Le Roman d’Hippolyte/II/16

La Renaissance du livre (7p. 244-250).
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XVI


Alors, les chaînes de la servitude commencèrent de meurtrir les habitants. Chaque jour en resserrait les anneaux, ajoutant de nouvelles douleurs à celles de la veille. Le corps ne souffrait pas, mais combien l’âme découragée ! On vivait dans un malaise d’esprit, une lassitude physique. Plus d’équilibre ; les idées, les sensations s’embrouillaient comme un écheveau. Nulle terreur, mais la paralysie. La vie était sombre, comme éclairée par une torche funèbre…

L’heure allemande, l’obligation pour les établissements publics de clore leurs portes à neuf heures, la suppression des chemins de fer, de la poste et du téléphone, les rues barrées, l’interdiction de sortir de la ville sans passeport et, bientôt, celle de franchir les frontières du pays ; la défense de vendre les journaux étrangers, combien d’autres prohibitions et entraves, qu’était-ce que tout cela auprès des perpétuelles blessures qu’infligeaient aux yeux et aux oreilles la vue de ces affreux soldats et leur langue, et les hurlements guerriers qu’ils poussaient en défilant à travers la ville !

Qui ne les a vus sabrer les bandes de toile protectrice tendues sur les boulevards et galoper dans les avenues réservées aux piétons, ne peut comprendre la rage qui s’amassait dans les poitrines contre ces brutes abhorrées.

Tous les jours, leur nombre grossissait, masses hétéroclites composées d’enfants et de barbons qui marchaient docilement, servilement avec des clameurs, comme le bétail qui meugle sur le chemin des abattoirs. On songeait au mot de Falstaff :

— Assez bons pour la pointe d’une pique. Chair à canon, chair à canon ! Soyez tranquille, my Lord, ils sont mortels, bien mortels : ils combleront un fossé aussi bien que d’autres…

Quels sont les émigrés qui sauront, un jour, se pénétrer des sentiments de souffrance endurés par ceux-là qui demeurèrent prisonniers dans la capitale ? On oubliera ces blessures profondes aux cicatrices invisibles…

Et d’ailleurs, il sera vrai de dire que Bruxelles fut encore privilégiée auprès de tant d’autres cités martyres…

Ils occupèrent les casernes, tous les bâtiments ministériels et jusqu’au Palais de Justice dont ils embrenèrent les chambres selon leur coutume, ou qu’ils profanèrent de séances dérisoires. Voyez cette photographie qui les représente dans la salle des audiences solennelles de la Cour de Cassation ! Nul respect de la Justice intangible, sacrée. Est-ce que la Justice a jamais existé pour eux ? Est-ce qu’ils connaissent le Droit et la Conscience, la Loyauté, l’Honneur ! Regardez ! Ils se vautrent, bedonnants et hilares, dans les fauteuils des magistrats, tandis qu’au premier plan, devant le fer à cheval du bureau, des sous-offs, étendus à plat ventre, sourient d’un air imbécile. Les goujats !

Mais il s’agissait d’être froid, impassible, de refouler ses larmes, de taire ses malédictions qui eussent ajouté à la joie des barbares…

Joseph s’efforçait de surmonter ses sentiments d’humiliation et de colère :

— Est-ce qu’on se fâche contre un fléau ? Est-ce qu’on ressent de la honte devant une inondation ?

Il fallait se résigner à attendre et, dans la mesure d’indépendance impartie au caractère de chacun, pratiquer la philosophie du Tourangeau, c’est-à-dire tâcher de garder cette sérénité d’esprit « conficte en mépris des maux présents et en espoir des bonnes choses futures… »

Cependant la privation de nouvelles lui était pénible ; il s’irritait de vivre, enfermé comme dans un scaphandre :

— Il n’y a plus de journaux, disait-il, alors lisons Rabelais où il n’y a pas le moindre petit mot pour pleurer !

Mais ce n’était qu’une boutade dont il se sentait incapable d’appliquer la leçon tant son cœur, barbouillé d’amertume, repoussait toute distraction intellectuelle ; tant sa pensée, incapable de trouver un refuge dans l’étude pour échapper au chagrin, volait sans cesse vers ces jeunes hommes qui défendaient la patrie.

D’ailleurs, il était fort occupé par les œuvres de bienfaisance instituées pour venir en aide à nos blessés et aux victimes de la guerre. Sa contribution charitable ne se bornait pas à des secours d’argent : il entendait payer de sa personne, visitait les malheureux, faisait de la propagande, hardi à pénétrer chez les gens, à forcer la porte des plus « retrains » auxquels sa gentille éloquence finissait toujours par arracher quelque aumône.

Toute la famille s’empressait à l’aider dans cette tâche philanthropique. Personne qui demeurât inactif ; Cappellemans et Dujardin, indépendamment de leur concours à l’œuvre de l’Alimentation, avaient pris du service dans la garde bourgeoise. Quant aux trois sœurs, revêtues du costume de la ménagère, elles faisaient la soupe dans un des réfectoires du Marché-aux-Grains. Leur talent de cuisinière, leur bonne grâce, la familiarité cordiale de leurs manières avec ces pauvres femmes et ces petits qui venaient tendre leurs pots hétéroclites à la louche de la fraternité, les avaient tout de suite rendues populaires dans le Papenvest.

Quelle différence avec ces restaurants de pauvres honteux établis dans certains quartiers riches, où les dames du comité se promenaient à travers les tables en décolleté et la cigarette aux lèvres — comme Joseph l’avait vu de ses yeux — sous prétexte de mettre tous les consommateurs à l’aise ! C’étaient les sportwomen de la charité, bien plus occupées de « paraître » que de soulager, perruches bien en plumes que des sessions de thé ininterrompues réunissaient tout le long du jour dans une salle adjacente, oasis de frivolité mondaine dans la misère du peuple.

Mais la cuisine n’était pas la seule occupation des bonnes ménagères du « bas de la ville ». Lingères habiles, elles confectionnaient des trousseaux de soldats et de blessés dans la grande maison familiale de la rue des Chartreux transformée en ouvroir. Il n’y avait pas jusqu’à Mme Platbrood qui ne voulût se rendre utile, incapable de se croiser les bras.

Toujours silencieuse, ployée sous le poids de ses tristes pensées, elle tricotait des bas et des écharpes, distraite parfois un moment par le babillage de ses filles ou l’apparition du major qui, à pas feutrés, traversait la salle sans rien voir ni rien dire, comme un personnage fantomatique de vieux burg. Une angoisse permanente lui étreignait le cœur au pressentiment d’un danger inéluctable. Sa douleur, traversée par des lueurs d’espoir aussitôt éteintes, lui oppressait la poitrine, la faisait souffrir physiquement. Sa tête, souvent, lui tournait de chagrin. Toujours, elle songeait : le cher enfant, où donc se trouvait-il à cette heure ?

Il y avait bien longtemps qu’on était sans nouvelles de lui. On savait qu’il avait échappé au massacre d’Aerschot, mais si ce n’était qu’un délai du hasard ! La pauvre mère frissonnait devant l’inconnu des mêlées futures, enviant presque pour le benjamin le sort de son ami Lauwers que sa grave blessure éloignait pour longtemps, sinon pour toujours, du théâtre de la guerre.

Parfois, au milieu de la chambre bouleversée par les ouvrières, dans les flots de toile qui, débordant de la table, boulaient sur les meubles pour ruisseler en cascade sur le tapis jonché de découpures et de chiffons, Colette introduisait une vieille connaissance et c’était un moment de repos autour du guéridon sur lequel on déposait le petit goûter de 4 heures. Mais, ni Mme Timmermans, ni Mme de Myttenaere, visiteuses assidues, ne pouvaient guère réconforter la bonne dame. Ces voisines excellentes ne savaient que la plaindre, se répandre en paroles de commisération qui affligeaient encore plus la pauvre mère en lui faisant obscurément comprendre combien la pitié, même tendre, a besoin de se voiler pour ne pas déplaire.

Il n’y avait que Mme Lauwers qui parvint à la sortir de son affaissement. Les paroles de cette vaillante femme, si affligée elle aussi, mais dont le chagrin ne larmoyait pas et savait écouter celui des autres et même l’endormir par de séduisantes raisons, l’enlevaient à ses funestes pressentiments et lui rendaient courage. D’ailleurs, elle lui apportait toujours quelque bonne nouvelle ou du moins la certitude que le 9e de ligne se reposait en ce moment loin de l’action. Et puis, avec quelle admiration, elle vantait le sang-froid, la bravoure d’Hippolyte ! Car Michel n’eût-il pas infailliblement succombé sans le dévouement de son ami ? Alors, tout attendrie, Mme Platbrood ne songeait plus qu’au blessé et se faisait de nouveau raconter comment le brave soldat avait été transporté dans une ambulance de Gand pour être ensuite embarqué à Ostende sur un bateau-hôpital dès que l’ennemi avait paru menacer les Flandres. Et tout le monde se réjouissait d’apprendre qu’après de bien mauvais jours, le jeune homme se remettait enfin de sa terrible blessure, grâce surtout aux soins de sa sœur qui, enrôlée dans la Croix Rouge anglaise avec son amie Eva Jennings, était accourue immédiatement auprès de lui à Folkestone.

Adolphine n’en revenait pas de cet heureux hasard :

— Mais, ça est une chance, s’exclamait-elle, que Mlle Suzanne était justement en Angleterre !

— Oeie oui, faisait la douce Pauline qui n’était qu’un écho, oeie oui, ça est une chance !

Tandis que Hermance, penchée sur son ouvrage, relevait sa jolie tête grave :

— Oh maintenant, il ne faut plus douter d’une rapide guérison. Mlle Suzanne doit être la plus tendre des nurses

Et, tout en lissant un ourlet sur son genou, elle songeait à l’amour malheureux de son frère, imaginant ce roman d’Hippolyte blessé, soigné par la belle et vaillante jeune fille qui, tout de suite, lui donnait son cœur…