Le Roman d’Hippolyte/I/11

La Renaissance du livre (7p. 162-172).
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XI


C’est maman Platbrood qui fut bien étonnée quand, le dimanche suivant, Hippolyte lui annonça qu’il fermait ses livres et prenait un après-midi de congé pour se rendre à Uccle !

— À la bonne heure ! s’écria-t-elle toute joyeuse ; tu as besoin d’un peu de distraction et la campagne te fera du bien.

Elle remarquait sa toilette très soignée :

— Mon Dieu, que tu es beau ! Et pour qui ça ?

Il l’étreignit fougueusement, comme aux anciens jours, et se sauva avec un frais éclat de rire qui acheva d’enchanter la bonne femme. Il y avait si longtemps qu’elle n’avait plus entendu le son de sa gaîté !

Le temps était radieux. Dans la foule endimanchée, qui coulait lentement sur les boulevards, le jeune homme, impatient, se faufilait avec une adresse agile, sans heurter personne. Il sauta dans un tramway et arriva au bout d’une longue demi-heure sur le terrain du club anglais, où il aperçut tout de suite Michel et sa sœur au milieu d’un groupe de gentlemen et de young ladies, dont les costumes clairs égayaient les pelouses.

Déjà, Mlle Lauwers avait signalé sa présence et accourait à sa rencontre :

— Comment, c’est bien vous que voilà ! s’exclama-t-elle en brandissant sa raquette. Vous tenez votre promesse… Oh, je suis contente !

Par dessus une jupe sombre, ample, tombant à plis droits, elle portait une blouse de flanelle blanche légèrement échancrée, qui dégageait la rondeur fine de son cou et sa tête charmante, auréolée de magnifiques cheveux blonds. Son teint resplendissait de cette fraîcheur duvetée de la belle jeunesse. Elle était riante comme cette journée de printemps, et le jeune homme se sentait envahi à sa vue d’une émotion profonde.

Qu’elle lui semblait donc encore plus jolie en plein air !

— Mais oui, c’est moi, répondit-il joyeux. Ne pas tenir ma promesse ! Si je vous disais combien j’ai tremblé toute la semaine qu’il ne fît pas beau temps aujourd’hui !

Ses paroles avaient une chaleur de sincérité qui faisait plaisir à la jeune fille, car elle ne doutait pas qu’il n’eût été surtout anxieux de ne la pouvoir rencontrer aujourd’hui.

Michel était survenu :

— C’est comme Mademoiselle, fit-il goguenard ; ce qu’elle a chiquenaudé le baromètre depuis quelques jours ! Hein, crois-tu, pour un simple match !

Le ton de son frère ne laissa pas que d’étonner la jeune fille dont les joues se colorèrent vivement :

— Mais oui, dit-elle en s’efforçant d’expliquer un enfantillage, j’avoue que la pluie m’eût beaucoup contrariée. Il y a si longtemps qu’elle empêche nos réunions !

Et brusquant l’entretien :

— Venez, Master Hippoylte, que je vous présente aux amis.

On l’introduisit au milieu d’une compagnie de jeunes gens et de jeunes filles, Anglais pour la plupart, et qui l’accueillirent avec de vigoureux shake hands. Tout de suite, il fut sympathique, principalement aux misses qui se le disputaient déjà comme partenaire. Mais il s’excusa : il était venu seulement en spectateur. Du reste, il n’avait pas apporté sa raquette ; et puis savait-il encore jouer ? Il y avait si longtemps qu’il boudait le jeu.

Par politesse, il s’exprimait en anglais mais avec beaucoup de prudence et une prononciation dont il souriait-lui-même. Mais cela ne déplaisait nullement aux jeunes étrangères qui ne l’en trouvaient, of course, que plus aimable.

— Non, non, fit Miss Suzy en recouvrant toute son assurance, il faut jouer. Et puis, nous voulons connaître la manière de Paris…

Aussitôt, s’emparant de la raquette de son frère, elle la remit au jeune homme qui protestait en vain de sa maladresse et du tort immense qu’il pouvait faire à la bonne réputation de l’école française. Au surplus, il n’était pas habillé pour le tennis : son costume le handicapait beaucoup.

— Qu’à cela ne tienne, répondit la jeune fille, on vous autorise à quitter votre belle jaquette !

Il se défendait encore :

— Et mes souliers ! J’abîmerai le terrain…

C’était trop raisonner :

— Assez ! signifia Michel.

Il le poussa dans un court entreillissé comme une cage à poules et dont le sol rougeâtre, parfaitement damé, luisait sous le soleil.

On forma les camps et la partie commença.

En dépit de son manque d’entraînement, Hippolyte ne se montrait pas maladroit et se fit même remarquer par d’agiles ripostes que la galerie acclama généreusement.

Il jouait avec simplicité, évitant les ronds de jambes, les entrechats, les pointes, tout ce qui sent l’effort, l’affectation et fait de certains joueurs d’insupportables baladins. Vraiment, c’était une excellente raquette.

Miss Suzy, sa partenaire, l’avait un moment soupçonné de coquetterie, de grâces, de mignardises soi-disant françaises ; il n’en était rien. Elle admirait le naturel de ses attitudes, la décision, la sobriété, l’utilité de ses moindres gestes.

— Vous voyez bien ! applaudissait-elle à ses coups heureux.

Mais il ne s’en faisait pas accroire :

— Non, je suis médiocre ; je livre très mal. Ah, ce n’est pas comme vous !

À son tour, il admirait le jeu serré de la jeune fille, et comme chacune de ses balles rasait le bord du filet pour tomber dans le carré ennemi où elle roulait sans rebondir, morte. Et quelle vivacité, quelle prestesse dans ses parades quand elle se tenait là-bas sur la défensive ! Aucun maniérisme : elle était toute à la joie, à l’ivresse du mouvement.

Ils gagnèrent la première partie et offrirent une revanche où Hippolyte se montra d’autant plus adroit qu’il ne se sentait plus gêné par une galerie de curieux. En effet, édifiés sur ses talents, Michel et ses amis s’en étaient allés dispenser les applaudissements et les critiques dans d’autres courts. Le jeu se poursuivait, vivement disputé de part et d’autre, quand Miss Suzy vint donner contre son partenaire. Elle trébucha et fût tombée si le jeune homme ne l’avait saisie à la taille.

— Oh voilà, dit-il, c’est de ma faute !

— Voulez-vous bien vous taire !

Elle ne se redressait pas :

— Je crois que je me suis « tourné » le pied, soupira-t-elle en essayant de sourire par dessus son mal.

— Prenez mon bras, je vais vous conduire au chalet.

Leurs adversaires étaient accourus et s’offraient à aller chercher un membre du club qui était docteur.

— Oh merci bien, c’est tout à fait inutile !

Elle appuya son pied sur le sol mais ne put retenir un petit cri de douleur :

— Décidément, dit-elle très pâle, je ne pourrais avancer…

Alors, sans délibérer davantage, Hippolyte la souleva dans ses bras et sortit du stand en priant ses amis de s’enquérir de Michel.

Par hasard, il n’y avait personne dans cette partie de la plaine, de sorte que le transport de la blessée échappait à tout cortège importun.

— Vous souffrez beaucoup ? interrogeait-il d’une voix de tendre sollicitude.

Les bras noués autour du cou du jeune homme afin de se faire moins pesante, elle le regardait avec une expression complexe, mêlée de pudeur, de gratitude et de bien aise. Aussi bien, elle était étonnée de sa vigueur et de l’aisance avec laquelle il portait son fardeau.

— Non, répondit-elle, il me semble que cela va mieux. Déposez-moi, voulez-vous ?

Mais il n’avait garde de l’écouter, tant le contact de son corps souple lui causait de plaisir ; une tentation lui venait de la presser contre lui de toutes ses forces. Mais il se dominait :

— Non, non, fit-il, pas d’imprudence ! D’ailleurs, vous ne pesez pas du tout…

Et d’une voix mal affermie :

— Je suis si heureux de vous être utile à quelque chose…

Elle sembla ne pas avoir entendu, et d’un ton joyeux :

— Savez-vous à quoi vous me faites penser ?

— Ma foi non…

— À une jolie gravure qui attendrissait mon enfance : elle représente le bon Paul traversant une rivière avec Virginie sur les bras…

— J’entends, dit-il en feignant du dépit, je suis le bon Paul…

— Est-ce que cela vous fâche ?

— Oh non, mais voilà… Paul est un amoureux transi !…

Elle se mit à rire :

— Quelle chance qu’il n’y ait pas de rivière ! Hein, vous me lâcheriez au beau milieu !

Il ne put s’empêcher de la serrer contre lui comme s’il appréhendait un danger :

— Oh non, fit-il presque à voix basse, ne craignez pas cela !

Elle ne put supporter la douce flamme de son regard et ferma les yeux, envahie d’une langueur, tandis que, d’un geste inconscient, elle faisait plus étroit l’enlacement de ses bras. Et leurs visages se rapprochaient, aimantés par un mutuel désir, quand elle eut un soubresaut qui rompit le charme :

— Nous sommes arrivés, dit-elle, et voici nos amis qui viennent. Déposez la pauvre Virginie sur ce banc… Oh merci de tout mon cœur !

Il l’établit avec des précautions infinies dans un fauteuil d’osier :

— Vous savez, murmura-t-il, j’aurais bien été comme ça jusqu’au bout du monde !

Elle sourit :

— Je comprends, dit-elle, rien que pour détenir un record avec passager !

Mais il y avait de l’émotion sous sa moquerie.

Ce n’était qu’un froissement de la cheville : une jeune miss, aux poignes énergiques, eut bientôt réduit cette légère foulure.

Comme il était l’heure de partir, la jeune fille se déclara prête à regagner à pied la prochaine station de tramways, à peine éloignée d’une dizaine de minutes. Hippolyte s’empressa de lui offrir le bras et tous deux suivirent Michel et ses compagnons à quelque distance, sans prendre garde que l’on mettait bien de la complaisance à ne pas troubler leur tête-à-tête.

La route était jolie, surtout à ce moment de la journée où le soleil déclinant commençait à dorer les feuillages et les gazons des grands parcs. Ils allaient dans la douce odeur des blanches aubépines qui moussaient sur les haies.

Il semblait au jeune homme que la nature ne l’eût jamais autant captivé ; si sa mémoire lui rappelait d’autres parties champêtres avec une femme aimée, un tel souvenir, loin d’inquiéter encore son cœur, achevait de l’apaiser tant il comprenait à présent la joie meilleure, pure, salubre d’une tendresse permise.

— Ne craignez pas de vous appuyer, disait-il à sa compagne. Je veux sentir que vous avez besoin de moi…

Alors, en manière de jeu, elle se fit très lourde à son bras.

— Comme ça ? fit-elle en levant sur lui ses jolis yeux.

— Mieux que ça ! reprit-il en lui pressant le bras contre sa hanche.

Il osait à peine la regarder et se tourmentait de ne point trouver, à cette heure si opportune, les mots qu’il fallait dire pour qu’elle ne pût douter de la force de son affection.

Cependant, le chemin se raccourcissait et l’anxiété de n’avoir pas le temps d’exprimer son aveu achevait de stériliser son esprit. Comme la fatalité le veut d’ordinaire, une invincible contrainte l’obligea à choisir un sujet qui l’éloignait le plus de son idée fixe :

— Vous savez, dit-il pour rompre un silence qui devenait embarrassant, j’ai lu Kenilworth !

Contre toute attente, elle oublia de s’exclamer et s’étonna seulement que, dans son « bloquage » intensif, il eût consenti à délaisser ses livres pour s’enfoncer dans un aussi gros roman. Sans doute, éprouvait-elle quelque déception d’un changement d’entretien si brusque, alors que celui du début ne lui causait aucun déplaisir.

— Mais, fit-il un peu surpris, je vous avais promis de lire… Certes, l’ouvrage est long mais je n’ai pas eu la moindre défaillance : j’ai tout absorbé en deux nuits !

— Quel courage ! Vous m’avez maudite, je suis sûre ?

— Oh non, car je me promettais tant d’agrément à vous donner mon avis, à discuter avec vous…

— Comme je m’en veux ! Il ne fallait pas m’écouter. Est-ce qu’on lit encore Walter Scott, à votre âge !

— Mais, dit-il piqué, c’est un historien aussi…

Et il s’emballait dans le règne d’Elisabeth, quand il lui sembla que sa compagne pesait davantage à son bras et que sa marche devenait moins assurée.

— Eh bien, s’interrompit-il tout à coup, cela ne va pas ?

Elle fixait sur lui ses yeux d’azur où il crut surprendre un reproche ironique :

— Je vous ennuie, s’écria-t-il avec bonne humeur. Que vous importe, en effet, la grande Queen !

Et, comme l’on apercevait déjà le bout de la route, il s’enhardit jusqu’à ces mots :

— Au fait, j’ai bien autre chose à vous dire !

— En vérité ? encouragea-t-elle d’une figure vivement intéressée.

Mais un peu de gêne perçait sous son enjouement.

Il hésita un moment encore :

— C’est que… Vous serez sans doute très fâchée…

— Allez toujours, répondit-elle gaîment. Virginie a très bon caractère…

— Eh bien, dit-il d’une voix blanche, figurez-vous que Paul adore Virginie et qu’il n’ose pas le dire…

— Oui, je comprends, c’est un amoureux transi…

Mais c’était tout ce qui lui restait de raillerie. Cette fois, elle était violemment émue et son visage, que le jeune homme interrogeait avidement, était empreint d’un grand trouble.

Cependant, la route allait finir :

— Hélas, je ne puis vous répondre, murmura-t-elle enfin. Comme la triste Virginie, je dois partir. Une promesse m’appelle en Angleterre. Je serai absente pour quelque temps…

Elle sentit tressaillir le jeune homme et parut bouleversée de la subite altération de ses traits. Sans doute allait-elle lui adresser quelques douces paroles quand Michel les rejoignit :

— Hé, pressons-nous, voici le tramway !

Ils se hâtèrent sans plus rien dire jusqu’à la station. Mais au moment de monter en voiture avec ses amis et le gros de la troupe, Hippolyte se ravisa :

— Je retourne à pied, dit-il d’une voix sèche.

Et, saluant la jeune fille avec cérémonie :

— Au revoir, Mademoiselle, je vous souhaite un bon voyage…

Il se détourna brusquement et reprit le chemin de la ville à grands pas, le regard au pavé, indifférent au charme du magnifique crépuscule, l’âme étreinte d’une affreuse anxiété où perçait parfois, comme une petite lueur d’espérance, ce regard de tendre reproche que la jeune fille lui avait adressé au moment des adieux…