il s’amusa à me confier — ce qui m’honorait beaucoup — différents petits bibelots fragiles de sa cheminée, me priant de les lui garder avec soin jusqu’à son retour.

Puis il me fit cadeau d’un grand livre doré, qui était précisément un Voyage en Polynésie, à nombreuses images ; et c’est le seul livre que j’aie aimé dans ma première enfance. Je le feuilletai tout de suite avec une curiosité empressée. En tête, une grande gravure représentait une femme brune, assez jolie, couronnée de roseaux et nonchalamment assise sous un palmier ; on lisait au-dessous : « Portrait de S. M. Pomaré IV, reine de Tahiti. » Plus loin, c’étaient deux belles créatures au bord de la mer, couronnées de fleurs et la poitrine nue, avec cette légende : « Jeunes filles tahitiennes sur une plage. »

Le jour du départ, à la dernière heure, les préparatifs étant terminés et les grandes malles fermées, nous étions tous dans le salon, réunis en silence comme pour un deuil. On lut un chapitre de la Bible et on fit la prière en famille… Quatre années ! et bientôt l’épaisseur du monde entre nous et celui qui allait partir !

Je me rappelle surtout le visage de ma mère pendant toute cette scène d’adieux ; assise dans un fauteuil, à côté de lui, elle avait gardé d’abord son sourire infiniment triste, son expression de confiance résignée, après la prière ; mais un changement que je n’avais pas prévu se fit tout à coup dans ses traits ; malgré elle, les larmes venaient ; et je n’avais jamais vu pleurer ma mère, et cela me fit une peine affreuse.

Pendant les premiers jours qui suivirent, je conservai le sentiment triste du vide qu’il avait laissé ; j’allais de temps en temps regarder sa chambre, et quant aux différentes petites choses qu’il m’avait données ou confiées, elles étaient devenues tout à fait sacrées pour moi.

Sur une mappemonde, je m’étais fait expliquer sa traversée qui devait durer environ cinq mois. Quant à son retour, il ne m’apparaissait qu’au fond d’un inimaginable et irréel avenir ; et ce qui me gâtait très étrangement cette perspective de le revoir, c’était de me dire que j’aurais douze ou treize ans, que je serais presque un grand garçon quand il reviendrait.

À l’encontre de tous les autres enfants, — de ceux d’aujourd’hui surtout, — si pressés de devenir des espèces de petits hommes, j’avais déjà cette terreur de grandir, qui s’est encore accentuée, un peu plus tard ; je le disais même, je l’écrivais, et quand on me demandait pourquoi, je répondais, ne sachant pas démêler cela mieux : « Il me semble que je m’ennuierai tant, quand je serai grand ! » Je crois que c’est là un cas extrêmement singulier, unique peut-être, cet effroi de la vie, dès le début : je n’y voyais pas clair sur l’horizon de ma route ; je n’arrivais pas à me représenter l’avenir d’une façon quelconque ; en avant de moi, rien que du noir impénétrable, un grand rideau de plomb tendu dans des ténèbres…