Le Roman d’Hippolyte/II/14

La Renaissance du livre (7p. 222-235).
◄  XIII
XV  ►


XIV


Bien que l’affection d’Hippolyte pour Mlle Lauwers fut un sentiment profond, elle avait cessé de l’absorber tout entier au milieu des graves devoirs de sa nouvelle existence. Du reste, Michel ne lui avait-il pas laissé entendre que le brusque départ de sa sœur pour l’Angleterre et le séjour prolongé qu’elle y faisait étaient sans doute motivés par la vive sympathie que le châtelain d’Holywood inspirait à la jeune fille…

Malgré l’accablement dans lequel cette demi-confidence le plongea tout d’abord, elle l’avait pourtant arraché à la torturante incertitude où il vivait. Le coup reçu, il en éprouvait comme une sorte de bien-aise. Maintenant, son cœur se faisait une raison, se résignait à ce qui était impossible. Fatigué de tête et d’âme, il réagissait sur lui-même, se désenlaçait de la tristesse, pour se retremper dans une cure de mouvement et de plein air. L’obsession d’une chère image l’avait quitté. L’action se substituait au rêve. Plus de regrets ni d’amertume. Désormais il ne voulait songer qu’à remplir son devoir avec honneur, à être un utile, un bon, un vrai soldat.

Tout de suite, il se fit remarquer par sa bonne volonté, son endurance, sa présence d’esprit au milieu des dangers. Le baptême du feu, en avant de Liège, l’avait aguerri au métier. Quoiqu’il ne se fût jamais cru poltron, encore ignorait-il ce que le premier combat réservait de surprise à ses nerfs. Le danger, à la tête de Gorgone, ne l’avait pas pétrifié. Maintenant, il ne doutait plus de son courage.

C’est lui qui s’offrait le premier pour occuper un poste avancé et découvert, remplir quelque périlleuse mission d’éclaireur. On le vit porter secours à des camarades en détresse, aider les brancardiers sur le champ de bataille au mépris de la fusillade qui n’épargnait guère les brassards blancs.

Rien ne lui semblait trop dur ni au-dessus de ses forces. Au bout de quelque temps, ce raffiné ne souffrit plus d’être privé de son tub, de ne pouvoir se débarbouiller autant qu’il voulait ; il lui suffisait d’escompter patiemment la chance de se laver demain, un de ces jours, dans l’eau crue du ruisseau. La nourriture ne lui causait plus de répugnance ; il s’accommodait de ces grosses soupes dans la gamelle, mangées debout à des heures imprévues, des soupes qui ressemblaient parfois à des pitances de dogue et dont sa faim était le seul assaisonnement. Tant pis pour ses aises ; il les oubliait. La botte de paille dans la grange ne lui était pas un matelas si dur qu’elle l’empêchât de dormir le beau sommeil des vingt ans. Il éprouvait une sorte d’orgueil à dédaigner le confortable, à vivre à la belle étoile comme le trappeur. Une coquetterie lui était restée pourtant, celle de sa bouche : la perte de ses brosses à dents lui eût semblé un gros désastre.

Il était sérieux, réfléchi, non qu’il n’aimât à rire et ne se plût à la gaîté des autres et de la sienne. Mais la pente naturelle de son esprit était plutôt la gravité.

Sans révolte ni plainte, le nouveau docteur en droit acceptait donc cette rude vie qui l’arrachait à ses travaux, à ses habitudes, aux gâteries de sa mère mais aussi à son chagrin dissolvant. Cette rapide adaptation, cette faculté de se mouler aux circonstances chez un garçon de mœurs choisies, son sentiment de la discipline, son flegme, son égalité d’humeur imposaient aux compagnons ; et Michel lui-même, qui se lamentait parfois, maugréait contre certains chefs, discutant leurs ordres, leur capacité et jusqu’à leur conduite, retrouvait bientôt auprès de lui le bon équilibre moral, son instinct de farceur, sa jovialité un peu bourrue, ses mots de haut poivre et ces énergiques apostrophes qu’il lançait dans la mêlée avec une voix criarde, comme s’il avait la pratique de Polichinelle dans la bouche. C’est lui qui dans la surprise terrifiée des premières décharges crânait gaîment :

— C’est une blague ! On travaille pour le cinéma !

Et, tireur magnifique, il déchargeait son arme dont toutes les balles portaient coup.

C’était un grand réconfort pour les deux amis d’être ensemble ; ils pouvaient s’isoler du régiment et, dans l’effusion du repos, s’entretenir d’eux-mêmes, parler de leur famille dont ils se sentaient moins à l’écart en évoquant, sans défaillance de cœur ni lâcheté de regrets, leurs bons souvenirs du « quai » et de la rue des Chartreux.

L’épreuve du danger avait encore fortifié leur amitié en y mêlant une sorte de tendresse fraternelle. Ils veillaient l’un sur l’autre. C’est ainsi que dès le premier jour, Michel avait sauvé son ami…

C’était dans l’intervalle des forts de la Meuse. Une nuit, au début d’une nouvelle action, le commandant avait demandé deux « braves » de bonne volonté pour aller reconnaître un petit bois perché sur le faîte d’une colline, à plusieurs kilomètres du front. Ils s’étaient présentés tous deux autant par envie de changer de place que par bravoure. Car il n’y avait pas moins de douze heures qu’ils tenaient au fond des tranchées.

Les instructions reçues, ils se débarrassèrent de leur sac et, armés à la légère, ils partirent dans un demi-jour fantastique de lune et d’aube. Il était trois heures du matin ; des coqs commençaient à claironner l’aurore, et bientôt le soleil émergea de l’horizon, mêlant ses premiers feux aux rubans de blanches vapeurs qui flottaient autour des arbres. Un moment assoupis, les forts s’étaient remis à tonner tandis que la fusillade crépitait de nouveau avec des alternatives de salves ou de coups détachés selon que l’ennemi et les nôtres se hasardaient hors des abris.

Dans la fraîcheur embaumée du jour naissant et le gazouillis des oiseaux, les deux soldats allaient lentement, avec prudence, le buste courbé, s’accroupissant parfois ou rampant dans les trèfles couverts de rosée. Au bout d’une demi-heure, ils étaient arrivés à proximité de la colline au pied de laquelle s’alignaient quelques pauvres cahutes aux toits effondrés. Sur le seuil de l’une des mohonnes encore intactes, se tenaient deux femmes, une vieille et une jeune, qui rentrèrent en les voyant approcher pour reparaître presque aussitôt avec une cafetière dont elles prétendirent à toute force vider le contenu dans leurs gourdes. Tandis qu’ils remerciaient et buvaient non sans plaisir, les bonnes créatures leur expliquaient en phrases éplorées qu’elles étaient seules dans le hameau abandonné, que le fils et le gendre avaient regagné leur régiment à Namur. Et une fois de plus, les soldats s’étonnaient que l’on eût dépêché vers la frontière tant de troupes qui ne connaissaient pas le pays alors que des contingents liégeois avaient été dirigés vers d’autres provinces…

— Vous n’êtes pas de chez nous, bien sûr, dit la vieille en son patois, et vous ne connaissez pas le chemin… Il ne faut pas continuer par là, vous savez. Ils pourraient vous tomber dessus…

Ils remercièrent en souriant et, malgré les objurgations de la bonne femme et de sa fille, qui finirent pourtant par se taire devant leurs gestes de silence, ils commencèrent à gravir la montagne par un sentier de chèvres serpentant entre des affleurements de roche et des tortillards dont les racines noueuses s’agrippaient entre les pierres, telles des serres d’oiseaux de proie.

Comme ils atteignaient au faîte du plateau, Hippolyte ne put retenir un cri d’admiration devant le panorama qui se déployait devant lui :

— Hé, regarde donc ! Quel spectacle !

Le brouillard venait de s’éclairer et Liège apparaissait au fond de sa cuve, arrondissant ses dômes, pointant ses flèches, étalant ses toits d’ardoise fine le long des rives du large fleuve qui la traversait d’une coulée d’or. Tout le paysage baignait dans une vapeur irisée sous le ciel rose, un peu rouge par places, comme s’il était blessé… Tableau incomparable, rêve féerique d’un coloriste qui aurait à peindre la résurrection du jour. Et ce prestige en contraste avec le fracas du canon qui secouait l’atmosphère et, répercuté par les monts, délayait longuement, interminablement, dans les airs ses échos sonores. Il semblait qu’on assistât sous le calme firmament à un de ces cataclysmes cosmogoniques qui durent accompagner le commencement du monde…

Mais Michel n’avait pas l’âme contemplative, surtout en ce moment :

— Hé, dis donc, quand tu auras fini ta cure de repos ! Prends garde de nous trahir avec ta haute taille… En avant !

De nouveau, ils reprirent leur marche rampante à travers les fourrés dans la direction du petit bois qui se trouvait encore éloigné d’une centaine de mètres. Le terrain, très inégal en cet endroit, leur fournissait d’ailleurs de continuels abris pour observer le plateau sur lequel ils n’avançaient plus qu’avec une extrême circonspection.

Comme ils se rapprochaient de la lisière du boqueteau sans rien avoir remarqué de suspect ni dans les choses ni dans les bruits, la sonnerie de ralliement d’un clairon belge retentit tout à coup à leurs oreilles.

Alors ils se redressèrent et, sans défiance, pressant le pas, ils se hâtèrent vers le bois où, bien sûr, un détachement d’avant-garde de l’aile droite signalait un mouvement de l’ennemi.

Mais à ce moment, trois casques à pointe surgirent de la futaie et se ruèrent sur eux, baïonnette au canon, en poussant des cris de bêtes sauvages, tandis qu’un quatrième personnage, sorti en même temps du couvert, et braquant un browning, criait :

— Rendez-vous !

Toute retraite semblait impossible. Cependant, d’un bond désespéré, Hippolyte s’était jeté derrière un buisson de tortillards tandis que son compagnon, après une feinte de fuite, se retournait brusquement pour décharger les cinq cartouches de son magasin, abattant deux des soldats et l’homme au revolver. À ce feu roulant, le soldat encore debout s’était arrêté stupéfait, un moment désorienté. C’était un homme de haute stature et de forte corpulence, dont le visage encadré de poils roux, encore barbouillé de sommeil, avait plutôt une expression d’hébétement que de brutalité.

Qu’allait-il faire ? Ses trois camarades gisaient immobiles, tués sur le coup. Il les regardait, stupide, ne pouvant comprendre ce massacre instantané. Il les appela, les secoua sans même songer à prendre garde d’un nouveau coup. Soudain, saisi d’une colère aussi vive qu’avait été sa surprise, il chercha le meurtrier tapi là-bas, derrière un ressaut du terrain, et qui rechargeait son arme. Mais comme il épaulait, un homme bondit sur son dos et le renversait sur le sol.

— À moi, Michel !

Ils eurent bientôt fait de lui entraver les poignets avec son ceinturon. L’homme, d’ailleurs, se débattait à peine et finit par les supplier de ne pas lui faire de mal. Il se rendait.

— Ah, canaille, s’écriait Michel, fou de rage, c’est comme ça que vous faites la guerre, vous autres ! Attends un peu, mon bonhomme…

Hippolyte bridait mieux sa langue et montrait plus de sang-froid :

— Quatre contre deux ! Ma foi, c’est encore assez honnête de la part des Prussiens qui ne se risquent d’habitude qu’à dix contre un… Mais décampons ! Il y a peut-être d’autres bougres dans le bois…

Cependant, sa colère refroidie, Michel considérait à présent ces trois cadavres qu’il avait faits et dont les vêtements humides commençaient à fumer au soleil. Certes, il croyait bien avoir déjà « descendu » quelques ennemis lorsqu’il tirait de la tranchée, mais il ne les avait pas vu tomber. Aussi, le spectacle de ses victimes étendues là à ses pieds lui « faisait quelque chose », l’impressionnait plus qu’il ne s’y fût attendu. Il eut un mouvement d’épaules :

— Ah, tant pis pour eux, c’est de leur faute !

— Ne regrette rien, dit son ami, puisque tu m’as sauvé !

Alors, ayant rechargé leurs armes, ils éparpillèrent au loin les cartouches des morts et ramassèrent vivement les fusils qu’ils suspendirent au cou du teuton. Puis, ils rebroussèrent chemin au galop, entraînant leur gros prisonnier qui se mit bientôt à souffler et à geindre, leur affirmant qu’il était inutile d’aller si vite, qu’on ne les poursuivrait pas, car il n’y avait plus de soldats dans le bois.

— Veux-tu te taire, salaud ! criait Michel que l’horrible accent tudesque enrageait de nouveau. Sois tranquille, on te fera parler tout à l’heure !

L’homme qui choppait à chaque pas et vacillait sur des jambes molles de marionnette, dégringola plutôt qu’il ne descendit de la montagne. Au bas de la pente, il était si étourdi et exténué que les amis hésitaient, délibérant s’ils n’abandonneraient pas leur prisonnier dans le fossé de la route quand une patrouille accourut à leur aide.

Amené devant l’état-major, le Prussien, un détenu de Dusseldorf, ne prit aucune attitude et s’empressa de raconter tout ce qu’on voulait savoir. Grâce à ses indications, une partie de la IIIe division qui allait être enveloppée par des forces considérables put être prévenue à temps et se replier en bon ordre sous la protection des forts.

Les deux amis furent cités à l’ordre du jour. Michel n’en croyait pas leur chance :

— En voilà une balade ! s’écria-t-il ; ah bien si je me doutais de ça il y a huit jours en reconduisant Fannette à Saint-Josse-ten-Noode !

— C’est lui qui nous a sauvés, expliquait Hippolyte aux camarades ébahis. Il tire comme un homme des prairies !

Mais l’autre protestait :

— Allons donc, c’est grâce à toi que j’existe encore… Tu bondis comme un tigre !

Le succès de cette petite expédition, cette aventure invraisemblable, ce salut miraculeux ajouta à leur bravoure. Leur prestige s’en accrut sans les faire moins modestes.

Après cet exploit, qui augmentait encore la force d’une amitié que plus rien ne pouvait altérer, les deux camarades reprirent le rang et, sans jamais désespérer, ils supportèrent le mauvais sort dans une retraite qui ne désarmait pas cependant et continuait d’entamer l’ennemi. Celui-ci se souviendra de sa première bataille en plaine qui mit un terme à la légende de ses légions invincibles. Haelen, petit nom si modeste, soudain sonore, fameux dans l’histoire de ces journées du mois d’août ! Le monde entier l’a acclamé et le retiendra peut-être comme il fait les victoires de la jeune Grèce sur le torrent asiatique…

Au lendemain de la visite de ses parents, Hippolyte avait passé quelques jours à Linden, joli village plein d’ombre, traversé par un ruisseau bien courant qui faisait tourner une roue fourrée d’une grasse mousse verte, un vrai moulin d’album.

Les deux amis logeaient dans une vieille et confortable maison de campagne entourée d’un grand parc. Quelques camarades partageaient leur bonne fortune. Joseph avait fraternisé avec tous ces jeunes gens à son second voyage à Louvain. Il retrouva Ravel, le soldat brancardier, enfant de Frameries, solide garçon à la mine réjouie, toujours content et prêt à rendre service en dépit des niches qu’on lui faisait, des taquineries dont on accablait sa première « venette ». « Ravel, tu trembles ! Ravel, tu es encore vert ! » Et c’était le gros Van Heffen, étudiant de polytechnique, un gaillard haut en couleur, qui, recalé à chaque session d’examen, ne s’en faisait aucune bile, trouvait décidément sa nouvelle vie beaucoup plus agréable que l’Université ; Vermeeren, un joli blond, très mince, élève à l’Académie de Molenbeek, grand crayonneur de charges qu’il croquait jusque dans les tranchées en chantonnant sans cesse les derniers refrains des colporteurs de romances ; le petit sergent Berrhens, très laid, la figure creuse et blafarde, la bouche sans lèvres, fendue comme celle d’une grenouille, un garçon nerveux, très résistant malgré son aspect débile et dont les manières et la langue peuples n’entamaient nullement son autorité sur ces soldats d’une éducation plus soignée que la sienne.

Enfin, c’était Chapel, un étudiant en droit de deuxième année, pâle et hâve, presque chauve déjà, avec de beaux yeux profonds, des attitudes inspirées, un être chétif mais qui « marchait » sans jamais se plaindre, soutenu par un amour-propre enragé et l’idée romanesque qu’il se faisait de son devoir ; un poète, toujours en train de rêver, de composer un sonnet aux étoiles ou à la lune, et qu’il se déclamait en dedans en faisant des gestes de mime. Avec ses manches trop longues et trop larges, son calot retourné qui lui embéguinait le crâne comme un serre-tête, il avait l’air de Pierrot soldat.

Après quinze jours de vie errante, de campement sous le ciel, les vaillants troupiers retrouvaient dans l’agréable demeure le confort de la civilisation, la sollicitude d’hôtes généreux et charmants, des repas très simples mais qui leur paraissent d’autant plus succulents qu’ils étaient servis sur une nappe à la blancheur flamande. Et puis, quelle joie de reposer dans un vrai lit ! Ils goûtèrent là quelques heures délicieuses, promenant leur flâne dans les allées du beau parc ensauvagé où vaguait l’odeur citronnée des derniers seringuas, aidant le jardinier à cueillir les fruits hâtifs, à faucher le regain, s’intéressant surtout aux soins que la gentille demoiselle des châtelains et sa femme de chambre — une jeune soubrette leste et délurée, qui avait de la Lisette ou de la Marton avec son joli bonnet, son tablier à poche et son poing sur la hanche — donnaient à la basse-cour peuplée d’une multitude de volatiles sur quoi régnaient orgueilleusement de superbes paons rouant dans le soleil…

Et puis, brusquement, une alerte les enleva aux douceurs de cet Eden, les fit courir à Aerschot où bientôt s’engageait une sanglante bataille. C’est là que le 9e de ligne, déjà si réduit après l’affaire de Liège, perdit la moitié de son effectif dans une lutte héroïque, échangeant sa vie contre la gloire…

Envoyé à près d’un kilomètre en avant des lignes pour occuper une des fermes éparses de la région, Hippolyte s’y défendit vaillamment avec une poignée de braves jusqu’à ce que la maison, enveloppée dans les rafales de la mitraille, criblée de projectiles, se fût écroulée sous un obus.

Étourdi, couvert de meurtrissures, il parvint à se dégager des décombres qui avaient enseveli presque tous les camarades et sortit de ce tohubohu tragique, emportant avec l’aide du petit sergent son ami Michel évanoui, tout sanglant d’un éclat de shrapnel qui lui avait ouvert un grand trou au-dessus de la tempe gauche…