Le Roman d’Hippolyte/II/18

La Renaissance du livre (7p. 272-281).
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XVIII


C’était la mi-octobre. Jamais l’arrière-saison n’avait été si rayonnante ni si douce. Le soleil s’étalait sur la mer unie tandis que la plage, encore peuplée comme aux mois chauds, retentissait de cris d’enfants, toute gaie, toute blonde sous le beau ciel de Flandre.

Assise devant une cabine, Thérèse cousait, sans perdre de vue ses garçons et ses fillettes qui creusaient le sable près du brise-lames, au milieu d’autres marmots occupés à leurs jeux. Elle était « veuve », selon une expression consacrée, principalement au bord de la mer.

Après de longues hésitations, auxquelles le brusque départ de la petite Mme Kusnick venait enfin de mettre un terme, Ferdinand avait en effet quitté Blankenberghe la veille au soir pour rentrer à Bruxelles, promettant de télégraphier aux étapes et de revenir chercher sa famille la semaine suivante si le voyage lui semblait praticable.

Certes, depuis longtemps Thérèse soupirait après l’heure de faire ses malles ; mais quel que fût son désir de retrouver sa chère rue de Flandre et ses amis, ce n’était pas à la joie ni aux difficultés du retour que la jeune femme songeait en ce moment. Elle était munie d’une grande patience et la solitude ne lui pesait guère, non plus que l’absence de son mari, qui l’avait du reste habituée au délaissement. Parfois, interrompant sa besogne, elle demeurait un instant à contempler l’extraordinaire animation de la plage. Ces coquettes en costumes clairs, ces galantins qui leur faisaient cortège, cette jeunesse tapageuse ne pensant qu’au plaisir ; ces barques appareillant déjà pour la prochaine marée, tout l’étonnait comme une sorte de mirage. Une telle oasis d’insouciance et de sérénité était-elle possible à la cantonnade d’une horrible guerre ? Elle n’en croyait pas ses yeux.

Là-bas, dans les courts de tennis établis tout contre la mer qui se retirait, des bandes de jeunes gens bondissaient, baladins sportifs s’étudiant à des poses avantageuses, à de gracieux brandissements de raquette pour l’amour de partenaires enjuponnées. Ah, comme ils se moquaient ceux-là de l’affreuse invasion ! Que leur importait la guerre, pourvu qu’ils remportassent des « honneurs » au noble jeu de balle ! Et Thérèse les regardait avec stupeur, avec une infinie amertume aussi, pensant surtout à celui-là qui remplissait son devoir et se battait pour ces pleutres, pour ces inutiles, « pour ça », comme elle les nommait mentalement dans un accès de dégoût profond.

Hippolyte lui avait adressé de courts et affectueux billets en réponse à ses lettres, à ses menus envois de linge et de friandises. Sa dernière carte, timbrée de Wavre-Sainte-Catherine, datait du mois de septembre. Où était-il à présent ? Avait-il pu s’échapper après la capitulation d’Anvers ? Elle ne savait plus rien de lui. La veille, les journaux lui avaient appris que ce qui restait de l’armée belge se repliait sur la côte. En effet, quelques fragments de compagnies étaient déjà arrivés non loin d’Ostende, qui avaient effrayé la Reine des Plages et provoqué la fermeture immédiate de tous les grands hôtels, ces troupiers éreintés étant indésirables. Est-ce que le cher garçon se trouvait parmi les pauvres soldats en retraite ? Elle frémissait de nouveau au souvenir des sanglants combats dans l’intervalle des forts. Hippolyte était-il encore debout ? À cette question, une affreuse transe engourdissait son cœur.

Elle avait repris son ouvrage et, refoulant son émotion, s’absorbait dans l’ajustement d’une manchette quand la petite Yvonne la rejoignit, balançant un seau et une pelle de bois dans ses mains.

— Eh bien, Vonette, qu’est-ce qu’il y a ? Tu es déjà fatiguée ?

L’enfant secoua la tête :

— Non, dit-elle en laissant tomber ses jouets bariolés, mais ça m’ennuie de m’amuser…

Elle avait grandi et courait sur ses sept ans. Sa robe, très ancienne, lui tombait à mi-cuisses découvrant des genoux musclés, de jolies jambes brunes toutes parsemées de griffades et couvertes d’une chapelure de coquillages. Sous le hâle, sa figure, coiffée d’un bavolet d’une blancheur naïvement sale, semblait être devenue encore plus volontaire avec ses grands yeux vifs, bien fendus, et sa petite bouche décidée.

— Allons, toujours la même… Tu ne sais jamais ce que tu veux.

Mais ce reproche n’émut pas la fillette dont les yeux s’agrandirent davantage et se prirent à rêver dans le ciel tandis qu’elle pianotait ses dents comme un mignon clavier.

Thérèse s’était remise à coudre en continuant son doux sermonnage :

— Tu n’es jamais contente. Oh, Cécile est cent fois plus raisonnable que toi… Regarde, elle joue bien gentiment comme les autres petites filles et ne réclame jamais. Pourquoi ne pas faire comme elle ? Voyons, as-tu à te plaindre de tes frères ? Vous vous êtes encore une fois chamaillés, je suis sûre…

Vonette n’entendait pas cette affectueuse gronderie et suivait toujours sa pensée :

— Mais tu n’écoutes pas !

Et les poings sur son ouvrage interrompu, Thérèse, très surprise, regardait la petite fille. Alors, Vonette lui passa le bras autour du cou d’un geste brusque et câlin :

— Non, maman, dit-elle, je ne suis pas une méchante, une difficile… Mais il me semble que j’ai tant de chagrin !

La jeune femme se méprit à cet aveu : sans doute, l’enfant regrettait le départ de son père :

— Voyons, tu ne dois pas être triste, fit-elle en l’embrassant. Papa ne restera pas longtemps en voyage. Il reviendra bientôt et nous irons tous ensemble le chercher à la gare. Hein, ce sera très gai !

Mais ce n’était pas l’absence du cordier qui affligeait la fillette. Elle resserra l’étreinte de son bras et, tout contre la joue de sa mère :

— Sais-tu pourquoi je suis si triste ? C’est parce que parrain ne vient pas comme les autres années… Il avait bien promis pourtant…

Très émue, la jeune femme songeait au pauvre soldat chez qui les fatigues et les amertumes de la retraite annihilaient bien sûr en ce moment le souvenir de sa filleule et celui de sa tendre amie. La question d’Yvonne ravivait brusquement une inquiétude que les vociférations des crieurs d’éditions spéciales, lâchés sur la plage, transformaient en une sourde angoisse.

Cependant, Vonette attendait une réponse :

— Parrain a promis, dit-elle, alors il viendra.

Mais Thérèse ne voulait pas que la petite s’entêtât dans un vain espoir :

— Écoute, ma chérie… Ton parrain est un brave soldat qui fait son devoir. Il est à la guerre avec ses camarades et n’a pas le temps de venir nous voir, tu comprends…

Elle était oppressée. Sa voix s’étranglait dans sa gorge et des larmes perlaient au bord de ses yeux. Elle pressa tout à coup l’enfant sur son cœur et dans une crise de désolation :

— Oh, comme je suis triste, moi aussi ! Un garçon si généreux, si loyal, si bon ! Pourvu que…

Étonné de ce brusque chagrin, Vonette demeurait interdite quand soudain, dans un élan de consolation :

— Ne pleure pas, maman ! Parrain a promis, alors il viendra. Oh moi, je suis sûre qu’il viendra !

Et ses prunelles dilatées étincelaient comme celles d’une petite sibylle.

— Ah, s’écria la jeune femme, comme je voudrais te croire !

En ce moment, une bonne s’arrêta devant la cabine, et c’était Julie, la femme de chambre, qui accourait de la villa avec un billet dans la main.

— Madame, on vient justement d’apporter ce télégramme…

Thérèse ne manifesta aucune émotion :

— Je sais ce que c’est, dit-elle à Vonette ; probablement encore une dépêche de papa. Il nous annonce qu’il est bien arrivé à Gand…

Elle déplia le papier. Soudain, sa figure s’empourpra :

— Oh !

Elle était debout et, fébrilement :

— Julie, restez seulement ici avec les petits, je dois aller au télégraphe…

Et comme Vonette se disposait à la suivre :

— Non, chère, tu me gênerais. Et puis, je reviens tout de suite…

Déjà elle se hâtait dans le sable épais. Au pied de l’estran, elle s’arrêta essoufflée et sortit le billet de son corsage pour le relire.

Non, pas d’erreur possible. Alors, soulevée d’un émoi joyeux, elle monta précipitamment l’escalier de la digue et s’enfuit dans la direction de la gare, serrant sur sa poitrine le papier, très précieux, car il portait ces mots :

« Mon régiment arrivé à Lisseweghe. Pouvez-vous me loger ce soir ?

C’était signé : Hippolyte.

La villa des Flots que les Kaekebroeck avaient louée sur la digue était contiguë à celle des Mouettes occupée par les Mosselman. Appartenant à un groupe de trois maisons de même style, construites jadis pour abriter les divers ménages d’une nombreuse famille, elle tenait le milieu du bloc et communiquait avec les deux autres habitations au rez-de-chaussée et aux étages par des portes munies de verrous, donc faciles à condamner s’il arrivait un jour que les parents ne s’entendissent plus très bien entre eux ou qu’on louât chaque villa séparément, à des étrangers.

Dans la hâte du départ et l’espoir d’un retour prochain, Adolphine n’avait remporté avec elle que le nécessaire, laissant le plus gros de son bagage, et notamment le linge, à la garde de ses voisins. Cela tombait à merveille en la circonstance et Thérèse eût bientôt fait d’installer la chambre d’Hippolyte dans la demeure attenante. Elle avait bien songé d’abord à loger le soldat dans leur chambre d’ami, mais elle s’était promptement ravisée à la réflexion que le jeune homme serait plus à l’aise dans les appartements de sa sœur. Après cela, pensait-elle peut-être aussi que « c’était plus convenable » en l’absence de son mari…

Hippolyte n’était arrivé que fort tard dans la soirée et lorsque les petits et les bonnes dormaient déjà profondément. Seule, Thérèse l’attendait et la rencontre avait été émouvante, mouillée de douces larmes.

Le soldat était éreinté. Il avait le teint jaune, la joue creuse, les yeux enfoncés, éteints, la bouche serrée.

Son uniforme délavé, sale, était rempli de pièces et tenait presque de la défroque enlevé à quelque épouvantail.

Il s’excusa d’être si mal vêtu et si peu bavard tout en dévorant, d’une faim qu’il s’efforçait en vain de rendre moins gloutonne, les petits plats qu’elle lui servait avec empressement, un doux sourire de compassion sur les lèvres :

— Ne t’inquiète pas de moi. Mange, mange donc !

Une fois restauré, il tint à s’informer des enfants et en particulier de sa filleule ; puis, dans la peur de succomber à sa lassitude, il se leva brusquement, demanda la permission de se retirer.

— Mais, cher garçon, il ne faut pas te gêner pour moi, sais-tu ! Je vois bien que tu n’en peux plus… Va, on aura tout le temps de causer demain…

Et, maternelle :

— Ta chambre est préparée ici à côté. C’était celle d’Adolphine. Comme ça, n’est-ce pas, tu es tout à fait chez toi…

Il lui souhaitait bonsoir et se disposait à sortir de la maison quand elle le retint par le bras :

— Mais non, fit-elle en souriant, tu peux entrer par chez nous. Viens seulement, je vais te montrer…

Ils montèrent jusqu’au premier étage et, sur le palier :

— C’est ici, dit-elle en ouvrant la porte mitoyenne.

En même temps elle tournait le commutateur électrique et la chambre s’éclaira spacieuse, meublée d’un large lit très bas dont la couverture était faite.

Courbé, ivre de fatigue, le soldat eut pourtant un haut-le-corps à l’aspect de cette couche royale, ruisselante de blancheur. Il sembla un moment comme fasciné par tant de confort. Était-ce possible qu’il allait, lui, le misérable troupier, reposer sur ces moelleux matelas ?

— Un lit ! un lit ! s’écriait-il en extase. Mais non, je rêve, c’est un conte de fée !…

Et plein de reconnaissance :

— Oh, merci, merci, petite Madame Thérèse !

Elle eut peur sans doute de ses effusions, car elle se retira vivement :

— Ne perds pas de temps, dit-elle dans l’entre-bâillement de la porte. Vite, couche-toi et dors tant que tu veux. La bonne nuit, mon cher garçon !