Le Roman d’Hippolyte/II/15

La Renaissance du livre (7p. 236-243).
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XV


Le 20 août, au début de l’après-midi, ils commencèrent à dévaler des hauteurs de la ville, entre deux haies de badauds que multipliait le chômage et dont le silence, dans leur invincible curiosité, était la seule forme de protestation contre cet envahissement criminel.

Trompé par l’optimisme des journaux et le calme rassurant qui régnait au Rempart-des-Moines, Joseph ignorait l’approche des bataillons ennemis ; c’est en rentrant d’une visite au fond de Schaerbeek qu’il venait tout à coup de les rencontrer à la hauteur du Jardin Botanique. Frappé de stupeur, il demeurait cloué là, comme paralysé de la tête aux pieds, dans un état de somnambulisme éveillé. Peu à peu, ses nerfs, surexcités jusqu’à la douleur, se détendirent. Alors, surmontant sa torpeur, il regarda le défilé avec une tristesse indicible. Toutefois, ces régiments ne l’impressionnaient que par le nombre et, déjà, il se rassurait à la vue de leurs hommes qui n’avaient rien de l’étonnante stature ni, il faut l’avouer, de cette force d’acier que son esprit, sur la foi des légendes d’outre-Rhin, associait aux mots « soldats allemands ». C’étaient des hoplites de grandeur médiocre, ni beaux ni laids, bedonnant de bière pour la plupart, boudinés dans leur tunique, pas plus robustes et certainement bien moins dégourdis que les nôtres.

Ils marchaient d’un pas pesant, au son du tambour et du fifre, musique lente et sinistre qui résonnait lugubrement dans la morne lumière du jour orageux. Leurs visages hâlés, couverts d’une épaisse couche de poussière, se rayaient de sillons clairs tracés par la sueur. Rien de martial en eux, ni d’insolent. Au contraire, des yeux presque baissés comme dans la honte d’une forfaiture, quelque chose de craintif, d’en dessous et de louchant, une attitude dépouillée de morgue et qui obéissait sans doute à la consigne formelle de regarder devant soi, sans provocation.

De temps à autre, alternant avec la troupe, c’était le charroi ; une suite de lourdes voitures chargées en hauteur et couvertes de bâches, des caissons traînant leurs affûts privés de pièces, des cuisinières avec leurs cheminées de locomobiles, des fours à pains semblables à des tonneaux de vidanges, tout cela roulant avec des lamentations de freins à demi-bloqués, des crépitements d’essieux…

Puis, venaient des hussards, des uhlans, des gendarmes montant sans élégance mais avec solidité de superbes bêtes dont les fers retentissaient sur le pavé en même temps qu’ils en faisaient jaillir des fusées d’étincelles.

De stridents coups de sifflet déchiraient l’air, commandant à ces soldats comme à une chiourme.

Déjà les troupes, sous le cliquetis lumineux des baïonnettes, noircissaient tout l’immense chemin, aussi loin que le regard pouvait s’étendre, jusqu’au parc de Koekelberg.

Joseph en avait assez vu. Alors, s’arrachant au magnétisme de ce cruel spectacle, il descendit le boulevard dans l’espoir de trouver un gué. Une petite dame, qui s’était dégagée de la foule en même temps que lui, le prit une seconde pour confident avec cette familiarité réflexe qui naît de l’émotion. Elle faisait une grimace de nausée :

— Oeie moi, je ne sais pas rester… Ça me fait quelque chose, ici, tenez…

Et elle appuyait sa main sur un corsage dont le galbe n’eût pas laissé de captiver l’attention en d’autres temps. Mais après quelques pas, elle s’arrêtait brusquement, s’installait de nouveau parmi les curieux, tant ces hordes l’attiraient et peut-être ce relent de suint qu’elles répandaient sous les arbres…

Joseph ne pensait plus qu’à rentrer chez lui par le plus court, car sa famille devait avoir appris maintenant la nouvelle et s’inquiétait sans doute de son absence. Il savait d’ailleurs combien la tendresse d’Adolphine était sujette aux alarmes et les dangers extraordinaires que forgeait tout de suite son imagination puérile.

Et une fureur sourdait à présent de sa consternation contre cette barrière mouvante qui l’empêchait de passer.

— Patience, patience ! mâchonnait-il pour lui-même, de par tous les dieux et diables, ceux-là ne reviendront pas !

Soudain, au mépris de la police, il profita d’un intervalle pour traverser et s’enfuit par la rue du Marais tandis que le fleuve d’hommes continuait à couler d’un flot lent et gras, telle une lourde purée grise vomie, comme une lave infecte, du volcan de la guerre…

Ce soir-là, après le dîner, il ne put résister au désir de se mêler au populaire. Adolphine le conjurait, le suppliait de rester à la maison par crainte des bagarres ; puis, voyant qu’elle ne le persuaderait pas, elle se décida à l’accompagner plutôt que d’avoir à souffrir les angoisses de l’attente.

Après une courte visite rue des Chartreux pour rassurer les parents Platbrood, ils gagnèrent la Bourse devant laquelle stationnaient des groupes très denses que la police s’efforçait en vain de disperser. Du reste, cette foule ne montrait rien d’hostile ; il semblait qu’elle éprouvait encore l’inertie de la stupeur, ouvrant de grands yeux, commentant à mi-voix l’occupation du monument par les bataillons qui allaient y passer la nuit.

Quelques sous-officiers prussiens montaient et descendaient le grand escalier, très affairés par le ravitaillement et le couchage, tandis que des soldats, envoyés en commissionnaires, erraient à l’aventure dans les rues avoisinantes, revenant sur leurs pas pour demander le chemin aux agents de la ville qui les renseignaient sans mauvaise humeur, voyant leur mine ahurie, leurs manières timides, leur très grande politesse.

Contre son habitude, Adolphine se taisait. Certes, elle ressentait une grosse émotion, mais ces ennemis qui circulaient librement à travers le badaud peuple de Bruxelles lui causaient bien moins de frayeur de près que de loin. Elle était frappée de leur allure gauche et pacifique, de la « sale couleur », de la coupe grossière de leur vêtement. Sans aller jusqu’à la pitié, elle ne pouvait s’empêcher de remarquer leur mine fatiguée, plutôt débonnaire. Sa terreur de la bête enragée s’atténuait, tournait au dédain. Toutefois, elle prenait grand souci de n’être point frôlée par aucun soudard ; au frémissement de son bras, qui le repoussait un peu de côté, Joseph devinait sa répugnance.

Ils se proposaient tous deux de gagner la Grand’Place avec cette secrète pensée que les glorieux monuments, témoins de tant de vicissitudes et des oppressions du passé, leur parleraient comme de vieux amis pleins d’expérience et leur diraient de ne pas désespérer. Mais à leur vif désappointement, la rue au Beurre était gardée, au niveau du porche de Saint-Nicolas, par un cordon de policiers qui ne laissaient passer que les habitants du quartier ou des fonctionnaires de la ville. Croyant que l’accès serait plus facile d’un autre côté, ils contournèrent les petites maisons adossées contre l’église pour enfiler le Marché-aux-Herbes. Mais comme ils passaient devant le couloir obscur de la rue Chair-et-Pain, ils s’arrêtèrent, confondus à l’aspect de deux soldats qui, embossés dans une houppelande de nuit, le casque décoiffé de sa toile, la baïonnette au canon, gardaient, immobiles comme de statues de pierre, l’entrée de la place.

C’était l’occupation. Bruxelles n’appartenait plus aux Bruxellois.

— Viens, murmura Adolphine suffoquée, oh, allons-nous-en !…

Elle le tirait par le bras sans parvenir à l’entraîner. Hypnotisé par l’affreuse grandeur du spectacle, Joseph demeurait à regarder la place déserte éclairée par les hautes lampes à arc dont la vaporeuse lumière baignait les dentelures gothiques et se projetait en éclats sur les vitrages maillés de plomb de l’hôtel de ville. À la porte de la chère Maison, des sentinelles géantes montaient la garde, saluant du port d’armes les traîneurs de sabre qui pénétraient sous la voûte au fond de laquelle resplendissait la cour d’honneur illuminée.

Et, comme il s’était avancé de quelques pas, Joseph aperçut tout à coup l’immense drapeau allemand qui pendait raide, inerte, telle une feuille de métal, au balcon de l’aile gauche.

Alors, une souffrance inexprimable crispa son cœur, comme si cet horrible étendard lui arrachait son nom de Belge. Certes, ce n’était pas le premier drapeau étranger qui s’arborait en maître de la capitale. Oui, mais comme le sentiment populaire s’était encore échauffé, depuis ces temps abolis, au souffle mûrissant de la liberté ! Et d’ailleurs, pensait-il, ces drapeaux n’avaient pu être aussi détestés que celui-ci, sinistre emblème d’une nation contre laquelle il avait une antipathie d’enfance, race brutale et vantarde, horriblement bruyante, chez laquelle tout lui déplaisait, le heurtait, sa langue, ses mœurs, sa fausse sentimentalité, son art comme son odieuse politique dont la devise se résume en ces mots : « Vivre c’est faire la guerre », race indigne d’avoir enfanté Gœthe et Beethoven, race de proie qui ose proposer sa culture quand elle déchaîne les calamités, ne respire que sang et carnage…

— Allons, viens seulement ! répétait Adolphine.

Mais il songeait toujours, accablé d’une tristesse infinie. De quelle malédiction étions-nous donc les victimes ? Quel crime nous fallait-il expier ? Dans sa consternation, il se demandait si tout cela n’était pas bonnement un tragique décor d’opéra ; il faisait effort comme pour s’évader d’un prestige…

— Oh, je t’en prie, partons ! supplia Adolphine. Moi, je ne sais plus rester, ça me fait trop de chagrin !

Partagés entre l’étonnement et la douleur, ils étaient incapables de pleurer. Et le souvenir de l’heureux passé venait se mêler à la tristesse du présent, à l’appréhension de l’avenir. Alors, serrés plus fort l’un contre l’autre, songeant à leurs petits, ils reprirent le chemin de la maison. Et le jeune homme pensait :

— Il y a là-bas, par delà les mers, une petite vallée du Nouveau Monde qu’on nomme « le doux pays du Oui » pour la bonté de ses habitants qui ne refusent jamais d’aider leurs semblables. Est-ce que la Belgique, si accueillante, si hospitalière à tous, n’a pas toujours été, elle aussi, « le doux pays du Oui » ? Ah, la bonté ne serait-elle qu’une faiblesse !…