Le Roman d’Hippolyte/II/19

La Renaissance du livre (7p. 282-304).
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XIX


Quels cris de joie lorsque, le lendemain, au milieu de la matinée, Hippolyte vint surprendre les enfants sur la plage !

Il fallut qu’il travaillât tout de suite avec eux en dépit de Vonette qui ne prétendait pas lâcher sa main et s’efforçait de l’entraîner pour l’avoir à elle seule.

— C’est mon parrain ! s’écriait-elle. Je vais me promener avec mon parrain !

Et jalouse, elle repoussait d’un bras rageur tous ceux qui s’avisaient d’approcher. Il essaya de temporiser :

— Allons, c’est entendu, dit-il en riant ; on ira tout à l’heure pêcher, nous deux, à la crevette. Mais, auparavant, laisse-moi donner quelques conseils à tes frères. La construction des forts, les tranchées, ça me connaît !

Déjà il s’était emparé d’une pelle, traçait des lignes concentriques, marquait la place des fossés, des escarpes, des contrescarpes, donnant des explications que Léon et Georges — les frères jumeaux — et la petite Cécile écoutaient avec la plus vive attention.

— Là, est-ce compris ? Bon, alors je reviendrai dans une demi-heure pour voir où en est le travail…

Et il s’éloigna avec la Vonette triomphante, accrochée à son coude.

Le jeune homme avait admirablement dormi. Sa figure ne semblait plus aussi hâve ; ses yeux avaient perdu leur profonde cernure et cette expression hagarde qu’une insurmontable fatigue leur donnait la veille. Il était fraîchement rasé et sa moustache brune, un peu plus épaisse maintenant, faisait ressortir avec un grand charme une bouche petite, joliment arquée et vermeille.

Avec l’aide adroite de Thérèse et le précieux naphte, sa capote, dont il n’avait pas voulu se séparer par obéissance aux ordres militaires, s’était subitement rafraîchie et devenait « très présentable », en dépit d’un rapiéçage un peu sommaire, hardi à de certaines places. Mais que lui importait d’être ainsi « ficelé », pourvu que son linge fût frais et qu’il se sentît par dessous la peau nette, irréprochable !

La journée était splendide et la mer chantait doucement. À pleins poumons, il aspirait la salure de l’air et un bien-aise infini lui pénétrait dans tout le corps et jusqu’au fond de l’âme. La fillette, cramponnée à son bras, se haussait tant qu’elle pouvait sur ses pieds nus, tendant vers lui des yeux chargés d’une tendresse presque amoureuse :

— Parrain, comme j’étais triste que tu n’arrivais pas ! Pourquoi est-ce que tu n’es pas venu plus tôt ?

— Il faut me pardonner, répondit-il en souriant. Oh, sois tranquille, je pensais bien à toi… Mais j’ai été retenu là-bas plus longtemps que je ne le voulais…

— Où est-ce que c’est, là-bas ?

— Oh, loin d’ici, dans un endroit que tu ne connais pas…

— Et qu’est-ce que tu faisais là-bas ?

Il demeura interdit dans l’affreuse vision que cet interrogatoire d’enfant ramenait brusquement devant ses yeux. Mais prenant sur lui, il chassa l’horrible spectre de la guerre. Aujourd’hui, il voulait tout oublier :

— Montons sur ce brise-lames, dit-il en soulevant la petite dans ses bras. Nous allons un peu voir là-bas si la mer osera nous mouiller les pieds.

— Oh oui, ça sera amusant !

Elle blottissait sa tête dans le cou du jeune homme, tout son joli corps secoué d’un frémissement craintif et joyeux :

— Oh, que j’ai peur ! dit-elle en riant. Regarde, je ferme mes yeux !

Et les lèvres collées sur la joue du soldat, heureuse, elle se laissait emporter au bout des fascines, à la rencontre des vagues que la mer poussait et rentraînait tour à tour dans le bruissement des mille petites voix cristallines de l’écume fondante…

Il n’avait obtenu qu’un congé de trente-six heures avec l’obligation de revenir au cantonnement pour l’appel de l’après-midi. Sans doute aurait-il pu enfreindre l’ordre sans qu’on lui en tînt rigueur en ces moments de désarroi et de confusion. Mais c’eût été le mal connaître que de le croire capable de négliger son devoir pour son plaisir. D’ailleurs, n’était-il pas caporal ? Il devait l’exemple.

On fut désolé à la villa des Mouettes de déjeuner sans lui, car Thérèse avait tenu à s’occuper elle-même de la cuisine dans son plaisir de fêter le soldat. Il est vrai que les plats de résistance avaient été réservés pour le repas du soir ; le jeune homme, dégagé cette fois du souci de la discipline, y ferait sans doute honneur avec un plus robuste appétit. Donc le mal n’était pas si grand. Toutefois, Thérèse sembla préoccupée tout l’après-midi. Pourvu que la situation n’eût subitement changé et que le troupier ne fût retenu à Lisseweghe ! Elle en aurait éprouvé un immense chagrin, car c’est à peine si elle avait eu le temps d’échanger quelques mots avec lui. D’ailleurs, c’est elle qui, ce matin, l’avait tout de suite poussé sur la plage pour qu’il jouît du grand air avec les enfants. Que de choses elle avait à lui dire au sujet des siens ! Que de confidences et de récits ne devait-il pas lui faire à son tour sur la pénible existence qu’il menait depuis plus de deux longs mois !

Tandis qu’elle songeait ainsi en cousant, assise comme d’habitude sur une chaise de paille à l’écart de la foule et des familles tapageuses, elle n’avait pas aperçu Hippolyte qui approchait vivement. Le soldat s’en revenait du poste, léger, content, libre jusqu’au lendemain. Il méditait de surprendre la jeune femme quand il s’arrêta tout ému à l’aspect du joli tableau qu’elle faisait dans la tiédeur blonde du soleil avec sa robe claire, sa pose gracieusement inclinée, ses gestes coquets de chemisière improvisée. Sa « charlotte » de linon lui seyait à ravir comme à une femme de Greuze. Il admirait la fraîcheur, la santé de sa carnation, sa nuque d’un ton chaud, hâlé, magnifique et qui se détachait sur la fine collerette de mousseline dont les godrons se soulevaient à la brise légère.

Cette nuque avait un je ne sais quoi de provocant qui appelait l’ardent baiser. Et le jeune homme, sans défiance, devenu chaste ainsi qu’un athlète, sentait tout à coup comme une bouffée de désir lui monter au cerveau et ses veines se gonfler et toute sa chair se tendre. Qu’est-ce donc qui se passait en lui ? Une envie brutale le prenait d’enlacer cette douce créature si charmante et si bonne, cette petite femme irréprochable qui lui avait donné le vertige du premier désir et à laquelle il ne pensait jamais sans qu’une flamme sensuelle se mêlât aux rêves de sa tendresse. Un parfum pénétrant s’exhalait de sa maturité. Qu’elle était séduisante dans la floraison de ses trente-cinq ans ! Son embonpoint, qui l’avait tant chagrinée au début et dont elle méconnaissait d’ailleurs injustement les avantages, n’avait point du tout empiré ; au contraire, ce séjour de trois mois au bord de l’océan avait atténué quelques rondeurs, un peu trop plantureuses peut-être, en leur donnant un galbe qui approchait de la perfection plastique. Un charme émanait de toute sa personne physique encore plus fort, plus troublant pour l’homme qui savait toutes les délicatesses de cette âme si simple, si transparente, si « propre »…

Hippolyte était bouleversé et son cœur palpitait comme à l’approche d’un danger quand son regard se fixa soudain sur un groupe d’enfants à demi enfoncés dans le sable. Et il reconnut Vonette à la turbulence de ses gestes, à son bonnet de travers. Un sourire détendit ses traits ; sa petite fièvre tomba. Alors, doucement, il approcha de Thérèse :

— C’est moi !

Elle sursauta :

— Dieu, que tu m’as saisie !

Mais un éclair de joie avait traversé ses yeux :

— Quelle chance ! s’écria-t-elle. Tu pourras donc encore passer une bonne nuit !

— Oh, fit-il, je ne sens plus la moindre fatigue. Ce qui n’empêche que je vais m’asseoir un peu auprès de vous, avec votre permission…

Elle ne demandait pas mieux, avide de babiller, de compléter les bonnes nouvelles qu’elle avait reçues d’Adolphine et de l’interroger, s’il y consentait, sur les terribles épreuves dont, par miracle bien sûr, il était sorti sans encombre. Mais comme ils commençaient de bavarder, insoucieux de la foule qui se répandait sur la plage à cette heure de la mode, Vonette apparut tout à coup et se précipita sur son parrain dont les genoux semblaient un siège exclusivement réservé à sa petite personne.

Thérèse ne laissait pas d’être vivement contrariée de cette intrusion de la petite : toutefois, voulant donner le change sur ses sentiments :

— Mais Vonette, comme te voilà arrangée ! Si c’est permis ! Tiens, tu es pire qu’une voden en been !

Le jeune homme souriait, amusé de cette expression où il retrouvait sa chère petite bruxelloise :

— Dites avec élégance : « comme une ramasseuse de scramoulles ! »

— Méchant ! fit-elle en lui donnant une pichenette sur le bras.

En même temps elle essayait de rajuster la robe de sa fille, de lui débarbouiller la figure tant bien que mal avec son mouchoir, attentions que Vonette subissait, en barbotant, avec beaucoup de mauvaise grâce.

— Voyons, ne fatigue pas ainsi ton parrain. Il se repose. Et puis, nous sommes en train de causer de choses qui n’intéressent pas du tout les petites filles. Retourne jouer dans le sable…

Mais l’enfant n’obéissait pas et continuait de s’installer sur les genoux du soldat. Elle suppliait :

— N’est-ce pas, mon parrain, que tu veux bien que je reste… Je ne m’amuse pas avec les autres…

Il comprit qu’il ne s’en débarrasserait pas et que le moment n’était pas encore venu de s’épancher librement avec son amie.

— Viens, dit-il à sa filleule, nous irons faire un petit tour de promenade…

— Ah bien, s’exclama Thérèse, tu en as du courage de te montrer avec une petite fille aussi mal attifée !

— Ma foi, répondit-il gaîment, je n’ai pas à faire le dédaigneux ; mon élégance et ma propreté superficielle sont très contestables…

Il lui fit un gentil sourire et s’éloigna avec sa filleule sous le regard attendri de la jeune femme. Thérèse pensait :

— Le cher garçon ! Le cher garçon qui aime tant les petits !

Et son cœur se gonflait de tendresse.

Il était quatre heures, le moment fashionable en cette saison où le soleil se hâte de plonger dans la mer.

Bien que la prise d’Anvers provoquât depuis quelques jours de nombreux départs vers la Hollande ou l’Angleterre, la plage demeurait animée, couverte de bandes de flâneurs qui se promenaient lentement entre les brise-lames.

L’uniforme d’Hippolyte excita tout de suite une grande curiosité chez les uns, un vif intérêt chez les autres, si bien que le jeune homme était à tout moment abordé, surtout par des dames qui s’informaient de son régiment et des jeunes soldats de leur parenté ou de leur connaissance, qui servaient sans doute avec lui. À sa capote fatiguée et déteinte, à la mise déjetée de l’enfant qu’il menait par la main, on le prenait pour quelque pauvre gas du pays, un fils de pêcheur venu pour embrasser ses parents. Il s’amusait intérieurement de la familiarité avec laquelle on lui adressait la parole et répondait à tout le monde avec bonne grâce, sans nulle affectation, sans chercher à détromper personne sur son compte. Car il n’avait pas la moindre vanité.

Cependant Vonette, fâchée de ces interviews successives, l’entraînait maintenant vers les courts de tennis au bout de la plage, où le sable encore légèrement humide offre une piste plus résistante. Soudain, une balle blanche égarée tomba à côté d’eux. Au même instant, le joueur maladroit, sa raquette glissée sous l’aisselle, posa la main en cornet sur sa bouche :

— Hé l’ami, renvoie donc la balle !

Hippolyte eut un haut-le-corps. Est-ce à lui qu’on s’adressait de la sorte ? Mais non, c’était impossible. Il allait poursuivre son chemin, quand de nouveau :

— Eh bien, l’empoté, ramasse donc la balle, sacrebleu !

Cette fois, son sang ne fit qu’un tour. Mais d’une contrainte héroïque, il mata sa fureur :

— Reste ici, dit-il à Vonette d’un ton ferme et qui n’admettait pas de réplique. Je vais revenir tout de suite.

Alors, comme pour éprouver sa maîtrise sur lui-même, il se courba avec une nonchalance étudiée et ramassa le projectile sportif. Puis, bien redressé, il se dirigea lentement vers le court.

— Hé, l’ami, ne te dépêche pas, tu sais !

Et c’était l’autre joueur qui l’interpellait à son tour, tandis que les partenaires féminins attendaient, battant leurs courtes jupes d’une raquette impatiente.

Cependant, Hippolyte était arrivé près du filet. Déjà le joueur qui l’avait hélé le premier accourait, furieux, pour lui arracher la balle quand le soldat l’écarta d’une main rude :

— Holà ! fit-il, un peu moins de hâte s’il vous plaît et beaucoup plus de politesse !

Interdit, le damoiseau le considéra avec stupéfaction, tandis que son compagnon s’avançait pour le rejoindre.

— Apprenez, mes petits messieurs, que l’on ne tutoie pas les gens quand on ne les connaît point. Apprenez aussi que pour rien au monde je ne voudrais être votre ami, comme vous osez m’appeler…

— Eh bien quoi ! Eh bien quoi, railla le survenant. Qu’est-ce que c’est maintenant que cet oiseau-là ! Rends-nous la balle et fous le camp !

D’un geste brusque, Hippolyte lui saisit le poignet :

— Comment dites-vous ? Osez donc répéter pour voir !

— Ah, tu crois me faire peur, crâna le gaillard en essayant de se dégager pour prendre une posture d’attaque.

— Oh, Monsieur, rien ne vous fait peur, je vois bien, si ce n’est les Prussiens !

Il le maintenait toujours solidement dans sa main fine et nerveuse lorsque soudain, à un brusque effort du jeune fat pour échapper à l’étreinte, il l’étendit à la renverse sur le sable.

Les deux petites demoiselles poussaient des cris d’indignation :

— Mais ça n’est pas permis ! Ça n’est pas permis !

— Ce qui n’est pas permis, lança Hippolyte, c’est que des jeunes gens jouent au tennis quand les autres se font tuer pour eux !

Cependant, le second joueur demeurait là, hésitant :

— À vos ordres, Monsieur, si vous y tenez, invita le soldat ; à moins que vous ne préfériez vous mettre deux ou trois ou quatre contre un à la façon des Boches !

Mais celui-ci n’était pas querelleur ni dépourvu de bon sens. Il se rendait compte de sa méprise en interpellant Hippolyte comme il eût fait un domestique. Il voyait bien que le soldat n’était pas un vulgaire « piotte », que c’était même un garçon très distingué. Alors, comme son camarade redressé faisait mine de s’élancer, il lui barra le passage :

— Non, dit-il, nous avons eu tort…

Et s’adressant au soldat :

— Monsieur, excusez-nous, nous ne savions pas à qui nous avions à faire…

L’autre grommelait encore :

— Ce n’est pas une raison pour…

— Tais-toi, reprit son camarade, et laissons partir Monsieur tranquillement.

Alors, le lignard sur un ton un peu solennel :

— Messieurs, j’accepte vos excuses et consens à vous juger avec plus d’indulgence ; mais c’est à condition que, renonçant à vos jeux, vous vous engagiez dès demain dans nos rangs. Car il nous faut du monde pour repousser l’envahisseur !

Les jeunes filles s’étaient approchées et l’écoutaient, surprises de la courtoisie de ses manières, du charme de sa voix harmonieuse, bien timbrée :

— Et c’est vous, Mesdemoiselles, continua-t-il en souriant, qui persuaderez ces messieurs s’ils hésitaient à faire leur devoir. Car, n’est-ce pas que les vraies femmes n’ont jamais aimé les inutiles, les lâches ?

En même temps, il s’était avancé vers celle qui lui semblait la plus disposée à le comprendre :

— Tenez, je vous rends cette balle en signe de réconciliation et de bonne amitié si vous voulez… Adieu et souvenez-vous !

Et tous les quatre, ils se regardaient maintenant avec gêne, tandis que le jeune homme rejoignait vivement Vonette qui l’attendait là-bas en parfaite obéissance…

Le dîner fut charmant au milieu de ces têtes brunes et blondes qui évoquaient chez le soldat les douces fêtes de la maison paternelle. La nappe enlevée, il joua sous la lampe avec les enfants. Mais ceux-ci, assommés par le grand air, n’abusèrent pas longtemps de sa gentillesse à les amuser. Bientôt, leur attention faiblit. Ils tombaient de sommeil. Vonette elle-même, malgré ses efforts pour veiller, bâillait en dedans et s’endormait sur les genoux d’Hippolyte.

— Maintenant c’est bien, fit Thérèse. Dites gentiment bonsoir, et hioup, dans votre lit !

Et ce furent de bons gros baisers. Vonette, bien entendu, voulut embrasser son parrain la dernière :

— À demain ! dit-elle en fixant sur lui un regard plein de sable. Car tu ne t’en vas pas encore, n’est-ce pas, mon petit parrain ?

À cette tendre supplication, une tristesse passa dans les yeux du jeune homme. Il fit effort pour mentir :

— Mais bien sûr que non, ma chérie !

Et, demeuré seul, il songeait que demain, à cette heure, il s’en irait par les routes, bien loin, toujours plus loin de tous ceux qu’il aimait.

Cependant, Thérèse venait de rentrer dans la salle à manger :

— Qu’en penses-tu, dit-elle avec un peu d’hésitation, on pourrait peut-être faire un petit tour si tu n’es pas trop fatigué…

Elle était si heureuse à la pensée de l’avoir à présent tout à elle, de pouvoir le distraire, de dissiper la pesante mélancolie de son cœur.

Il la regardait, charmé de nouveau, comme cet après-midi sur la plage, éprouvant une joie de sa présence, de sa douce figure, de sa voix, délicieusement remué dans ses fibres secrètes par ce que le fichu Marie-Antoinette montrait de son cou et de cette gorge à la fois voluptueuse et chaste qui tendait l’étoffe du corsage.

— Fatigué ! s’écria-t-il en se relevant avec vivacité. Un petit tour ! Non, non, le tour du monde si l’on veut !

Et, baissant un peu la voix :

— Oh, certainement que nous allons nous promener et longtemps, très longtemps… Voici l’heure que j’attendais avec le plus d’impatience. J’ai tant de choses à vous dire, Madame Thérèse… Partons !

Le ciel était profond, magnifique et ils s’en allaient dans la nuit tiède, sous les yeux d’or des étoiles. Quelques personnes s’attardaient encore sur la digue.

— Descendons sur la plage, voulez-vous ? On y sera plus à l’aise pour causer.

Il sentit comme une résistance. La petite Bruxelloise se défiait :

— Oh mais non, dit-elle en retrouvant sa langue familière, il fait trop noir et puis on enfonce si fort là dedans !

Pourtant, elle se laissa entraîner. Soudain, le jeune homme s’empara de son bras :

— Voyons, murmura-t-elle, si on nous rencontrait… Non, lâche-moi, c’est plus convenable.

Mais il n’écoutait pas et l’emportait vers la mer qui chantait doucement, là-bas, sa plainte monotone. Elle se rassura du reste à ses paroles raisonnables.

— Depuis près de deux mois, je vis comme dans un enchantement sinistre. Que d’événements ! Que de désastres ! Que d’amertumes ! Par moments, il me semble bien que je ne suis plus qu’une machine, une brute. Comme je suis devenu vieux ! Dans cette tourmente effroyable, je perds la pitié et j’éprouve parfois une rancœur contre ceux-là qui…

— Ne dis pas cela, ne dis pas cela ! suppliait-elle. Oh, mon pauvre garçon, comme j’ai pensé à toi ! Raconte, raconte-moi !

— Il faudrait des heures et encore de longues heures, soupira-t-il, et puis c’est trop abominable. Cela vous déchirerait le cœur. Un jour, peut-être…

— Non, dit-elle, je suis forte, je puis entendre…

Il secoua la tête. Alors elle se mit à l’interroger :

— Et comment es-tu parti ? Ah, je n’ose m’imaginer la douleur de la pauvre maman ! Où vous a-t-on conduits d’abord ? Quand est-ce que tu t’es battu pour la première fois ?

Ses réponses, courtes d’abord, s’étendirent peu à peu et, bientôt, il parla avec abondance, décrivant le pays, les batailles et les souffrances, l’héroïsme de cette armée si petite mais commandée par un jeune chef qui était la personnification du courage et du devoir. Un mélange d’enthousiasme et de tristesse gonflait sa poitrine et cela montait dans ses paroles. Il avait assisté à tant de rudes combats ! Il était à Boncelles, à Haelen, à Aerschot, à Haecht et sur les bords de la Nèthe… Ah, le 9e de ligne avait rudement donné. Ses meilleurs compagnons, ces jeunes bacheliers de l’Université, étaient tombés presque tous. Comment la mort l’avait-elle épargné dans cette averse de feu ? À présent, il se trouvait au milieu d’inconnus, bons camarades assurément, mais sans culture, tout au moins d’éducation, de mœurs différentes. Among them but not of them, disait-il en s’excusant de sa vanité. Il était seul parmi ses frères d’armes sans un véritable ami qui le comprît, avec lequel il pût penser tout haut. Et de cela peut-être il souffrait plus que de tout le reste.

— Ah, s’écria-t-il tout à coup, j’ai du courage, certes, mais tant de chagrin !

C’était surtout le départ de Michel qui l’avait désespéré et ne cessait de lui faire un vide immense. Thérèse essayait de calmer sa peine :

— Rassure-toi, ton camarade est à Folkestone et se remet lentement. On le guérira…

Et après une légère hésitation :

— Sa sœur me l’écrivait encore dernièrement…

Elle s’attendait à quelque émotion de sa part à l’évocation de miss Suzy, mais il ne broncha pas :

— Oui, répondit-il simplement, mon frère Émile, qui a dû s’installer en Hollande pour les affaires de sa société, me tient au courant… Michel se rétablira sans doute, mais sa carrière militaire est finie. J’en suis heureux pour lui — et plus que lui, bien sûr, car c’est un brave — mais comme je le déplore pour moi !

La jeune femme ne laissait pas d’être surprise du calme qu’il avait montré en l’entendant parler de Mlle Lauwers. Se pouvait-il que le souvenir de la jeune fille se fût si vite effacé de son cœur ? Elle le plaignait de ce grand amour malheureux tout en éprouvant une aise secrète à le supposer complètement guéri de sa blessure. Elle n’avait plus de raison de souffrir de cette jalousie si tendre, si cachée… N’était-il pas redevenu son cher garçon d’autrefois quand les hasards de la vie n’avaient pas encore jeté sur sa route la belle enchanteresse, cette Hania à l’âme haute, généreuse, si digne d’être aimée…

Oui, voilà qu’elle retrouvait son chevalier d’antan. Elle le revoyait, lignard frais émoulu de la caserne, lui apportant rue de Flandre ce gros bouquet de roses, le jour de sa première sortie du Petit-Château. Et un attendrissement délicieux s’emparait de tout son être en même temps que la pression toujours plus vive du bras de son ami contre le sien lui causait une sensation indéfinissable, mêlée d’inquiétude et de plaisir.

Hippolyte s’était tu un instant. Bientôt, il reprit :

— Tout ce que nous avons fait, on le dira un jour avec détails, car le moment n’est pas venu de célébrer une campagne qui commence à peine et bien qu’elle compte déjà tant d’exploits, tant de jours d’épopée ! Et d’ailleurs il est difficile d’écrire quand la fumée de la poudre enveloppe encore les événements et que retentissent toujours les échos du canon… Que nous réserve l’avenir ? Je l’ignore, mais ce que je sais bien, c’est qu’il ne nous verra pas moins vaillants ni moins résolus à lutter jusqu’à notre dernier souffle…

Il s’exaltait. Sous l’empire d’une émotion incoercible, ses phrases se solennisaient, s’ampoulaient malgré les efforts qu’il faisait pour se maîtriser et rester simple. Dans la splendeur constellée de la nuit, sa voix résonnait par dessus le murmure monotone de la mer dont on distinguait là-bas l’indécise guirlande d’écume.

Frémissante, Thérèse l’écoutait et, sans y penser, se faisait plus lourde, plus abandonnée à son bras. Soudain, une cloche tinta d’un son net mais lointain :

— Dix heures ! s’écria-t-elle. Oh, cher, mais il faut rentrer bien vite !

C’est alors qu’il dit gravement ces paroles :

— Mon cœur déborde de gratitude envers vous, mon amie. Ce soir est l’un des plus doux moments de ma vie. Qui sait où je serai demain… Laissez-moi donc vous exprimer mes sentiments toujours refoulés… Madame Thérèse, Madame Thérèse, sachez que je n’ai jamais cessé de vous chérir comme au temps de ma jeunesse…

Brusquement, il l’avait enlacée et penchant sur elle son visage anxieux, ardent :

— Thérèse, ne veux-tu pas m’aimer ce soir comme je t’aime !

Elle défaillit presque à cette déclaration sourde, embrasée comme d’un feu couvant sous la cendre : c’était la première fois qu’il la tutoyait ainsi, la première fois qu’il l’appelait de son prénom, « tout court », et c’était ineffable.

Elle voulut se dégager mais il tenait bon :

— Oh non, fit-il d’une voix caressante, ne me repousse pas ! Car tu m’aimes aussi, je le sais bien ! Chaque fois que je me croyais en péril, il me semblait bien que je te sentais auprès de moi. Oui, tu me protégeais, parce que tu m’aimes !

Éperdue, elle se récriait à présent :

— Laisse-moi rentrer, je t’en supplie ! C’est mal, oh c’est mal ce que nous faisons !

Devant cette révolte, il renonça à la presser davantage et déliant son bras il consentit à rebrousser chemin. Cela servait d’ailleurs son idée.

Depuis longtemps, la digue avait éteint ses lampes à arc ; seules, les fenêtres de quelques villas demeuraient encore éclairées d’une lueur tranquille, tamisée par les rideaux. Tout s’endormait dans la nuit paisible.

Et parfois, on entendait une sorte de chant dans le haut du ciel sombre, un pépiement très doux d’abord et qui peu à peu s’aiguisait, s’intensifiait pour de nouveau s’adoucir et puis s’éteindre tout à fait. C’étaient des oiseaux migrateurs fuyant ces rivages vers le pays bleu…

Ils marchaient sur le sable fin, sans plus se parler, émus du désarroi de leur cœur, impressionnés par le silence que berçaient les soupirs de la mer alanguie. Mais au pied d’un brise-lames, ils durent reculer, prendre du champ pour franchir l’obstacle de maçonnerie. Alors Hippolyte ressaisit le bras de la jeune femme afin de l’aider et, alertement, avec gaîté presque, ils escaladèrent le gros dos de briques.

Une fois de l’autre côté du mur, elle voulut se reprendre :

— Laisse-moi, dis… Si l’on nous voyait maintenant !

Mais il resserra son étreinte :

— Il n’y a que les étoiles qui nous regardent… Elles sont curieuses mais si discrètes !

Et il parla de nouveau. Son amour s’exhalait, vibrait en mots tendres, passionnés tandis que, sans plus se débattre, elle laissait son cœur se fondre à cette voix soupirante du désir, que plus aucun scrupule ne pouvait dominer. Et d’ailleurs, l’atmosphère nocturne, saturée d’âcres et troublants parfums, de senteurs charnelles, achevait de les griser tous deux.

— Oh, je ne te crois pas, dit-elle enfin. Oui, tu m’as peut-être aimée ainsi jadis, mais depuis…

Et le nom de Hania, la belle étudiante, lui monta aux lèvres comme un doux reproche.

— Ah, s’écria-t-il, ce n’était qu’un faux amour, qu’un faux bonheur ! Et la preuve c’est qu’il ne me tourmente plus.

— Mais miss Suzy…

Il se recueillit un instant :

— Oui, murmura-t-il, je l’eusse probablement aimée celle-là… Je l’aimais déjà peut-être, mais elle ne m’aimait pas et je ne m’obstine jamais à forcer l’impossible…

— Tu vois bien que je n’étais pas la seule… Oh, ne t’en défends pas, c’est si naturel ! Et puis cela doit être ainsi.

Il voulait la persuader :

— Et si c’était la même femme que j’ai toujours cherchée dans les autres ?

Elle feignit de ne pas comprendre :

— Que veux-tu dire ?

Alors, il soupira ses aveux. Son amour constant, profond, refleurissait dans toute sa fraîcheur et ses émotions d’enfance. C’est elle qui lui avait donné le premier désir. Ce soir, il aspirait à ses douces caresses : il avait tant besoin de reposer son front sur un sein attendri avant de disparaître pour jamais…

— C’est toi, c’est toi, Thérèse, que j’ai toujours aimée auprès des autres femmes, toi que je retrouve enfin ! Je t’appartiens depuis si longtemps, depuis toujours. Oh, ne me repousse pas ce soir. Qui sait où je serai demain… Laisse-moi emporter le souvenir enivrant du bonheur que tu donnes… Viens !

— Mon pauvre enfant ! gémissait-elle. Oh, mon pauvre enfant, mais c’est fou, c’est impossible !

Ils avaient gravi l’escalier de la digue et se trouvaient devant la villa :

— Rentrons vite, dit-elle en s’efforçant de recouvrer une voix naturelle. Tu dois te lever de si bonne heure demain matin !

Puis, avec la volonté de secouer sa langueur, de redevenir simplement maternelle :

— Ton sac est préparé. J’y ai mis un peu de linge, du chocolat, des provisions…

Et, le ton un peu baissé, dans sa langue familière de petite Bruxelloise :

— As-tu encore de l’argent ? Ne te gêne pas… Tu dois seulement le dire, tu sais…

Devant son brusque geste de refus :

— Pourquoi, voyons, puisque je remplace ta maman ?

Mais quoi qu’elle fît pour calmer sa fièvre, il ne voulait rien entendre :

— Viens, répétait-il sourdement, viens, Thérèse, puisque tu m’aimes ! Qui sait si je te reverrai jamais !

Elle lui mit sa main sur la bouche :

— Tais-toi, tais-toi ! Est-ce permis d’avoir des idées pareilles !

Mais il s’obstinait dans ses sombres pressentiments :

— Et d’ailleurs, que m’importe de vivre si tu refuses d’être à moi !

Ils étaient entrés dans la maison :

— Allons, dit-elle très pâle, oppressée d’un immense chagrin, c’est le moment de nous séparer… Disons-nous adieu…

— Eh bien oui, adieu… pour toujours !

Ils se regardaient avec un égarement douloureux. Soudain, éperdus de tendresse, ils tombèrent dans les bras l’un de l’autre et leurs bouches se prirent dans un long baiser…