Le Roman d’Hippolyte/II/17

La Renaissance du livre (7p. 251-271).
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XVII


Comme on redoutait pour Mme Platbrood la solitude des longues veillées, les trois ménages se retrouvaient presque tous les soirs rue des Chartreux. Du reste, la proximité de leurs demeures respectives et la juste confiance qu’inspiraient des bonnes très dévouées aux enfants, leur permettaient de s’absenter sans inquiétude. C’est ainsi que la maison paternelle était devenue une sorte de parloir où l’on échangeait force impressions sur les événements du jour, les faits et gestes des Bruxellois et de la garnison teutonne qui déambulait par la ville.

Joseph était un optimiste que rien ne pouvait abattre ; il opposait aux informations fâcheuses un esprit invulnérable, promenant dans la rue un visage de bois, refrénant ses bouffées de colère de peur d’ajouter à la joie des tyrans. Il se vantait de ne pas lire « leurs » affiches et frémissait d’impatience à la vue des badauds arrêtés devant cette éruption d’ordonnances, d’avis, de bulletins de victoire et capables d’absorber cette prose stupidement fanfaronne sans que leur sang ne fît qu’un tour.

— Oui, grinçait-il, il y a quelque chose qui me fâche encore davantage que leurs placards et ce sont les Bruxellois qui les dévorent goulûment ! Comprend-on qu’on fasse à ces brutes l’honneur de les lire ! Quelle complaisance et quelle stupidité ! Car on ne vise qu’à nous démoraliser avec de fausses nouvelles…

Comme sa bile s’échauffait devant ces veules bourgeois obstruant l’impasse du Parc pour voir défiler les troupes au pas de parade ! Quelle honteuse attitude ! Lui, il ne leur accordait pas même sa curiosité. Aussi, fuyait-il la cité de luxe et ses spectacles déprimants pour flâner dans les quartiers populaires. Toutes ces figures de la rue Haute, si ouvertes, si bruyantes d’expression, lui décelaient maintenant quelque chose de sombrement passionné et de férocement satirique. Il n’y avait plus de gaîté et les cas d’ivresse étaient rares. Pour peu que ces « casques » qui patrouillaient à travers la foule silencieuse, fussent observateurs, ils devaient être convaincus que leur fameux Kaiser ne ferait jamais rien de cette Marolle-là. Nos « bougres » demeuraient calmes, non par soumission mais seulement par patience, cet autre courage. Que si un jour l’espoir devait leur être enlevé, alors ils se déchaîneraient ; le sang jaillirait, et ce serait la perpétuelle émeute en dépit de la force.

Mais Joseph éloignait l’image du malheur ; ferme et confiant dans l’accomplissement de ses espérances, il avait la certitude entêtée, une foi d’enfant ; l’heure de la libération sonnerait un jour, comme une fanfare, à tous les beffrois du pays rénové par la souffrance.

En cet état d’esprit, on comprend qu’il supportait mal le moindre aveu d’une appréhension quelconque, et comme le pessimisme de son beau-frère Pierre Dujardin, surtout ce flegme malicieux avec lequel il défendait son point de vue, le mettaient parfois hors de patience. Lui, il se fût reproché de rien dire qui pût décourager personne ; il éprouvait cette injuste irritation qui retombe sur l’apporteur d’une mauvaise nouvelle.

Pierre était plutôt un résigné qui ne se faisait aucune illusion sur la durée de la guerre et ses rigueurs :

— Ne nous énervons pas, disait-il ; et puis c’est une triste occupation que la colère impuissante…

Mais Joseph enrageait contre ce mol « acceptisme » et le combattait avec passion. Il va sans dire que les femmes ne restaient pas muettes dans ces passes éloquentes et s’élançaient bravement à la rescousse de leurs époux quand ceux-ci leur paraissaient en mauvaise posture. Au fort de la discussion, il fallait entendre retentir la grosse voix d’Adolphine et ses superbes apostrophes auxquelles Hermance, toujours très maîtresse d’elle-même, opposait soudain un argument solide, bien réfléchi qui déconcertait la grande sœur par la facilité, l’élégance verbale avec laquelle il était exprimé. Heureusement, François Cappellemans, qui n’était ni un exalté ni un sceptique, savait apaiser la violence de ces controverses en interposant entre les adversaires son arbitrage de calme et robuste patriote.

Mais on ne disputait pas toujours ; tout le monde se retrouvait d’accord dans la haine vigoureuse qu’inspirait l’usurpateur, et l’ironie, le haussement d’épaules avec lequel on accueillait les placards de sa commandantur. Que d’anecdotes sur ces traîneurs de sabre qui, dans leur stupide orgueil, pensaient « épater » les Bruxellois quand ils n’excitaient que leur mépris ou leur « zwanze » ! Les uns faisaient sourire, d’autres indignaient. Hélas, combien aussi qui torturaient !

Il n’y avait pas de jour qu’Adolphine ne rapportât son histoire de tramway. Car les voitures publiques étaient fertiles en scènes de tous genres et c’est là surtout que les dames bruxelloises savaient confondre, par leur indifférence, la grossièreté, la morgue ou la mielleuse politesse des teutons exécrés.

De fait, la fatuité des soudards y recevait journellement des leçons dont leur stupidité massive, carrée par la base et le sommet, ne leur permettait pas de profiter.

Quels étaient maintenant ces nouveaux soldats vêtus de gris clair et coiffés d’un shako, qui venaient tout à coup de se répandre dans la ville ?…

— Vraiment, disait Joseph, ils étonnent et font contraste… Ils apparaissent plus propres, moins lourds et vulgaires que les « casques à pointe » qui sont pour la plupart d’une saleté repoussante et dégagent comme un fumet de hyène. Leur figure n’a rien de bestial. Leurs yeux ont presque de la douceur. On dirait même qu’il y a de la timidité dans leur allure… Ce sont des Autrichiens. Certes, il est ridicule d’être Autrichien, mais personne qui ne les préfère à leurs alliés…

Et, goguenard :

— En somme, voilà un excellent renfort pour notre équipe de veilleurs de nuit !…

Par contre, sa colère se réveillait en apprenant que les agents de police avaient reçu l’ordre de saluer les officiers. Toute leur bassesse d’âme, leur bêtise d’orgueil lui semblait contenue dans ce trait. Contraindre des civils à s’incliner devant des occupants provisoires !

— Calme-toi, répliquait son beau-frère Dujardin, il est bien entendu par tous les Belges que ce salut commandé n’est qu’un pied-de-nez déguisé…

Et, à son tour, il apportait son fait divers de la journée. Comme il passait vers 5 heures, aux environs du passage à niveau de la rue des Palais, la vue d’une locomotive l’avait arrêté devant la voie ferrée. C’était une de nos vieilles machines, couverte de poussière et de boue, aux cuivres vert de grisés, et que des mécaniciens allemands s’efforçaient de mettre en marche. Mais la bête de fer résistait, crachant du feu et soufflant dans l’air une fumée nauséabonde. Parfois, ses cylindres lançaient de stridents jets de vapeur tandis que la chaudière poussait de terribles grognements. « Wou, wou, wou ! » aboyait-elle comme enragée de colère mais sans vouloir bouger d’une ligne. Non, elle n’obéirait pas à ses nouveaux maîtres. Ils pouvaient bien s’acharner, la gaver de charbon, se dépenser en manœuvres et « tripotages » de toute sorte, elle ne roulerait pas, elle ne servirait pas contre son pays.

Le jeune homme s’enthousiasmait :

— Vraiment, cette énorme masse de tôle semblait vivre. Une âme de patriote vibrait en elle, d’une force d’inertie indomptable. Et un parterre de dieux et de déesses, tout l’Olympe de Blaton-Aubert regardait, applaudissait au courage de cette farouche esclave qui résistait et insultait aux voleurs !

Parfois, dans un généreux élan d’impartialité, Adolphine transigeait avec son ressentiment et allait jusqu’à plaindre les misérables soldats qu’elle rencontrait dans la rue :

— Il y en a tout de même qui ont l’air si triste ! Et puis, ils ne sont pas tous mauvais, vous savez !

Et, dans les protestations que soulevait cette pitié inopportune, elle contait quelque histoire attendrissante, par exemple le geste de ce pauvre diable de soldat qu’elle avait vu ce matin, au boulevard, extraire à grand’ peine de sa poche un crasseux porte-monnaie pour faire l’aumône à une vieille femme qui avait vraiment l’air d’une malheureuse :

— Eh bien, on dira ce qu’on veut, ça m’a fait quelque chose…

Mais Hermance, raidie dans son mépris, ne voulait pas s’émouvoir :

— Oh, il n’est pas interdit à quelques-uns d’avoir bon cœur en passant… Malgré tout, je reste sceptique : ton soldat ne donnait pas par pitié mais pour que cela lui portât bonheur !

— Oui, ricanait Joseph, ce n’est pas la charité qu’il faisait, c’était de l’usure !

Sur le chapitre « provisions », on pense que les femmes avaient beaucoup à dire, principalement Adolphine qui, en ménagère prévoyante, et dès l’invasion, avait accumulé dans ses caves des conserves de tous genres. Joseph essayait de l’effrayer :

— C’est fort bien, approuvait-il, mais si les scélérats s’avisaient un jour de nous voler toutes ces richesses…

— Ça je voudrais un peu voir !

Elle en devenait toute rouge d’indignation, sentait frémir en elle une âme farouche d’amazone. N’empêche qu’elle n’était pas plus rassurée que cela et demeurait un instant toute pensive, occupée à découvrir des resserres inviolables.

On discutait « vivres ». Les hommes ne dédaignaient point de donner leur avis dans ces questions domestiques. D’ailleurs, ils savaient maintenant le prix de toute chose. Le moyen de ne pas regarder les vitrines des charcutiers et marchands de comestibles quand elles étalaient une telle profusion de nourriture ! Bon gré, mal gré, il fallait s’arrêter dans leur zone odorante, les contempler en artiste et surtout en gourmand. Était-ce une idée, mais il semblait que la guerre provoquât de terribles fringales. Jamais l’appétit n’avait été aussi vivement excité. Comment résister à ces boudins qui n’avaient pas le temps de refroidir et que les pratiques enfonçaient tout fumants dans leurs vastes poches. Quel défi à la tempérance !

Devant pareil amas de victuailles, toute appréhension de jeûne et de famine était impossible ; pour peu qu’on prolongeât son extase, une boulimie vous prenait et force était d’entrer dans la boutique, de se ruer en lard, cervelas, chair à saucisses, pâtés et autres cochonneries !

Rien de mieux ni d’aussi pittoresque pour le quart d’heure ; mais demain, quand le pays pressuré, vidé par l’envahisseur serait à bout de vivres, quand le pain, déjà si « mélangé », viendrait à manquer tout à fait…

Les fronts s’assombrissaient. Allons, il valait mieux parler d’autre chose.

Avait-on remarqué, comme l’on découvrait aujourd’hui de jeunes gens faibles de constitution ? Combien de parents, infatués de la belle santé de leurs fils, qui ne se vantaient plus ! À les entendre à présent, ceux-ci étaient tout à coup devenus de pauvres êtres débiles, presque rachitiques pour un peu…

C’était le cas de la veuve Verriest dont les trois fils, si vigoureux il y a encore quelques mois, étaient tombés dans un tel état de langueur qu’il avait fallu leur faire changer d’air. Il est vrai que Mme Verriest était une femme très énergique qui ne se laissait pas intimider par nos Prussiens. Elle les bravait avec insolence dans tous les tramways, marchait sur leurs pieds, se vantait même d’aller les relancer jusqu’à la commandantur où l’amenait à chaque instant quelque petite affaire de passeport ou de permis.

— Oh, c’est plus fort que moi, disait-elle, je dois leur faire voir combien je les déteste !

Elle oubliait qu’elle manquait de tact et qu’il ne lui était pas permis de les haïr à ce point tant que ses trois dadais de fils ne seraient pas au front.

D’autres jeunes gens, qui se faisaient remarquer par leur haute taille, étaient soudain retournés à l’enfance. Leurs mamans les avaient remis en culottes ! Et, ils allaient ainsi, les mollets nus et velus, comme des niquedouilles échappés d’une farce de la foire…

Oui, il fallait l’avouer : il y avait nombre de conscrits qui s’étaient dérobés à leur devoir, tel celui-ci et celui-là et cet autre, le fils du riche industriel de la rue Gillon, qu’une appendicite foudroyante avait alité le jour même de la mobilisation. Quelle désolante comédie il jouait depuis le mois d’août et dont personne n’était la dupe !

Joseph le châtiait par avance :

— Comme je plains ce pleutre et tous ceux qui, ainsi que lui, auront préféré un lâche repos ! Ils finiront bien par se détester eux-mêmes. Ils porteront sur la poitrine un écriteau de pilori et toute la vie, le dégoût les montrera du doigt !

Mais c’était l’exception, en somme ; combien d’exemples de ces braves cœurs de vingt ans, superbes de bravoure, pour qui la « patrie » n’était pas une vaine idole et qui avaient volé à son secours !

Et l’on citait le cas du petit Leemans, le fils du marchand de fer, un enfant de quatorze ans à peine, qui s’était enfui un beau matin de la maison paternelle pour aller rejoindre le grand frère au front. Comme il pleurait quand on l’avait ramené !

— Je l’ai vu, s’écriait Adolphine ; il ne sait pas se consoler. Ça est sûr qu’il filera de nouveau. Ah le brave petit !

Du reste, il n’était pas le seul : une grande effervescence régnait parmi la gosserie belge depuis qu’on savait que le prince Léopold suppliait son père de lui permettre de s’engager. Tous les gamins voulaient partir, se ranger autour de lui. Quel élan superbe ! Quelle leçon pour les « grands lâches » qui demeuraient ici à se pavaner, à griller des cigarettes, à « nocer » avec de petites dames !

Allons, le patriotisme n’était pas un sentiment tiède… Non, la prospérité ne nous avait pas avilis. La guerre réveillait tout à coup les ardeurs endormies. Jusqu’à la garde civique qui s’était réhabilitée du ridicule. Si elle avait eu ses grotesques, comme toujours, elle comptait maintenant quelques vrais héros…

Rampelbergh lui-même, que Joseph avait justement rencontré cet après-midi, Rampelbergh, l’éternel vilipendeur de la « milice citoyenne », lui avait parlé avec éloge des jeunes gardes du quartier qui n’avaient pas hésité, après leur licenciement, à s’enrôler dans l’armée régulière ; il est vrai que l’occasion lui était bonne d’exercer sa verve aux dépens des gradés qui avaient déposé les armes, surtout contre le farouche Mannebach qui, le premier de tous, avait couru remettre son épée à la commandantur !

Joseph ne voyait plus le droguiste que de loin en loin ; il le regrettait, car le vieux paillard n’était pas morose et prenait l’occupation du bon côté. En effet, Rampelbergh ne s’irritait pas contre les choses parce qu’il était bien persuadé, comme le sage, que les choses s’en moquent et que cela ne leur fait absolument rien du tout. C’est ainsi qu’il ne maugréait pas trop d’être chassé de son Château d’Or dès 9 heures du soir, malgré l’horreur de tout ce qui l’obligeait à sortir de ses habitudes. Cette fermeture des estaminets, à une heure aussi peu avancée, lui apparaissait comme une mesure destinée à tourner un jour ou l’autre à la confusion de l’ennemi.

— Vous verrez, disait-il, comme il y aura des enfants l’année prochaine… Hé ça se comprend… Qu’est-ce que vous voulez qu’on fasse quand on est forcé de rentrer si tôt à la maison…

Car il ne lui était pas possible d’envisager l’amour conjugal autrement que comme un pis aller, une manière de tuer le temps. D’ailleurs, il s’empressait d’ajouter avec son clin d’œil égrillard :

— Oui, mais pas avec Malvina, savez-vous !

Il avouait carrément que sa femme ne l’avait jamais autant exaspéré. Quelle pie-grièche ! Ne voulait-elle pas maintenant s’en aller, elle aussi, habiter un château en Angleterre ! Bon voyage. Le malheur c’est qu’elle ne prétendait pas partir sans lui. Alors, merci bien. Il en prenait Joseph pour juge : est-ce que c’était le moment de filer quand les petites femmes étaient si nombreuses à Bruxelles et à si bon compte ?

Cette considération le maintenait dans une philosophie sereine, exempte de haine vigoureuse à l’égard des envahisseurs qui n’exerçaient tout au plus que sa moquerie et ses quolibets de vieux Bruxellois. Par exemple, il ne pouvait s’empêcher de fulminer contre ces « garces » qui n’attendaient pas qu’on les violât et s’offraient d’elles-mêmes au stupre des barbares ; mais ce n’était peut-être de sa part que la crainte de succéder trop vite aux « boches » dans leurs bonnes grâces et d’en pâtir…

Il fallait l’avouer, certaines créatures osaient s’afficher avec ces honteux soldats. Ah, les filles de joie et le demi-monde n’étaient vraiment pas dégoûtés ! Sur ce sujet délicat, il n’y avait qu’une voix rue des Chartreux et ailleurs : de telles femmes étaient indignes ; nulle excuse ne pouvait atténuer l’ignominie de leur prostitution.

— Que voulez-vous, soupirait Joseph, les courtisanes ont dégénéré. Le temps n’est plus où les plus viles d’entre elles refusaient de coucher avec un ennemi, comme elles faisaient pour le bourreau…

Cette prétention de Malvina — la mégère non apprivoisée, comme l’appelait Joseph, — de passer le détroit pour se faire héberger par quelque lord Chesterfield voire à Buckingham Palace, ramenait naturellement la conversation sur les absents, c’est-à-dire sur tous ces Bruxellois paniqués qui continuaient à séjourner sur la côte ou s’étaient déjà réfugiés soit en Hollande ou en Angleterre, en attendant peut-être que leur épouvante les fit traverser l’Atlantique. On ne les jugeait pas avec une bien grande indulgence. Certes, il y en avait d’excusables, mais le nombre en était mince. On ne comprenait pas que les Posenaer, les Scheppens, les Verbruggen, d’autres encore, eussent passé la Manche avec tant de hâte. Ils avaient beau expliquer cette fuite par des raisons sentimentales, on était fixé sur leur bravoure. En vérité, ils ne trompaient personne non plus que cet élégant bureaucrate, un ancien collègue de Dujardin, ne donnait le change en expliquant ainsi sa retraite précipitée :

— Mes sympathies pour la France sont connues… On m’a officieusement prévenu que les autorités allemandes perquisitionneraient chez moi. Aussitôt pris, aussitôt fusillé. Donc, je m’évapore avec mes papiers !

Et Pierre de sourire avec mépris :

— Comprenez-vous ? Il quitte la pauvre ville non par lâcheté mais pour des raisons politiques. Que de gens comme lui auxquels il ne suffit pas d’être poltrons mais qui entendent encore profiter de leur couardise pour se faire valoir !

En attendant, la tourbe d’émigrés grossissait toujours. Tant mieux, c’était un bon débarras. Mais, comme il fallait craindre pour le bon renom belge que tous ces trembleurs n’abusassent de la généreuse hospitalité de l’étranger ! Combien d’entre eux qui, malgré leurs rentes, trouvaient naturel et « confortable » de se laisser héberger gratuitement en de princières demeures, de recevoir mille cadeaux sans qu’il leur vînt même à l’esprit de verser la moindre obole aux œuvres de secours !

— Et puis, vous verrez, déclarait Joseph, c’est eux qui auront souffert, c’est eux qui auront été héroïques !

Dans la revue des « manquants », le cas de Mosselman était réservé. On faisait encore crédit au cordier mais à condition qu’il ne tardât pas davantage à rentrer. Les femmes intercédaient pour lui, même Hermance qui ne lui était pas toujours aussi indulgente. On comprenait qu’il hésitât à revenir ; et c’était probablement la faute des courriers qui, arrivant au littoral, ne manquaient pas de dépeindre la situation à Bruxelles et dans le pays sous les plus sombres couleurs. Ils affolaient positivement les malheureux villégiateurs par le récit des difficultés qui les avaient arrêtés en chemin, et c’était une manière d’obtenir un bon prix de leurs messages.

Du reste, on comprenait que les moyens de communication devenaient rares et les routes difficiles, peu sûres. Rien de plus inquiétant dans ces conditions que de regagner la capitale avec une femme et quatre enfants. N’importe, on était convaincu que Ferdinand attendait le moment opportun et qu’il rentrerait seul tout au moins sinon avec les siens, car ses affaires réclamaient sa présence à Bruxelles, maintenant surtout que le bon Jérôme n’était plus là pour le remplacer.

Un soir, Adolphine, que navrait l’absence de son amie, ne put retenir ses plaintes :

— Pauvre Thérèse, gémit-elle, comme elle doit se faire du chagrin ! Elle voulait rentrer en même temps que nous autres, mais c’est encore une fois son mari avec ses histoires…

Et, malgré ses efforts pour parler à mots couverts, son indignation éclata.

Oui, c’est vrai qu’elle enrageait contre cette petite Mme Kusnick qui révolutionnait la plage depuis le mois de juillet. Bien sûr, c’était à cause d’elle que Mosselman avait prolongé son séjour à la mer…

— Oh, je ne savais pas la supporter celle-là avec ses petites mines et sa perruque jaune ! Et c’était une gaillarde ! Vous auriez dû une fois la voir quand elle prenait son bain ! Non, ça, mais d’un décolleté ! Hein, Joseph ?

Mais lui, avec une fausse pudeur :

— Oh moi, tu comprends, ça ne m’intéresse pas les dames qui se baignent. Tout de même, je me suis laissé dire que le costume de cette petite crevette était encore plus collant que nature…

— Et avec ça qu’elle se moquait de Ferdinand ! Il peut se brosser maintenant qu’elle est en Angleterre !

Pour Hermance, elle ne voyait pas ce qui pût tant les irriter dans cette affaire ; libre aux Mosselman de rester à Blankenberghe aussi longtemps qu’ils voudraient sans qu’elle y trouvât à redire, bien au contraire.

— Mais oui, fit-elle devant les mines étonnées de ses sœurs, c’est tout profit pour Hippolyte avec lequel ils peuvent correspondre bien plus facilement et rapidement que nous qui devons confier nos lettres à des courriers marrons. La poste fonctionne encore dans ces parages et je suis bien sûre que Thérèse n’oublie pas « son cher méchant garçon » !

Ma foi, c’est vrai, on n’avait pas songé à cela ; à défaut d’Émile Platbrood qui s’était vu contraint par ses fonctions de secrétaire de quitter Anvers et de s’établir provisoirement en Hollande avec sa famille, Thérèse devait s’occuper du soldat et veiller à ce qu’il ne manquât de rien. Dieu sait combien de lettres et de petits paquets elle lui avait déjà envoyés, la bonne créature !

— Oh oui, s’écria Adolphine, alors elle peut rester là-bas autant qu’elle veut, savez-vous !

Et, d’un bond joyeux, elle courut auprès de Mme Platbrood qui, absente de tous ces propos, la figure triste, recueillie, avec parfois un frémissement qui courait sur les ailes du nez, et, ses grosses lèvres projetées en avant dans une moue, tricotait silencieusement des mitaines au coin de la cheminée.

— Tu vois, maman, dit-elle en l’entourant de ses bras, tu vois qu’Hippolyte est un « petit gateie » et qu’il ne doit pas être si malheureux !

Mais la pauvre femme secouait la tête :

— Pourquoi est-ce qu’il y a si longtemps qu’il n’a plus écrit ?

Alors, dans le silence affligé, Joseph protesta :

— Allons, allons, maman, vous savez bien que les lettres passent très difficilement. Et puis, sa dernière carte était tout à fait rassurante. Il se reposait à Duffel et laissait entendre que le 9e de ligne serait désormais ménagé. Toute cette région est encore relativement très calme. L’ennemi semble renoncer à l’attaque d’Anvers… C’est dans le Brabant et le Hainaut que se livrent tous les combats et escarmouches auxquels ne participent que des régiments de grenadiers et de chasseurs. Donc, il n’y a pas lieu de s’alarmer pour le moment…

Et, pris d’une petite impatience devant ce chagrin qui se plaisait à son amertume et ne voulait pas être consolé :

— Voyons, maman, soyez un peu raisonnable… Hippolyte n’est pas un fils unique, après tout. Songez donc aux Van Hulst. Ils n’ont qu’un seul enfant et la guerre le leur a pris. En voilà qui sont vraiment à plaindre !…

Tout le monde renchérissait. Oh oui que le sort de ces pauvres gens était encore plus affreux. Pouvait-on s’imaginer les alarmes et les angoisses dans lesquelles ils vivaient depuis le mois d’août ? Ah, le supplice de ceux-là n’avait pas de nom !

Mais nulle comparaison avec celui des autres ne parvenait à adoucir le chagrin de Mme Platbrood. Certes, elle accordait quelques soupirs à toutes ses compagnes d’infortune, mais pour se renfoncer bien vite dans sa propre souffrance, sans souci de contrister les siens qu’elle oubliait presque pour ne songer qu’à ce « petit dernier », enfant privilégié que le cœur des mères chérit si souvent d’un amour plus exclusif, faisant parfois mentir le beau vers :

Chacun en a sa part et tous l’ont tout entier.

Cependant, elle parut un peu soulagée lorsqu’un soir Joseph annonça l’intention d’aller rejoindre Hippolyte et de s’assurer par lui-même de la santé du garçon.

C’était toute une expédition qu’il méditait depuis quelque temps et pour laquelle il s’était déjà entraîné au footing sur les boulevards, comme un coureur du Karreveld. Car il s’agissait d’abord d’atteindre Anvers non par le nord, mais par l’ouest, c’est-à-dire en prenant la route de Gand et puis d’errer dans les enceintes de la citadelle à la recherche du 9e de ligne qui se déplaçait probablement chaque jour.

Comme les tramways vicinaux et les carrioles se faisaient de plus en plus rares, on se rendait compte des fatigues d’un tel voyage pédestre et de toutes les difficultés qui attendaient le chemineau improvisé dans une région sans cesse traversée par les troupes ennemies. N’importe, Joseph était décidé à tenter l’aventure d’autant plus qu’il ne lui déplaisait pas d’échapper pour quelques jours à la vue déprimante de ces Allemands maudits. Pierre Dujardin, que les affaires ne retenaient pas à Bruxelles comme François Cappellemans et à qui pesait son désœuvrement de rentier, avait offert de l’accompagner. Mais Joseph le refusa aimablement dans la crainte d’être retardé par un compagnon peu entraîné à la marche et qui pouvait gêner son initiative. Il préférait être seul, n’avoir à compter qu’avec et sur lui-même.

Sans doute, Adolphine s’était d’abord opposée à une excursion qui semblait présenter tant d’obstacles pénibles ; mais son amour fraternel l’avait bientôt emporté sur les appréhensions de la femme. D’ailleurs, elle avait confiance dans la vigueur et l’adresse de son mari : il savait se tirer d’affaire, se débrouiller comme on dit, et réussirait à vaincre toutes les difficultés.

Donc, bien muni de recommandations et de vœux, suffoqué d’embrassades, le voyageur partit le jeudi suivant non sans avoir promis de profiter de la moindre occasion pour envoyer des nouvelles sitôt qu’il serait arrivé à Anvers, son quartier général.

Aussi bien, comme les ordres militaires de la Place obligeaient les habitants à s’enfermer chez eux au coup de huit heures, il aurait sans doute tout loisir de griffonner ses impressions durant les longues heures de captivité à l’hôtel.

Il tint parole. Dès la semaine suivante, ses lettres parvenaient au Rempart-des-Moines, apportées par des messagers mystérieux ; notes de route qui, bien que rédigées d’une plume courante et familière, n’en forment pas moins un document de famille destiné à renseigner véridiquement, un jour, la jeune génération des Kaekebroeck sur la situation du pays et la façon de voyager au début de l’occupation étrangère.

C’est seulement à Wavre-Sainte-Catherine, au lendemain de la bataille de Haecht, que Joseph, après mille encombres, devait retrouver son beau-frère.

Il écrivait en substance : « Rassurez-vous, le petit est sain et sauf. Il s’est admirablement comporté… À présent, le 9e de ligne va prendre un long repos… »

Alors, pour un instant, l’angoisse relâcha son étreinte…